La police occupe le terrain, dans nos inconscients autant que dans notre quotidien, il est difficile d’y échapper tant son omniprésence fonctionne comme un rappel à l’ordre permanent. Or, en matière de communication, parler du matériel présente l’avantage de jouer sur les deux tableaux, on touche autant au sensible qu’au symbolique, on matérialise dans le réel l’autorité du gouvernement, en même temps qu’on vient nourrir des représentations déjà saturées d’images. Depuis le début de l’année 2021, de nouveaux véhicules de police (et pas que) ont été livrés dans les commissariats, une manière pour le gouvernement d'envoyer un message à la population ainsi qu'à ses précieuses forces de l'ordre. Pour La Brique, c'est l'occasion d'une rétrospective, un survol de 250 ans d'histoire pour comprendre comment s'est constituée le police moderne et comment elle évolue, bref, appréhender le problème à la racine.
Somme toute, la police dans sa forme actuelle est une invention récente. En effet, porteur d’une ambiguïté étymologique entre la polis (communauté d’habitants) et la politia (gouvernement), le terme de « police » se comprend pendant tout le Moyen-Âge comme la bonne administration de la cité, c’est-à-dire les règlements et les modes de gouvernements qui permettent d’organiser et de gérer les villes. A l’époque, la question de son application prend des formes très variées dans les moyens mis en œuvre : concrètement, les actions dîtes de police, ne bénéficient ni d’une force publique organisée, ni d’un équipement dédié, elles sont mises en place de manière pragmatique en fonction des besoins1.
Premiers coups de Karcher
A partir de la deuxième moitié du 17ème siècle, le développement progressif de l’administration qui s’accompagne d’un phénomène de territorialisation des espaces (c’est-à-dire l’organisation des espaces en fonctions de leurs spécificités économiques et stratégiques) tend à remettre en question ces conceptions de la police et à redéfinir ses prérogatives.
C’est dans ce contexte et afin de mettre au pas une ville considérée comme populeuse et dangereuse, que Nicolas de la Reynie est nommé lieutenant-général de police de Paris par un édit royal de 1667. Là où se concurrençaient jusqu’alors quatre institutions de police différentes, cette décision a pour but de mettre en place un pouvoir de police autonome et centralisé, en partie dissocié du pouvoir de justice et préservé des pressions extérieures exercées par le pouvoir économique et politique local (les bourgeois). D’autre part, on confère à la charge des missions et des prérogatives élargies qui vont de la surveillance des groupes séditieux, des « étrangers » et des lieux de perdition (auberges et autres lupanars) à la censure, en passant par la salubrité publique, le contrôle des prix, la gestion des inondations et des incendies ou encore les simples faits de délinquance.
Cette fonction de « super flic » se caractérise déjà par une certaine culture du résultat, et donc de la communication. En effet, alors que la capitale a une sinistre réputation d’insécurité à travers toute l’Europe, Nicolas de la Reynie parvient à faire installer des lanternes aux frais des bourgeois dans la plupart des rues parisiennes, mesure qui vaudra à Paris son surnom de « Ville Lumière »2.
Parallèlement, le zélé officier du roi se serait attelé à démanteler certains secteurs de la ville qui servaient de repaires à une population de mendiant.e.s, de prostituées, de tout ce que comptait Paris de marginaux, et dont la fameuse « Cour des Miracles » est l’exemple le plus connu : maisons rasées, marquage au fer rouge et envoi aux galères des supposés truands, politique d’enfermement systématique des vagabonds et autres « sans aveu »... Cette répression féroce n’empêchera pourtant pas la « Cour des Miracles » de subsister, voire de se reconstituer, puisqu’elle continue d’être mentionnée sur les plans de Paris au cours du siècle suivant.
