Pour les 114 ouvrier.es qui font tourner la seule usine qui fabrique les emblématiques bonbecs, la blague ne passe pas. Et pour cause : le déménagement de la production et la fermeture du site de Marcq-en-Baroeul, annoncé en automne 2020, devait initialement engendrer une baisse de 25 % de leur salaire et une perte des acquis sociaux.
Quel est le comble pour un bonbon ?
Réponse : c’est de se faire manger à toutes les sauces
Le Carambar existe depuis les années 1950. Pensé initialement par une entreprise familiale qui connaît bien le chocolat, il est produit dans une usine située depuis cette époque sur la frontière entre la Madeleine et Marcq-en-Baroeul, à deux pas de Lille. Des points à collectionner à l’origine, puis des blagues dans l’emballage (qui n’étaient pas si drôles, mais qu’on aimait bien secrètement) : tout le monde se les arrache. D’ailleurs, à partir de 1998, le bâton de caramel est au cœur de multiples rachats, et passe dans les mains de Cadburry (UK), Kraftfood (US) qui rachète la précédente avant de devenir Mondedez International (US).
Allongements de taille, rétrécissements, nouvelles saveurs et autres offres marketing... ces rachats successifs sont aussi symptomatiques de la recherche de profit des entreprises qui mettent la main dessus : s’il y a moyen de gratter 2 grammes sur un bout de caramel, les patrons le font. En 2017, un groupe français pointe le bout de son nez avec un autre objectif : Eurazeo (actionnaire majoritaire d’un « consortium d’investisseurs » nommé CPK) récupère la marque avec une poignée de confiseries et chocolateries industrielles pour former le groupe Carambar & Co. Jusqu’à aujourd’hui, l’usine de Marcq produisait ainsi les Carambar, les Michoko et des gommes à mâcher.
Qu’est-ce qui déshabille Paul pour rhabiller Pierre ?
Réponse : Les consortiums d’investisseurs
Un ouvrier témoigne : « À la différence des américains, Eurazéo aucun objectif commercial. On a senti directement qu’ils avaient des intentions néfastes. Kraft, à son époque, avait directement proposé de faire des produits dérivés comme les carambars bigoût, ça relançait la machine. Côté Eurazeo, que dalle, ça puait. » Dans la série « quel est le pire ? », deux possibilités : le plus gros groupe agroalimentaire états-unien responsable d’une bonne partie de la malbouffe mondiale ou un groupe qui ne sait que racheter des entreprises.
En novembre dernier, Eurazeo annonce un déménagement de la production dans une usine Lutti à Bondues, c’est-à-dire à 7km à vol d’oiseau (ou de « Pie qui chante »). Le coût du déménagement ? 25 % du salaire en moins pour les employé.es, et jusqu’à 450 euros de primes diverses sucrées, ainsi que 9 licenciements. Mais qui pourrait accepter un tel plan de « sauvegarde de l’emploi » (PSE)1, vous demandez-vous ? « C’est un PSE raz-des-pâquerettes, il n’y a rien, nous dit un délégué Force Ouvrière. Ils ne veulent pas sauvegarder la masse salariale2 ni les acquis sociaux3 des salariés. » Pour les ouvrier.es, la diminution à la clé du déménagement variera de 3.000 à 7.000 euros par année de travail.
Pour ce délégué syndical, il s’agit d’un « PSE test ». La direction nationale pourrait effectuer des licenciements sur les autres sites de Carambar & Co : à Strasbourg, St-Genêt, Vichy et Blois. « Ils veulent faire un pôle confiserie dans le Nord pour le revendre ensuite. » C’est habituel avec les fonds d’investissements : « restructurer, habiller la mariée pour tout revendre ensuite ». Les organisations syndicales sont vent debout contre ce plan de licenciement qui prétexte vouloir sauvegarder autre chose que l’intérêt des patrons. CFDT, FO, CGT, SUD se rejoignent devant les palettes enflammées qui bloquent l’entrée de l’usine. Un front commun assez rare, qui ne durera qu’un temps.
Combien faut-il d’ouvriers pour faire une grève ?
Réponse : Peu importe, il faut surtout des pneus à cramer
Les deux premiers deux mois de lutte, des débrayages ont lieu tous les jours, et on monte à 13 jours de grève. Il s’agit d’« assécher les stocks », selon un ouvrier. L’objectif est de montrer à Eurazéo le coût d’une usine qui ne tourne pas. À la mi-janvier, les médias dominants évoquaient le risque de pénurie de carambars. Pourtant, ce n’est que le 10 décembre que les grèves ont débuté, car jusqu’alors, les termes du PSE n’étaient pas dévoilés. « On pensait à un simple déménagement, au final c’est la carotte totale ». Dès l’annonce, les ouvriers ont rigolé jaune, comme l’emballage des bonbecs, mais sans la blague à l’intérieur, et la production en a pâti.
