On n'y prête pas toujours attention, mais les éclairages qui parsèment Lille sont soigneusement pensés et leur organisation savamment réfléchie. On parle dès lors de ''Plans Lumière'' sur plusieurs années. Pourtant, derrière le remplacement de technologies d'éclairage obsolètes et coûteuses, ce n'est pas seulement l'énergie consommée que l'on cherche à contrôler, mais aussi la nôtre, et la façon dont nous ''circulons'', occasionnels habitant.es de la nuit. La Brique vous propose donc de sortir, pour une virée nocturne. Premier épisode où, même la nuit, tous les chats sont loin d'être gris. On apercevra sous la pénombre s'affronter des critères comme économies d'énergie, de budget, exigence ''écologique'', embellissement, mise en valeur, repérage, et, last but not least, de sécurité.
Depuis la stratosphère, il est facile de repérer la métropole lilloise : Lille se place dans le coin sud-ouest d'une gigantesque zone lumineuse continue – la plus vaste d'Europe - qui recouvre les Pays-bas et la Belgique. Mais l’atterrissage effecué, si on lève les yeux vers le ciel, on n'aperçoit plus qu'un halo de luminance jaunâtre, un brouillard empêchant même de distinguer une patte à la Grande Ourse.
La prise de conscience des effets néfastes de la pollution lumineuse ne date pas d'hier. La lumière artificielle a des effets inattendus sur de nombreuses espèces animales. Notamment les humains. On finit donc par se douter vaguement, qu'éclairer le ciel n'était pas qu'une bonne idée : énergie vers le néant, égale aujourd'hui gabegie écologique et pognon dingue, balancés vers les étoiles qui n'en demandaient pas tant.
Alors pour fuir cet horizon brumeux, prenons la route, bordée de rangées de lampadaires alignés. La ville nous fabrique, lentement mais sûrement, différentes ambiances nocturnes selon les coins où l'on nous indique qu'il serait bon d'aller traîner nos guêtres, ou de « circuler », car il n'y aurait « rien à voir ». Le premier « Plan Lumière » à Lille date de 2004, à l'époque où chaque métropole adopte son agenda XXI, où ''l'écologie'' est le moyen de dégager des marges substantielles. Réaliser des économies de voltage à l'échelle d'une ville où l'éclairage vaut 3,3 millions d'euros. Par le remplacement des équipements, la mairie espérait réduire de 22% sa consommation. Mais la hausse du coût de l'énergie a plus qu'absorbé les économies budgétaires. Car Lille s'est équipée de 2000 lampes de plus. Du coup, vue de partout, la ''pollution'' lumineuse n'a jamais été aussi forte, nimbant la ''métropole'' qui, ouais, ''brille au firmament''.
Pollution ou attraction
L'obsession contemporaine se dessine précisément dans ces dispositifs lumineux. En flânant dans le Vieux-Lille, jadis si ''mal famé'', on est aujourd'hui ''séduit'', nul n'en doute, par ces loupiotes en fer forgé, qui surlignent et ''surfacent'' de rouge, de mauve, voûtes, toits, bâtiments typiques, ''flamands''.
Grand'Place, une compétition de mapping a ''lieu''. Clips saccadés à pleine puissance, projetés sur la façade de la Vieille Bourse. On croirait que les basses de la sono font littéralement vibrer le bâtiment vieillot qui tantôt s'enflamme, tantôt menace de se liquéfier. Jusqu'à ce que... sautent les plombs, décrochant subitement les spectateurs hagards de leur persistance rétinienne, et dont le regard reprend son cours.
Continuons de marcher. Rue nationale, des vitrines allumées toute la nuit, garnies d'écrans, crachent leurs exhortations à la consommation jusqu'au cœur de la nuit. Pourtant, depuis le 1er juillet, l'allumage nocturne des magasins est interdit. Une mesure du fameux ''Grenelle de l'Environnement'' de 2012. Il a fallut six ans pour se décider à réduire cette pollution, tant lumineuse que cérébrale. Mais bien sûr, les panneaux publicitaires, suçettes, écrans géants en LED, enseignes et malins logos continuent, eux, de plaquer leur agressivité blafarde au cœur et à la rétine des noctambules.
À mesure que l'on sort de l'hypercentre, c'est l'humeur que la lumière modifie. D'une invitation à la balade, avec mise en valeur des pavés z'et des briques, on passe à une lumière directive. Rue des Postes, rue Solférino, un alignement implacable de LED blanches invite à ne pas s'attarder, malgré l'appel des néons, le vert des bars à l'irlandaise, le bleu ''lounge''. Ces diodes-réverbères vous envoient un flash sur-brillant qui se répand jusque dans les recoins, surexposant les yeux aux troubles maculaires (voir encadré), et les rues à n'y voir plus aucune ombre. Circulez, et souriez pour la caméra ! La sur-exposition d'aujourd'hui s'étant ouverte avec l'ère de la vidéosurveillance.
