Lundi 20 mars, 18h, la place de la République a été le théâtre d’une répression d’envergure. "Théâtre", au sens propre comme au sens figuré : vous avez ici un dispositif scénique orchestré par la préfecture de Lille comme prolongement d’une répression attendue et voulue par l’exécutif. Que dire d’autre qu’un théâtre ? Un vaste espace carré, le public martyr en son centre, les acteurs qui entrent et sortent de la scène. Pendant près de trois heures, la foule était comme une balle de ping-pong entre les cordons de flics. Lesquels ont pu jouer à loisir leur partition punitive.
Le peuple-acteur a été surpris et a tenté tant bien que mal de réciter son texte. Plus de slogans qui tiennent, plus de pancarte, juste une scène désolante de gens qui cherchaient à fuir les charges et la nuée des gaz lacrymogènes. Pourtant, en véritable République c’est de la volonté du peuple que tout devrait normalement découler et qui plus est, sur le parvis des Droits de l’Homme. Les septs premières manifestations étaient massives, c’est à la huitième que ça part en zbeul.
Ces derniers temps le message de l’exécutif est clair, on a juste le droit de se taire. Au parlement à coup de 49-3, à la télévision à coup d’éditos foireux... À Matignon, les « négociations » syndicales sont justes là pour montrer qu’il n’y aura pas de « dialogue social ». Dans la rue aussi, on a le droit de se taire. Une fois de plus, on peut craindre pour les libertés publiques, cet idéal qui devrait constituer une ligne infranchissable dans tous les esprits. Il est pourtant des esprits, atteints par le cynisme que rien n’arrête.
La Macronie dans sa mauvaise foi, dans sa déformation du réel, continue dans son entêtement pervers à justifier l’injuste. Face à « ceux qui ne sont rien » (comme dirait Macron, lequel leur fait bien comprendre !), le gouvernement tente même de jouer l’incompris, tandis qu’il abreuve toujours un peu plus l’espace médiatique et politique de ses ignobles éléments de langage. Et que fait-on à une « foule » « extrémiste », qui ne « condamne » pas « les violences » qu’il y aurait dans ses rangs ? On la mate ! La Ligue des Droits de l’Homme de Lille s’illustre remarquablement pour souligner ce qu’on peine à nommer « dérives » tant elles sont conduites et maîtrisées :
« Ce soir à Lille, un maintien de l’ordre qui tient de l’escalade de la violence plus que de l’inverse.
Des pratiques illégales qui sonnent comme des provocations après la déception liée à l’échec du 49.3 : nasse, tirs de lacrymo dans la foule à hauteur des têtes, aucune sommation.
La foule, toujours largement pacifique, désorientée face à l’incohérence et la brutalité dans les nuages de lacrymo. Première tentative de la foule pour s’élancer rue Inkermann: gazage immédiat et disproportionné.
Puis finalement les FDO [forces de l’ordre] ouvrent le passage. Le cortège s’élance, bloqué brutalement au bout de 100 m par de nouveaux tirs de lacrymo dans la foule. Incompréhensible. Créer la confusion pour générer le désordre. »
En effet, la population de Lille et des alentours mobilisée contre la réforme fait preuve de retenue depuis le début du mouvement, ne voulant pas donner aux policiers et à la préfecture des raisons de la réprimer. C’est bien les mauvaises surprises organisées par les forces préfectorales, la police, qui enveniment la situation. Le soir même du 49-3, le jeudi 16 mars 2023, la gestion de la manifestation donne déjà un avant-goût de ce nous attend. La LDH, toujours, signait dans son communiqué :
« Dès la place du théâtre Sébastopol, ils ont encerclé le cortège, sans laisser d’issue possible. Le cortège a été ensuite systématiquement scindé, désorienté, dirigé vers des rues étroites devenant dangereuses pour la foule. Ensuite, sans sommations, des tirs de lacrymogène directement au cœur de la foule ont généré des mouvements de panique.
Enfin, nous avons assisté à une violente charge rue d’Alger contre les jeunes
militants, qui n’avaient ni provoqué, ni jeté de projectiles, ni allumé de flambeaux, ni interpellé directement les agents de police.
La section LDH Lille, juste devant ce cortège, a assisté à la charge. Nous avons interpellé les agents des forces de l’ordre, poliment, et nous nous sommes entendu répondre « Porte plainte connard ! ».
