Le 21 novembre 2019, la direction de l'usine Cargill d'Haubourdin annonce un plan de « sauvegarde » de l'emploi (PSE) à ses 330 salarié.es. Il pourrait supprimer 183 postes sur l’amidonnerie, le reste ne travaillant plus que sur la transformation de l’amidon de maïs pour la pharmacie et l’alimentation infantile. Si les ouvrier.es ont tenté de contrer cette décision, la lutte a été longue, et a eu son lot de violences. Retour sur une année de combat au cœur l'industrie agro-alimentaire.
13 janvier 2020
Première grève
Pendant que la France lutte contre le projet de réforme des retraites, au détour d’une manif, on reçoit un tract d'appel à participation à un piquet de grève devant l'usine Cargill à Haubourdin. « Mais si tu sais, celle qui sent la pâtée pour chat ». La Brique sait avoir le nez creux et se rend donc pour la première fois auprès des ouvriers de l’usine. Une centaine de personnes est présente, devant les camions de la CGT.
Parmi les revendications : retrait du PSE, exclusion d'Alain Mécili, « DRH - tueur d’emploi » embauché pour l’occasion, compensation financière suite à l’impact psychologique lié à l’annonce du carnage, fin de la répression contre les représentants du personnel et le retrait des plaintes de la direction contre les employé.es. La CGT se refuse à toute négociation.
Pendant une semaine, l'usine est à l'arrêt. Les salarié.es estiment les pertes à 330.000 euros par jour d'arrêt. « Il veut nous mettre dehors ? Il va payer ! » On évoque le Crédit d'impôt compétitivité emploi (mesure gouvernementale censée empêcher une entreprise de couler et favoriser l’emploi) de 2 millions d'euros dont a bénéficié la firme depuis 2013. « En plus, c'est avec notre argent que c'est payé, c'est comme si on finançait nos licenciements. Non merci ! »
17 janvier – 24 février
Le licenciement de Greg
Suite à la plainte du patron Philippe Capaces qui était venu se pavaner dans une assemblée du personnel, Grégory est mis à pied le 17 janvier pendant 3 semaines. La présence du patron ayant provoqué quelques remous, les représentants syndicaux l’avaient escorté vers la sortie. C’est finalement Grégory qui prend pour tous et toutes. Les jours qui suivent l'annonce de sa mise à pied, des inscriptions fleurissent dans et hors de l'usine.
Le 7 février (3 semaines après), l'intéressé est convoqué. L'usine est à l'arrêt. Les représentant.es du personnel sont assez confiants. L'employeur a entre 48h et un mois pour prononcer un éventuel licenciement. Pourtant, le mardi 24 février, la direction prononce son licenciement. La réaction est immédiate : la production est interrompue jusqu'au vendredi, avec piquet de grève filtrant sur les deux entrées poids-lourds du site. Les portes sont bétonnées partiellement.
Mais la solidarité a-t-elle ses limites ? Grégory est présenté d'après Lille Insurgée (citant un de ses collègues) comme « gilet jaune de la première heure » (1), qui se battait pour les « non-audibles, les SDF, les travailleurs pauvres, contre l’argent roi, la loi du marché, cette gangrène mercantile, pour un RIC, pour l’égalité… » Il est apprécié par ses proches dans l'usine, qui ne sont pas forcément dans le même service. Cependant, beaucoup parlent d'un soutien trop faible, et disent qu'il ne suffit pas de mettre un sticker sur son t-shirt pour soutenir un collègue en danger imminent.
28 janvier
Les Cargill chez les ex-Goodyear
Pour la dernière audience des Goodyear, ouvrier.es des pneus en litige depuis 7 ans (2), les Cargill se rendent à Amiens. Sur place, des centaines de personnes, et pour cause, il s'agit de 800 ex-salarié.es qui traînent encore en justice leur employeur, géant américain de l'industrie automobile. Faute de place, l'audience n’a pas lieu au Palais de Justice, mais carrément au Palais des congrès. Le juge donne la parole à Fiodor Rilov, avocat des Goodyear et des Cargill. Intervention fleuve du juriste qui essaye de prouver que les salarié.es sont dans une situation de « co-emploi ». Le véritable employeur ne serait pas tant Goodyear Amiens que Goodyear Luxembourg : comprenez que les filiales du groupe organisent elles-mêmes leur propre déroute au profit d’autres plus prospères situées dans les paradis fiscaux européens.
L'après-midi, la partie adversaire s’exprime. On retiendra quelques punchlines digne de la Macronie : « On fait ça avec modestie, avec sérieux, avec générosité. (…) 5000 euros pour traverser la rue, c'est pas un PSE revanchard. » Pour les personnes présentes, ces phrases sont reçues comme des insultes. Le délégué Mickaël Wamen témoigne de reclassements inaboutis, de suicides. Mais ça, la défense de Goodyear ne l'entend pas. « Notre confrère Rilov voit du co-emploi dans tous ses dossiers. » Et la petite pépite, sur l'indépendance de l'usine d'Amiens-Nord : « qui dit autonomie ne dit pas anarchie. » Les ouvrier.es avaient pourtant proposé très sérieusement de reprendre l’usine en société coopérative.