Un peu plus loin, rue Inkermann, un filtre a été scotché sur un lampadaire par les clients d'une terrasse. Pas question de se griller une clope et les yeux en même temps. Un pied de nez aux « plans lumière » gérés par Bouygues puis par Véolia et Engie. Première mesure : suppression de ces 1 740 aberrantes ''lampes-boules'' (celles qui éclairent le ciel) et remplacement de plus de 6 000 luminaires « par des matériels plus performants. (…) 69 courées (îlots dans les quartiers industriels) ont été réhabilitées grâce à une ingénierie ''lumière'' spécifique et originale ». L’argument économique semble primer plus que sur l’argument environnemental. ''Optimisation des dépenses de fonctionnement'', ''contrat global performantiel'', ''impact organisation maintenance''. Merci la technocratie, de ta science. Côté ciel, force est de constater que la pollution n'a pas diminué, au contraire, et côté cour, les gens sont contents, de se voir ainsi réhabilités.
Les LED à l'aide
La diode est à la mode. Mais tout s'est enlaidi. Les phares des voitures chères aveuglent même de jour, les écrans scintillent. Petit à petit, les lampes à filament, productrices de chaleur, ont été remplacées par la lumière électronique, plus... clinique. Mais si elle consomme moins, son intensité est plus forte. Rue Solférino par exemple, les diodes installées diffusent un spectre lumineux qui tire vers le bleu.
Dans son livre, justement intitulé La nuit, vivre sans témoin, le philosophe Michael Foessel critique sans nuance cette lumière. « Dans les espaces aseptisés qu’elle irradie, rien d’inattendu ne peut advenir ». La qualifiant d’ ''intrusive'', il juge cette lumière « incriminée dans la mise en place du capitalisme 24/7 ». « Blafarde et sécuritaire », cette lumière « sans ombre » change la tonalité sociale de la rue, jadis plus propice aux déambulations.
Dans toutes les grandes ''artères'' de la ville, Postes, Liberté, V. Hugo, Montebello, idem : tracez. Un ''axe'' tranche pourtant radicalement : les ampoules sont encore jaunes rue B. Delespaul. Et avec la disparition du jaune, ce sont autant de tranches de vie sociale singulières qui s'évanouissent. Pour Foessel, « la nuit est le lieu [sic] propice aux expériences égalitaires […], le regard cesse de fonctionner de manière exclusive comme un instrument de discrimination ». Loin du répit des campagnes, nos rues s'adaptent aux yeux des caméras, ces appendices à ''l'inspection'' policière. La rue n’est plus un lieu de rencontre, fortuite, de flânerie. Moins qu'un temps, la nuit devient un espace... où il ne se passe plus rien. On se croise et on s'évite du regard.
Revenons à nos LED : rue de Cambrai, pas l'ombre d'un chien. La rue prépare l'entrée dans le nouveau ''quartier'', derrière l'hydre ''Saint-Sauveur''. Blocs de béton néo-bariolés, trottoirs larges et vides, la part belle est laissée au déplacement automobile. C'est désert. Dans l'indifférence de la lumière, game over boulevard Hoover.
Pourtant des alternatives existent. LED dorées ou ambrées... bien moins nocives. Ça et là, on espère qu'au moins elles serviront la petite faune du pourtour de la Citadelle (la vraie, NDLR), moucherons, papillons, chauves-souris. La mairie choisit les faunes qu’elle daigne bien protéger. Fêtard.es, noctambules et drôles d'oiseaux de nuit sont prié.es de rester dans les intérieurs.
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Michaël Foessel, La Nuit, vivre sans témoin, autrement, 2017, 166 pages, 14,90€.
On est dans le flou ! L'envahissement des LED n'est pas sans conséquences. En 2017, l'Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail (ANSES) alerte sur l’usage des bleues. Pour faire court, nos yeux sont équipés de récepteurs adaptés aux longueurs d’ondes existantes dans les lumières naturelles. Le spectre lumineux diffusé par les LED est nocif pour nos yeux, en particulier ceux des aîné.es et des enfants. Les scientifiques ont établi des signes d'altération de la rétine « moindres mais similaires à ceux observés sous forte exposition ». Ajoutons encore les nombreuses alertes de l’Association pour la Protection du Ciel et de l'Environnement Nocturnes (ANPCEN) : durée de vie non vérifiée, bilan environnemental médiocre et appel à la « plus grande prudence aux décideurs publics » depuis 2016. |
Harry Cover, avec les précieux* concours de Samuele H.Bertoni et Picrate
Dessin : Clément