Un autre ouvrier ici depuis 35 ans donne un autre son de cloche. Pour lui, le PSE n’a aucun sens : « On est les seuls à faire ce produit, on n’est pas sur un marché concurrentiel. En plus, on a du savoir faire, des bonnes bécanes qu'on sait utiliser. On a des unités de conditionnement qui peuvent servir pour tout et n'importe quoi, pas forcément des confiseries. Mais ils préfèrent fermer. » Lui semble préférer le refus du PSE4, pas de négociation sans justification économique de la fermeture de l’usine. Les Carambar en lutte craignent de voir leur savoir-faire se diluer dans une masse ouvrière beaucoup plus grande, impactant également négativement leurs conditions de travail.
« Que les gens y mangent moins de merdes, ils font plus attention à ce qu'ils mangent, je veux bien, continue-t-il. Après, l'usine s'est toujours adaptée naturellement à la diminution douce de la consommation avec des départs en retraite non-remplacés, par exemple. » Une usine qui s’adapte à la demande, où on ne va ni tout détruire d’un coup, ni rester dans une production trop intensive. Il faut dire que la quantité a bien diminué depuis 10 ans. En 2013, on comptait 14.000 tonnes, pour « seulement » 6.000 aujourd’hui. Malgré cette diminution du nombre de blagues, l’usine reste bel et bien rentable.
Pourquoi les prolos n’aiment pas les bourgeois ?
Réponse : Parce qu’ils ne partagent pas les moyens de production
À cette usine où des ouvrier.es travaillent de générations en générations se substitue la dureté du libéralisme moderne et ses méthodes managériales acerbes. « Le contrat moral est cassé. Détruire une marque emblématique comme Carambar, juste pour profiter aux actionnaires, c'est dégueulasse. » Le peu de confiance que les ouvrier.es avaient pour leur direction est perdue. À quoi bon aller travailler sur un site avec 4 fois plus d’employé.es, et bosser sur des machines qu’on ne connaît pas, et tout ça pour moins cher ? « Qu'ils reconnaissent les gens qui ne veulent pas partir dans leur projet. »
La désaffectation de l’usine implique aussi de revendre le terrain de 36.000 m² après destruction et dépollution du site : « Le terrain coûterait environ 30M d'euros. Ils savent pas donner 50.000 euros pour les salariés. » Entreprise très profitable vu l’emplacement de choix : proche de Lille, sans en être trop loin, quoi que dans un territoire dense, ça pourrait intéresser le marché de l’immobilier pour du loft qui partirait comme des petits pains. Se faire remplacer son boulot par un pavillon de petits-bourges, ça fous la rage !
Au final, tous les syndicats sauf la CGT et SUD acceptent de signer le PSE qu’elles refusaient de négocier jusque-là. Après « dialogue », les baisses de salaires ne peuvent pas dépasser 10 %, et une prime dégressive sur 5 ans compensera la perte des avantages sociaux obtenus dans l’ancienne usine. Pour ceux qui veulent se tailler, ils auront 7000 € de primes et 1250 € par année d’ancienneté. La CGT, elle, refuse de signer et reste sur le front pour rappeler qu’il n’y a juste pas lieu de fermer cette usine. Devant l’usine ou sur les bancs de la récré quand on se moque de nous : on ne rentrera pas tant qu’on n’aura pas obtenu plus de bonbecs, du rab à la cantine, des marelles devant les machines et un maintien des acquis !
Ludovico Missaria
Dessin par lunaire
1. Plan de « sauvegarde » de l’emploi est la procédure légale lors d’un licenciement de plus de 30 salarié.es simultanément. Lire « Qu’est-ce qu’un PSE ? » dans La Brique n°63, automne 2020, p.7.
2. Masse salariale : c’est l’argent mis par une entreprise ou une institution dans le salaire de ses employé.es.
3. Acquis sociaux : Des primes obtenues par des actions auprès du conseil d’entreprise (CSE, anciennement comité d’entreprise) et souvent par la lutte.
4. C’est la position tenue par certains salariés de Cargill, en lutte depuis plus d’un an. Lire « Cargill Haubourdin, un an de lutte », La Brique n°63, automne 2020.