Cargill destruction programmée

usine rougeL'usine d'amidonnerie Cargill Haubourdin est toujours en cours de Plan de « sauvegarde » de l'emploi (PSE). Sur 325 employé.es, le PSE demandait 186 licenciements en novembre 2019. La « revalorisation » du site, validée par la DIRECCTE1, permet finalement 128 licenciements. À la fin du PSE, il restera moins de 200 salarié.es, alors que l’usine en comptait plus de 500 lorsque Cargill a racheté l’usine en 2002 et 800 dans les années 80. Une banqueroute organisée ?

Jusque là, 87 licenciements (pour motif « économique ») ont été prononcés : il s'agit de départs contraints et de départs volontaires. En début de mandat, les délégué.es syndicaux de la CGT étaient 17. Aujourd’hui, il n'en reste que 3, dont un qui part à la retraite dans 3 ans et un autre qui a des soucis de santé. Les survivant.es craignent la disparition de ce syndicat dans l'usine, alors que c'était l'une des premières sections CGT créée au sortir de la guerre en France. Tout est fait pour tuer la contestation sociale au sein de l'usine et éloigner les salarié.es du syndicalisme2.

Construire le déficit tout en restant n°1

En 2016, un premier PSE a lieu. Il devait supprimer 26 postes dans le cadre d'une externalisation des services support : service paye, commerciaux, contrôle transport logistique. Pour Dorian, délégué syndical : « Les grosses multinationales fonctionnent toutes pareil : notre service paye est désormais en partie en Bulgarie, et une partie est faite en Bretagne. Nos fiches de paye sont imprimées en Pologne et envoyées chez nous, alors qu’avant c’était le bâtiment juste à côté de nous. » Un saucissonnage digne des liquidations successives des nombreuses entreprises industrielles de la région (Goodyear, Bridgestone…). Selon les élu.es en interne, rien n'est fait pour que l’usine fonctionne correctement. D’une part, les camions n’approvisionnent pas l'usine comme ils le devraient. Dorian, secrétaire de la CGT Cargill Haubourdin, y voit un dysfonctionnement organisé : « Des postes de réception de l’approvisionnement ne sont pas occupés car les travailleurs sont en arrêt, alors que des camions, pleins, sont garés à deux rues d’ici, sans pouvoir venir livrer. » L’emploi des camions pour l’approvisionnement est d’ailleurs récent. Jusqu’alors, l’importante infrastructure de frêt et le canal de la Deûle, au pied de l'usine, permettaient l’arrivée de maïs. On pourrait presque croire que c’est fait exprès.

D’autre part, à mesure que le nombre de salarié.es en interne diminue, plusieurs services permettant le fonctionnement de l’usine sont réalisés par un sous-traitant. Dorian décrit le travail effectué par l’entreprise qui gère désormais l’accueil : « Il y a de jeunes travailleuses hôtesses d’accueil qui ont des conditions de travail pitoyables [et illégales] : non-respect des 11 heures de coupure entre deux temps travaillés, et 12 heures parfois dépassées dans la même journée. Voilà ce que Cargill prend comme entreprise extérieure pour remplacer les salarié.es de Cargill ». L’augmentation du nombre de contractuel.les et de sous-traitants est aussi une manière de tuer la contestation tout en produisant moins d'attachement des travailleur.ses à leur outil de travail. Sollicité par le Conseil social et économique (CSE) de l'entreprise, le cabinet d'expertise du travail Alter3 analyse cette situation d’un œil inquiet : « On s’attend à une annonce de la direction qui dirait qu’elle n’a pas pu faire ce qu’elle voulait pour tout un tas de facteurs [covid, "difficultés" économiques] et notamment que les salarié.es ne veulent pas jouer le jeu alors que tout ça est savamment orchestré. » Selon ce cabinet, c’est l’usine toute entière qui pourrait fermer ses portes dans les prochaines années.

 Flicage permanent : face cachée de la misère ouvrière

Jean-Luc, un autre élu CGT explique que « 30% des personnes sont en arrêt maladie ou en accident de travail. C’est énorme sur ce qu’il reste de la population active à l’intérieur. Cela a des répercussions sur les personnes qui restent, rappelées intempestivement pendant leur repos. Il y a une pression quand on ne veut pas faire de remplacement d’un collègue, des menaces de sanctions et on montre du doigt les gens qui ne coopèrent pas, mis au ban des accusés. C’est de pire en pire. Il y a un gros mal-être. Les heures de remplacement valorisées (dimanche ou heures supp’) ne sont pas effectuées, parce que les gens préfèrent rester chez eux ». On comprend mieux la difficulté d’approvisionnement évoquée précédemment. Cargill ne fait rien pour améliorer les conditions de travail de ses employé.es. La direction choisit même d’investir dans des dispositifs qui les dégradent. 