Il faut dire que pour le pouvoir (on le dit Absolu), la capitale est le sujet de toutes les attentions car elle cristallise à la fois des enjeux économiques et politiques de premier plan et des problématiques sociales persistantes. On comprend donc sans peine qu’elle jouisse d’un statut inédit dans le royaume. Au cours du 18ème siècle, Paris apparaît alors comme le creuset d’une institution qui met en place de nouvelles méthodes et qui commence à acquérir ses caractéristiques actuelles. Tout d’abord, elle se bureaucratise, notamment avec la mise en place de procédures ou la production systématique de procès-verbaux : l’administration policière se met à produire, classer et archiver de grandes quantités de données concernant son action ou ses domaines compétences. Parallèlement, la police se spécialise en se dotant de services dédiés (bureau des mœurs, bureau des voieries…) en même temps qu’elle se professionnalise puisque ses agents se voient progressivement attribuer une rémunération régulière.
Les bourgeois aiment la police
Malgré la Révolution Française, le changement de régime n’entame en rien ce processus de structuration des forces de l’ordre qui va d’ailleurs dans le sens du jacobinisme, doctrine de l’époque révolutionnaire qui tend à organiser le pouvoir de manière centralisée et technocratique. En 1796, on décide même d’étendre le modèle parisien en instaurant des commissaires de police dans toutes les villes de plus de 5000 habitants. Il faut dire que c’est alors l’époque du Directoire qui marque l’embourgeoisement définitif de la révolution : dans la mesure où la nouvelle classe dirigeante tire son pouvoir de la propriété, il n’est pas étonnant de constater qu’elle cherche à la légitimer, sinon à la défendre par la force. Napoléon enfonce le clou avec la création des préfets qui sont désormais la courroie de transmission de L’État dans les départements, seuls détenteurs du pouvoir exécutif au niveau local. La fonction préfectorale a un tel succès qu’elle n'est jamais démentie par la suite et survit à tous les régimes politiques.
Au cours du 19ème siècle, on peut déceler l’importance qu’a prise la fonction policière dans la société grâce à l’émergence de personnages réels ou fictifs qui viennent l’incarner dans la culture populaire et la littérature. On peut citer Vidocq3, ancien bagnard devenu flic – Javert, l’inflexible condé qui harcèle Jean Valjean dans le roman Les Misérables – ou encore le gendarme des théâtres de marionnettes, régulièrement bastonné et tourné en ridicule par le facétieux Guignol… Il faut dire qu’avec l’instabilité politique et les insurrections qui caractérisent le siècle, le pouvoir espère contenir le mécontentement et la fièvre révolutionnaire, non seulement par la menace et le châtiment (en développant le bagne par exemple), mais aussi par une surveillance accrue de la population au moyen d’un sérieux réseau de mouchards, informateurs rémunérés par la police qui infiltrent des pans entiers de la société.
D’ailleurs, avec la révolution industrielle, les villes enflent, se nourrissant sans cesse du flot de miséreux qui viennent grossir les rangs des travailleur.se.s corvéables. A mesure que se développe la classe ouvrière, qu’elle se conscientise et s’organise, à mesure aussi qu’elle inquiète, les moyens humains que le pouvoir consacre pour la garder sous contrôle augmentent de manière significative. Pendant le second empire, les effectifs de la police seraient passés 5 000 à 12 000 hommes. D’ailleurs, à la chute de Napoléon III, le jeune pouvoir républicain4 qui vient de massacrer plus de 20 000 révoltés pour écraser l’expérience révolutionnaire de la Commune de Paris, ne montrera aucune velléité à réfréner ce processus de massification de la police.
Avec la IIIème République, une certaine idée de la modernité voit le jour, les progrès scientifiques et les exploits techniques font la couverture des journaux du monde entier et permettent aux nations d’en tirer du prestige. Louis Lépine, nommé préfet de police de Paris en 1893 après des émeutes dans le quartier latin, a bien compris que cette course au progrès est un bon moyen pour s’adresser à l’opinion publique. Non content de créer un concours d’invention qui porte son nom, il prend toute une série de mesures médiatiques pour inscrire la police dans cette modernité glorifiée : il crée des brigades à bicyclette, fait installer les premiers téléphones dans les commissariats…
Surtout, associé à la photographie des inculpés, il généralise les procédés anthropométriques qui permettent d’identifier (à skip sans erreur) un individu d’après ses caractéristiques physiques (empreintes digitales, mensurations…) : on espère ainsi démasquer les récidivistes qui représentent alors la moitié de la population carcérale. Avec les prémices de la reconnaissance faciale, la police entre définitivement dans l’ère de la technique.
