En 2008, La Piscine de Roubaix annonce accueillir l’atelier du sculpteur controversé Henri Bouchard comme exposition permanente. Modeste, dessinateur graveur travaillant à Roubaix depuis 25 ans grince des dents. Lors de la rédaction du dernier numéro de La Brique, il publie un article « Un artiste hitlérien débarque à la Piscine de Roubaix » où il évoque les manœuvres politiques dans ce choix pseudo-artistique. Dans les coulisses, il subit une répression inexpliquée et inexplicable des autorités qui se sentent visiblement menacées par ces contestations. Une semaine avant le vernissage de l’expo, deux flics se pointent chez lui… pour le dissuader de parler.
Depuis 2008, Modeste produit une série d’articles dénonçant la volonté du musée La Piscine de Roubaix d’installer l’atelier de Bouchard1. Les preuves des convictions pronazies du sculpteur ne sont plus à faire, mais cela semble secondaire pour les conservateurs, arguant de la pluralité des arts… et des industriels du cru. Pour rappel, c’est en tant que membre de la Corporation des arts graphiques et plastiques dans les années 1940 qu’il impose l’aryanisation des galeries tenues par des juif.ves. Rien que ça ! Le patrimoine célébré ne reflète tout au plus que les valeurs bourgeoises des héritier.es industriel.les textiles du Nord. Esthétiquement, son œuvre transpire les ressorts idéologiques d’une classe sociale dominante : soumission par le travail, acceptation d’un ordre social de droit divin, etc. La valorisation de cet héritage culturel n’a rien de neutre : elle prend place à Roubaix, au sein d’une politique culturelle élitiste et coupée des réalités locales. Ce positionnement public et assumé de Modeste a l’effet d’une bombe dans le milieu culturel Roubaisien. En février 2018, il se voit par ailleurs discrètement évincé de l’exposition « Souvenir de Roubaix » à laquelle il devait participer.2
Allo Roger ?
On passe pour des abrutis La mise en ligne de son dernier article le 18 octobre 2018 suscite la riposte des intéressé.s, par voie répressive. Début des festivités : deux agents se pointent à son atelier Chez Rita, rassemblant divers artistes. Pas de bol, Modeste est absent : c’est la présidente de l’association et un autre artiste qui les accueillent. Après une introduction plus que comique : « On connaît très bien Modeste, on adore son travail » et « Il y'a eu des tags anti-Bouchard dans la ville, on sait bien que Modeste vaut mieux que ça ! ». Ils exigent un moyen de le contacter, que personne ne donne évidemment. Ils repartent bredouille mais laissent un numéro de téléphone en faisant promettre à ses ami.es de le communiquer dès que possible à Modeste. Le keuf en question : Nicolas Fehring, un RG bien connu des étudiant.es et de tout.e manifestant.e qui se respecte (lol). Sa vision des politiques sécuritaires est de notoriété publique3. Pas de mandat, une visite qui semble presque amicale… si ce n’est qu’elle pue l’intimidation. C’est bien hors des sentiers légaux qu’il se serait aventuré Chez Rita pour conseiller de ne pas trop faire de vagues. Que signifient exactement ces conseils avisés ? Difficile d’en connaître les réelles motivations, mais l’affaire est sensible, car les autorités n’en restent pas là.
La DGSE déploie tous les moyens
Le lendemain, l’association Chez Rita reçoit un coup de téléphone des keufs : si Modeste tient à écrire sur le sujet, tout est « arrangé », il n’a qu’à contacter M. Grosclaude, journaliste de La Voix du Nord. Modeste s’empresse de creuser cette filiation improbable entre RG et journaliste. Au téléphone, celui-ci nie tout arrangement et toute relation avec la police. La « conversation de sourd » s’arrête là. Trois jours plus tard, les flics se pointent sur son lieu de travail, un établissement public où il anime des ateliers. La structure refusant de transmettre ses coordonnées, ils repartiront encore penauts. Mauvaise surprise pour Modeste « Ils n'ont pas justifié leur venue, on pouvait s’imaginer n’importe quoi, que j’étais poursuivi pour des trucs graves ! ». Ces quelques coups de pression n’ont pas l’effet désiré. Les collègues de Modeste s’indignent: « Tout ça pour ça ? » « Ils ont pas autre chose à foutre ? ». Cela tourne au ridicule. Ils finiront par remonter jusqu’à la directrice des ressources humaines de l’établissement avec une assignation pour enfin obtenir son numéro de téléphone.
Un.e bon.ne artiste est un.e artiste qui ne pense pas
Toutefois, l’absurdité de cette situation révèle plusieurs choses. La porosité des élites locales avec la police existe de fait. D’une part, la précarité matérielle des artistes indépendant.es en fait des cibles privilégiées car particulièrement fragiles. Modeste précise: « cela aurait pu nuire à ma notoriété, à la confiance établei entre moi et l’établissement avec lequel je travaille depuis plus de dix ans. Je travaille sous forme de contrats de vacation, ils auraient pu me révoquer immédiatement ». D’autre part, il est sidérant de constater qu’un positionnement éthique, politique de Modeste dans le cadre de son travail et de sa libre expression d’artiste se transforme en affaire de sécurité intérieure. Et si, pour le prochain numéro, on organisait une pyjama-party avec les keufs à La Brique ? Histoire de choisir nos sujets, notre ligne politique, et puis nos sources pendant qu’on y est ? Santé Fehring !
Olive
1. Voir La Brique, « Le musée de la Piscine : un certain goût pour Vichy (1/3) », n°26, mars-avril 2011 ; « La Piscine de Roubaix, un musée divin (2/3) », n°27, mai-juin 2011 ; « La Piscine de Roubaix : l’art de réécrire l’Histoire (3/3) », n°28, juillet-août 2011.
2. Février 2018 : Modeste présente ses dessins à la maison des modes dans le cadre de l’expo « Souvenir de Roubaix ». L’œuvre présentée : une carte postale invitant à questionner la venue de Bouchard à la Piscine. Cela provoque le malaise, surtout chez l’organisateur Loic Trinel, qui ne manque pas de lui faire remarquer. Alors que l’exposition est transférée à l’office du tourisme comme convenu, son œuvre lui est renvoyée fissa, sans explication. Modeste démarche la mairie, la direction de l’office ainsi que M. Trinel afin d'en connaître les motivations. Visiblement, il n’y en a pas ou du moins aucune de politiquement correcte : l’organisateur lui fait savoir que finalement, il est autorisé à venir déposer son œuvre. Disposée dans un coin de la pièce, en retrait, l’affaire s’arrête là.
3. Voir La Brique, « Poulet grillé », n°49, hiver 2016.