Le cabinet Alter « constate auprès des élu.es et des salarié.es une montée en puissance de la répression, des actions de l’employeur pour mettre en place des mesures de contrôle. » Les conditions de travail se sont empirées depuis l'annonce du PSE. Dorian décrit : « Il y a 10 fois plus de caméras, des barbelés en veux-tu en voilà tout autour de l’usine, des portes avec des badges… C’est incroyable. » L'affichage syndical, au contraire, a vu sa surface divisée par deux. Jean-Luc poursuit : « Le nombre de vigiles diminue mais ils compensent par les caméras. Il y a des détecteurs à chaque porte. On n’est plus libres d’entrer et sortir des différents bâtiments. On est vraiment pisté.es à la seconde près. Ils ont toute la traçabilité pour savoir à quelle heure l’opérateur est passé et à quelle porte. »

Selon Alter, la direction ne met pas en place d'actions correctives lorsqu'elle est mise devant le fait accompli. Pour éviter ses obligations légales, « la direction charge à fond les indicateurs, y compris les indicateurs sécurité, ainsi que les résultats du travail sur un poste donné ». Mais les conséquences, elles, sont réelles, comme le dit Dorian : « On a relevé deux accidents du travail qui sont des accidents de trajets. Cela montre une fatigue, une usure des salarié.es. La direction leur demande de venir en formation en plus de leurs 8 heures de travail. Ils reposent tout sur l'aspect humain ou comportemental des salarié.es : un manquement de sécurité ou autre, c'est toujours le salarié qui est en tort. » Autant dire que Cargill profite d'effets dont elle est la cause pour justifier sa « peine » économique, quand bien même elle fonctionnait à plein régime pendant le premier confinement.

Grave atteinte au droit syndical

Mi-2021, la direction de Cargill a fait une demande à l'inspection du travail pour autoriser le licenciement pour motif économique de cinq élus CGT. Les élu.es et représentant.es du personnel sont protégé.es du licenciement par le droit du travail, la demande de dérogation permet donc de passer outre ce droit. Mais l'inspection du travail n'a pas donné suite à cette demande, donc c'est une (maigre) victoire pour les salarié.es. « Par sa décision, elle dit notamment qu’il n’y a pas de motif économique du licenciement, et c'est positif pour le PSE plus généralement », dit Mickael Wamen, ancien secrétaire syndical chez Goodyear, lors d'une conférence de presse fin septembre. « Je suis tenté de dire que l’inspecteur refuse les licenciements pour maintenir cette capacité [du syndicat] à mettre en évidence les problématiques qui peuvent amener à d’autres situations plus dramatiques pour les salarié.es qui restent sur le site. »

Aussi, le cabinet Alter dit ne pas pouvoir faire son boulot d'expertise du travail, car il est souvent attaqué par la direction de Cargill, « ça retarde une analyse qui peut être un élément déclencheur d’une prise de position des syndicats du site ». À ceux qui cautionnent ce genre de désastres orchestrés en prétendant défendre l'emploi industriel dans la région, les Bertrand, les Le Maire, les Macron, qu'ils arrêtent de mépriser les travailleur.ses et assument qu'ils s'en moquent. Il serait plus honnête que le gouvernement assume de servir le capitalisme (qui plus est américain) plutôt que de laisser le travail industriel disparaître lentement, dans la douleur.

Ludovico Missaria

dessin : Lunaire

 Mais la firme Cargill va-t-elle mal ?

Évidemment, non. Rappelons qu’il s’agit du n°1 mondial de l’agro-alimentaire, dont le chiffre d’affaires (113 milliards de $ en 2019) et équivalent à celui de McDo et Coca Cola… deux fois ! Au 3ème trimestre 2021, 1,4 milliards de $ de bénéfices ont été réalisés par Cargill. Entre avril 2020 et mars 2021, c'est 130 milliards de $ de chiffre d'affaires sur l'ensemble de l'entreprise. C'est qu'elle se développe l'activité de la PME ! 

Un seul exemple, récent, des « galères » économiques de Cargill : le 28 septembre 2021, la multinationale américaine annonce le rachat d'une partie de l’activité d’Arkema (chimie industrielle) pour 38 M de $. D’après les médias de l’économie, cette activité (30 % d’Arkema environ) réalise un chiffre d’affaires de 40 millions de $ en employant seulement 45 personnes. Belle plus-value sur le dos des travailleur.ses... désormais pour Cargill qui n'a donc aucun souci pour mettre la main au portefeuille. Cargill Haubourdin a bénéficié de 2 millions d’euros de Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), un dispositif  qui est censé permettre de conserver l’emploi plutôt que de le supprimer.

1. DIRECCTE : Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités.

2. La Brique a déjà écrit plusieurs fois au sujet de la longue lutte des Cargill à Haubourdin. Lire nos62 et 63 (2020).

3. Le cabinet Alter est un cabinet d’expertise du travail qui peut être sollicité par des CSE ou des CHSCT (Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Mickael Wamen, ancien secrétaire de la CGT Goodyear-Amiens, y travaille désormais, après avoir défendu son usine contre la destruction de 1400 emplois. En vain, même si la justice a reconnu les vices et les préjudices liés à un tel acte. Lire « Les increvables Goodyear » dans La Brique, n°47 (été 2016) et « Cargill, un an de lutte » dans La Brique, n°63 (automne 2020)

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