Un printemps 2 sabotages
La nuit du 25 février, 250 tonnes de sirop de glucose sont déversées et 118 tonnes de « matière sèche » perdues dans les eaux usées et la Deûle. Quatre mois plus tard, après le confinement, la production est interrompue par la direction suite à l'incorporation malveillante de colorant bleu. Les lignes sont arrêtées, ce qui crée des tensions entre secteurs du site. Certains pensent que la direction pourrait commanditer ce genre d'exactions.
Un délégué syndical témoigne : « Pour moi, il est probable que la direction force l'interruption elle-même pour diviser, mais il est sûr que ça se radicalise dans les opposants. Et plus on avancera, plus ça se radicalisera. Plus le temps passe, plus on se range du côté de la direction ou de l'autre côté, et tout ça se fait sans nous (le syndicat). »
Depuis la surveillance est totale : des caméras ont été posées au dessus des postes de travail. Des vigiles sont présents et fouillent les sacs des ouvrier.es qui doivent badger à chaque changement de bâtiment.
Trêve covidienne et litanie judiciaire
Pendant le confinement, les Cargill sont premiers de corvée. On leur promet une prime dont beaucoup ne verront pas la couleur. La firme n’annoncera aucun chômage partiel avant juin. Jusqu’alors, personne n’était en arrêt sauf les cas de Covid.
Malgré le calme relatif provoqué par la crise sanitaire, la CGT de Cargill Haubourdin avec d'autres syndicats de la branche n’ont pas chômé. Ils sortent en septembre une carte interactive des PSE de France (stoplicenciement.fr) qui montre que la destruction de l'emploi sur le territoire est systémique et que « le plan de relance, c'est du flan ». Le coronavirus apparaît comme une opportunité utilisée par les grands groupes pour mener des restructurations. Une cagnotte a été lancée « pour payer un travailleur informaticien professionnel, nous assurant de faire un site qui tient la route » selon Dorian, délégué syndical (3).
Les appels à une convergence des luttes contre la destruction de l'emploi industriel en France fleurissent (dans le Nord : Agfa, Bridgestone, Auchan), les Cargill sont à la pointe du mouvement.
Le 29 septembre, les salarié.es de Cargill appellent à un rendez-vous inter-luttes devant le TGI de Lille alors que se déroule une énième audience contre la non-mise en place d'un plan de prévention lors de l'annonce du PSE. Y témoignent des syndiqué.es CGT de nombreuses industries, du social, de la santé, des étudiant.es... Dorian : « On n'a jamais rien servi sur un plateau aux ouvriers, ils n'auront que ce qu'ils auront pris eux-mêmes. »
On y croise Benoît, qui tracte comme jamais : « Non je ne m'arrête pas. C'est mon mandat et je souhaite l'honorer jusqu'au bout. Je m'arrêterai dans un mois. En attendant on lâche rien (comme c'est écrit sur son casque), parce que sinon on n'aura rien. »
Lud
Où on en est ? situation en février 2021
Pendant le deuxième confinement, le PSE est validé par la justice. Les ouvrier.es font appel de cette décision. Pour l’anniversaire du PSE, le 21 novembre 2020, ils et elles envoient un gâteau à la direction. Une première audience contre l'homologation du PSE a lieu au tribunal administratif de Lille le 6 janvier 2020. La justice valide le PSE. Dans le même temps, l'attaque de la direction par le syndicat CGT auprès du TGI pour non-mise en place d'un plan de prévention suite à l'annonce du PSE se poursuit : l'audience en cour d'appel de Douai est prévue pour le 23 mars 2021. Les premiers licenciements tombent mi-décembre 2020. Pour l'instant, une vingtaine de lettres de notification ont été reçues par des salarié.es qui prévoient de saisir les prud'hommes. Des documents de 23 pages dont 19 de larmoyance patronale qui essaye tant bien que mal de faire croire que la crise a impacté le numéro 1 mondial de l'agro-alimentaire C'est là tout le problème du capitalisme forcené qui peut se permettre de séparer artificiellement ses succursales. À en croire la direction de Cargill Haubourdin, cette usine ne serait pas liée à Cargill Worldwide, basée aux États-Unis. Malgré une production largement rentable, on profite de la crise. Tout ça pour délocaliser tranquillement la production dans des pays où la main d'oeuvre est pas chère, et avoir plus de pognon pour la petite famille de milliardaires. Ah, les miliardaires... |
1. Lille Insurgée, « Cargill / Carkill : une usine menacée à deux pas de Lille », Indymedia Lille, 4 février 2020.
2. Lire Brubru, « Les Increvables Goodyear», La Brique n°47, « Luuuuutte » (été 2016).
3. Pour soutenir les Cargill : lien vers la cagnotte en ligne.