Et la voiture fut…
Pourtant, ça ne suffit pas à étouffer la vague de banditisme qui marque ce début de 20ème siècle. En effet, à l’image de la « bande Pollet » qui terrorise la région autour d’Hazebrouck ou de la « bande à Bonnot » qui marquera longtemps les esprits, de nombreux groupes de criminels plus ou moins politisés sévissent en province. Pour la plupart, influencés par l’illégalisme anarchiste, le vol et le pillage constituent un moyen concret de redistribuer la richesse injustement confisquée par les capitalistes. Si pour certains comme Marius Jacob5, la « reprise individuelle » s’effectue davantage par l’ingéniosité que par la violence, d’autres n’hésitent pas à recourir au meurtre pour parvenir à leur fin.
Ainsi, sous couvert de lutte contre le banditisme ordinaire, Clémenceau qui est à la fois président du Conseil et ministre de l’Intérieur, crée en 1907 les brigades régionales de police mobile : rapidement équipées d’une poignée d’automobiles (ce sont alors des objets de luxe), ces fameuses « brigades du Tigre » seront surtout un outil de répression efficace contre le prolétariat révolutionnaire de l’époque.
Aujourd’hui6, quand le ministère de l’intérieur achète des voitures, ce sont plusieurs centaines de véhicules qui débarquent dans les commissariats et ces commandes font généralement le bonheur des industriels. Début 2021, pour ne froisser personne, deux constructeurs hexagonaux ont été sollicités pour renouveler une partie des 60 000 véhicules de la flotte répressive.
Le premier modèle est un SUV « PureTech » gris métallisé, aux lignes souples et aux stickers stylisés, tellement discret malgré sa carrosserie massive et surélevée qu’on ne le voit surgir qu’au dernier moment : il ressemble à un inoffensif jouet d’enfant ou à une auto-école. Deux ans après les mobilisations des gilets jaunes et un taux de détestation de la police qui atteignit des records dans une part significative de la population, nul doute que la stratégie du ministère est celle de la dédiabolisation. Pour les représentants de la force publique, c’est le plaisir d’un habitacle spacieux pour les longues heures passées à jouer sur leur portable et des rangements à foison pour stocker arsenal et munitions, ou embarquer les derniers outils électroniques à leur disposition7.
Même souci de discrétion dans le choix de petites citadines électriques (au prénom tout mignon) pour venir épauler les traditionnelles bagnoles de flic : en mode banalisée, seule la présence de fonctionnaires en uniforme8 permet alors d’identifier la maréchaussée. Avec l’argument de la transition écologique et la volonté de « verdir » le parc automobile des forces de l’ordre, on est en droit de se demander s’ils ont pensé à la compatibilité des véhicules avec le matériel policier existant et s’il est donc possible d’en recharger les batteries d’un simple coup de Taser ! Au total, ce sont plus de 1200 SUV et 1000 voiturettes électriques qui ont été commandées l’année dernière, généralement moitié-moitié entre police et gendarmerie.
En effet, si l’habit ne fait pas le moine, la bagnole en revanche fait le policier ! Impossible d’imaginer une équipe de la BAC sans sa Ford Mondeo ou sa Skoda, vitres teintées à l’arrière pour dissimuler les marmules installées sur la banquette. Néanmoins, le crâne rasé et le faciès malveillant du conducteur nous indique rapidement la nature des occupant.e.s de la puissante berline. N’y aurait-il pas d’ailleurs une corrélation inversement proportionnelle entre le nombre de chevaux sous le capot et les capacités cognitives des fonctionnaires sus-mentionnés ?
Certains jours à Lille, bien qu’aucune manifestation d’ultra-gauche, rassemblement de séditieux gilets-jaunes ou visite ministérielle ne soient prévus, on croise des bagnoles de keuf.e.s à tous les coins de rue. A bien y regarder, on constate que certaines voitures sont occupées seulement par deux agents et qu’elles se contentent de quadriller le réseau des rues et boulevards. Si elles rassurent les bourgeois et autres propriétaires qui voient d’un bon œil la présence policière, pour ceux qui subissent le système, c’est une mise en garde évidente et intempestive contre toute tentative de rébellion.