Des manifestants ont été brutalisés, frappés ; certains, réfugiés dans un hall d’immeuble pour se protéger des charges, ont été traînés par les cheveux et molestés.
Ces jeunes citoyens sont aujourd’hui pour plusieurs d’entre eux blessés (contusions nécessitant des points de suture), pour beaucoup fragilisés comme nous par les gaz lacrymogènes. Mais surtout comme tous les manifestants choqués, abasourdis et en colère. »
Leclerc, arrête ton char !
Ajoutons ce drôle de fait qui s’est déroulé, quelques minutes après les maltraitances policières dénoncées par la LDH. Boulevard Montebello, la foule repoussée toujours plus loin dans les quartiers populaires trouve une occasion pour s’extraire d’un parcours que la police improvise au fur et à mesure. Une foule compacte, rapide, chantante et joyeuse s’élance dans ce boulevard. Devant nous, place Cormontaigne, une ligne de policier en sous-nombre nous fait face. Elle se replie vers la rue d’Isly et sort totalement de notre champ de vision.
La foule s’élance de plus belle, des cris de joie éclatent. D’autres colonnes de police suivent derrière, la foule devant ne le sait pas. Un instant, on se dit qu’on va pouvoir défiler et crier à la ville entière notre indignation encore chaude du passage en force d’Élisabeth Borne. Sauf que… Les mêmes qui s’étaient repliés se redéploient au dernier moment et referment le piège.
Tout le monde est gazé, on ne sait pas où partir. Dans la désorientation beaucoup de gens courent, certain.es sonnent aux portes. Profitant du désordre, la police charge une foule plus que vulnérable, y-avait-il eu sommation ? Comment aurions-nous pu de toute façon nous disperser ?
Le cœur de la gestion par le préfet Georges-François Leclerc est là : celle du guet-apens et de la feinte. Que penser de ce vrai-faux retrait des forces de l’ordre, si ce n’est qu’il était orchestré pour attirer dans un sens une foule largement inexpérimentée pour mieux la latter ? Voilà la direction d’acteur, voilà la mise en scène dont il faudra se méfier. D’ailleurs, le maire LR d’Aulnay-sous-Bois, un certain Bruno Beschizza qui l’a côtoyé alors qu’il était encore préfet de Seine-Saint-Denis, confirme cette analyse à son sujet: « Il aime la mise en scène. Il vous appelle pour vous engueuler, mais il fait son boulot de service après-vente du gouvernement (1). » Surtout quand le gouvernement patauge dans une logique répressive.
Auparavant préfet des Alpes-Maritimes de 2016 à 2019, Leclerc s’illustre notamment par son zèle infâme à traquer les exilé.es/migrant.es sur la frontière franco-italienne et par son usage décomplexé du « délit de solidarité » à l’encontre de personnes qui tentent de leur porter secours, comme l’agriculteur Cédric Herrou et d’autres. Fin mars 2019, les ordres qu’il donne au cours d’une manifestation de gilets jaunes à Nice entraîne la dispersion violente d’un rassemblement plutôt paisible. Geneviève Legay, une dame de 73 ans, est gravement blessée (2) au cours de la charge, elle témoignera avoir été projetée au sol par un policier, lequel exprimera plus tard des regrets dans une interview à Nice-Matin tout en indiquant avoir agi sur ordre. Leclerc sera muté en Seine Saint-Denis dès le mois suivant et avant la fin de l’enquête.
À Lille, cette scénographie s’est encore déroulée 4 jours plus tard, le soir du lundi 20 mars, juste après le ratage de la motion de censure. C’est la politique du traquenard ! La nuit est tombée, nous sommes depuis déjà un long moment dans les mailles du dispositif de la place de la République. Nous avons essuyé plusieurs salves de gaz lacrymogène, une ouverture semble se faire par la rue Inkerman lorsque le cordon de CRS qui bouche la rue se replie. Un cortège s’y engouffre.
À peine lancé.es, les CRS reforment le cordon. Nous sommes encerclé.es, il n’y a plus qu’à balancer la sauce. La foule suffoque, la bousculade est générale. Un habitant ouvre une porte. Une trentaine de personnes se réfugient dans un hall d’immeuble au numéro 2, plusieurs flics en civil et néanmoins casqués martèlent la porte, ils aboient, mettent la pression. Rien ne semble les arrêter, l’affaire dure dix minutes, les gens à l’intérieur sont terrorisé.es. Les assiégié.es ont tenu bon.