En route pour demain !
Rappelons ici que la sécurité ne signifie pas « hors de danger », elle correspond plutôt à une tranquillité d’esprit que l’on tire de l’impression d’être protégé. Pour l’Etat, souhaitant maintenir un certain ordre social et justifier sa propre existence, l’enjeu est pourtant de rendre palpable ce sentiment de sécurité et de le matérialiser dans la vie quotidienne de la population qu’il prétend administrer9. Or, depuis la généralisation des discours sécuritaires au 21ème siècle et des politiques qui en ont découlé, on remarque une surenchère permanente dans la propagande policière, tant dans la mise en scène (relayée par les chaînes d’info continue et les pseudos reportages criminalisant les banlieusard·es) que dans les moyens techniques et matériels mis en œuvre par le pouvoir : montagnes de grenades lacrymogènes à Notre-Dame-des-Landes, retour des brigades à cheval et de simili-voltigeurs à moto pendant les manifs, déploiements tous azimuts dans les quartiers populaires, acquisition d’engins en tout genre...
De la même manière, dans ce contexte d’états d’urgence permanents et/ou successifs, des soldats en armes sont déployés en ville dans le cadre du plan Vigipirate, déambulant parmi les piétons avec leurs fusils mitrailleurs : cela fait plus de 10 ans que leur présence tend à nous faire accepter l’idée d’une militarisation de l’espace public. Pourtant, lorsque les militaires patrouillaient en voiture dans les rues, c’était au volant de Kangoos familiales qui venaient atténuer l’aspect guerrier d’un tel dispositif. Ce n’est plus le cas depuis l’année dernière, avec l’arrivée de véhicules nettement plus tape-à-l’œil et à la posture dissuasive assumée. Ces 4x4 au châssis américain, initialement fabriqués pour le marché Thaïlandais, passeraient presque pour des véhicules blindés (ce qui n’est pas le cas) grâce aux peintures mates, coloris marron ou camouflage, qu’on a eu la bonne idée d’appliquer sur la carrosserie. Même si leur usage n’est pas adapté aux zones de guerre, ni pour les « conflits de haute intensité », leur allure martiale impressionne.
Ainsi, lorsqu’un matin de printemps 2021, on croise deux de ces véhicules en convoi à travers Annœullin, on s’interroge, on cherche les cibles potentielles ou les sites sensibles à défendre dans cette petite commune tranquille de l’extrême sud rural de la Métropole. Et puis on comprend, et on se dit : « Tiens ? Il y a une guerre qui se prépare... »
Mike Hammer
Dessin : Je signe ici ?
1. Paolo NAPOLI, Naissance de la police moderne. Pouvoirs, normes, société. Paris, Edition de la Découverte, 2003
2. Si les questions de lumières urbaines vous intéressent, vous pouvez toujours consulter l’étincelante saga de l’été 2019
3. Précurseur de la « sociale-trahison », reniant sans vergogne son passé de bagnard et se servit même de sa connaissance des milieux criminels pour mieux faire tomber ses anciens camarades.
4. Je hais Versailles et les versaillais !
5. Il inspirera l’écrivain Gaston Leroux pour la création du personnage d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur
6. Entre temps, le régime de Vichy/Pétain créa, le 23 avril 1941, la Police Nationale jetant les bases de l’organisation policière actuelle.
7. On pourrait citer l’IMSI-catcher, appareil qui tient dans une (grosse) valise et qui permet d’accéder aux communications des téléphones portables en se faisant passer pour une antenne-relais. Selon Médiapart, il aurait été utilisé à Bure contre des militants anti-nucléaires, tandis que l’Express nous explique en mai 2021 que Jean Castex a donné son accord pour passer de 60 à 100 appareils répartis entre les différents services, de la douane à la DGSI, en passant par l’administration pénitentiaire…
8. Habillés par Balenciaga depuis le début 2003, Macron a promis que les keufs auraient bientôt un nouveau « polo modernisé » et un calot à la place de la casquette, « 2003- Balenciaga habille la police » INA, 14 septembre 2021.
9. Même logique de rendre mesurable l’action de la police dans les politiques du chiffre mises en place sous Sarkozy