Si la police peut s’enorgueillir d’avoir bien obéi aux ordres, une piqûre de rappel est plus que nécessaire : les nasses sont illégales, le numéro de Référentiel des Identités et de l’Organisation (le fameux RIO) est obligatoire, on n’intimide pas les journalistes, on ne lance pas de grenade à hauteur de tête, on ne tire pas sans sommation… etc… etc… La liste est longue. À la vue des images dans les autres villes de France, ce qui est frappant (c’est le cas de le dire), c’est la simultanéité d’une « doctrine » brutale de gestion des masses et les dérapages permanents qui l’accompagnent.
Le ton(fa) est donné
Cette soirée du 20 mars ressemble à un entraînement, à un bizutage gratuit visant à nous dissuader, nous les manifestants, de nous exprimer et de crier pour la défense de nos conquis sociaux, à laquelle il faut désormais ajouter la défense de nos libertés publiques et nos droits humains. Pour le moment, la police exécute ce qui semble être de nouvelles règles et elle s’en arrange bien. Il n’y a qu’à faire entrer en scène, tantôt telle cohorte, tantôt telle brigade, d’y balancer à intervalles réguliers des bombes de gaz lacrymo, quelques grenades de désencerclement, d’y matraquer un coup par-ci, un coup par-là, pour user la foule, la désorienter, l’humilier. Seuls les esprits hostiles au mouvement social et à l’expression démocratique peuvent se réjouir de ces tristes scènes. C’est un théâtre de Guignol où c’est le marionnettiste qui a une tête en bois !
Quelques autres nouveautés sont à signaler par rapport aux précédents mouvements sociaux. Nous avons un tout nouveau canon à eau et la préfecture n’a pas eu peur de s’en servir. Les motos semblent être aussi un élément de cadrage beaucoup plus utilisé que jadis, puisque nous avons observés beaucoup de contrôles musclés sur de petits groupes à l’écart des manifestations. Les mêmes qui ont commis le gazage du bar L’Ecart le 23 mars en fin de manif.
Enfin, lorsque les flics remballent, c’est toutes sirènes hurlantes que les fourgons remontent la rue des Postes et regagnent leur QG, comme pour bien faire comprendre qui est le chef aux pauvres de Wazemmes. Les grilles Vauban sont depuis longtemps un élément urbain quasiment vissé au sol : c’est plus qu’un symbole qui nous empêche d’accéder à l’amphithéâtre de la station République Beaux-Arts ! Sur cette place haussmannienne, dont l’ancien nom était tout de même Place Napoléon III, on semble renouer avec une tradition d’antan, le maintien de l’ordre social.
La police a agi avec facilité parce qu’elle domine le cadre qu’elle nous fixe. Que se passera-t-il lorsque nous déciderons d’éviter d’être captifs du regard insolent des canons à eau ? L’escalade dans laquelle nous pousse le préfet et le pouvoir ne prédit rien de bon. Le ministre Darmanin gesticule, parle de « bordelisation », justifie la répression et les bléssé.es tout en minimisant les victimes. Ce furieux ministre tente même de discréditer la Ligue des Droits de l’Homme dont l'intégrité est plus quereconnue. Sachez que vous avez le droit de vous protéger, il n’est pas illégal de porter un masque FFP2, il n’est pas illégal d’avoir des lunettes de piscine sur soi. Demandez un avocat systématiquement si vous êtes arrêtés. Protégez-vous, tenez vos distances sur les fous de l’ordre, préférez les coins de rue aux longues allées, gardez toujours à l’œil une porte de sortie.
Harry Cover
1. Le Parisien, "Georges-François Leclerc, le préfet de droite qui a conquis les élus de Seine-Saint-Denis", par Gwenaël Bourdon, le 19 juillet 2021.
2. Hémorragie, fracture du crâne, côtes cassées, fracture du coccyx. L’imbroglio sur cette affaire est de bout en bout rocambolesque, la version de la préfecture étant remise en cause à chaque fois par la preuve : ce sont bien les forces de police qui ont commis les blessures de la militante qui arborait un drapeau « Paix ». E. Macron avait souhaité « un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse » à Mme Legay.