La friche Saint-Sauveur est un espace libre de 23 hectares au cœur de Lille. Aubry veut y construire une ville dans la ville, exploiter chaque parcelle de terre pour y ériger logements, bureaux et commerces en tous genres. Un projet titanesque de plus, du béton sur du béton, dans une métropole qui étouffe déjà. Mais pourquoi ne pas y faire un espace de friche autonome laissé aux habitant.es ?
Créée en 1865, la gare de marchandises Saint-Sauveur a été active jusqu’en 2003. Son flux d’activités devenant trop intense pour le centre-ville, elle a été transférée vers la plate-forme multimodale Delta 3 de Douai1. Consciente du potentiel de cet immense terrain à deux pas du centre ville, Aubry installe dans le quartier des avant-postes gentrificateurs : la Maison Folie Moulins en 2004, l’espace Saint-Sauveur2 en 2009, le Flow en 2014. Nouveauté : le St-So Bazaar, un lieu de 4000 m² dédié au coworking, ouvrira ses portes en 2018 dans la troisième halle. Les jeunes bobos ont pris l’habitude de venir dans le bistrot St-So pour manger bio, assister à des expositions prémâchées, aller à des concerts, pourquoi ne pas les faire bosser sur place ? La dernière étape sera de les faire vivre dans un immense nouveau quartier. Boulot-bistrot-dodo à St-So.
Laissez faire les experts
Dès 2009, des urbanistes ont été invité.es à réfléchir sur l’aménagement de la friche Saint-Sauveur. En 2014, la SPL Euralille3 désigne l’architecte danois Jan Gehl, un des architectes-phare de l’enfumage participatif : rendre la ville « à échelle humaine » tout en évacuant la question sociale et politique de la réflexion. La stratégie fonctionne : le projet finalisé, la parole est soudainement donnée aux habitant.es. Pour les aider à « s’approprier » le concept, on ne trouve pas mieux que de les infantiliser en leur demandant de construire le quartier... avec des Lego. Car le quartier est bel et bien là : 200 000 m² de logements, 55 000 m² de bureaux, 30 000 m² de commerces, 20 000 m² d’équipements, et huit petits hectares de verdure, quasi une « commune autonome », un Sim City grandeur nature. La SPL Euralille a même déjà sorti l’étude d’impact de près de 400 pages, tout semble déjà bouclé.
Alors que dans la métropole lilloise, on trouve déjà 300 000 m² de bureaux inoccupés neufs ou anciens4, la moitié de la surface du projet est consacrée à des activités tertiaires. Pour Antoine Kubiak, un architecte qui conteste le projet : « Il s’agit tout simplement d’un projet spéculatif. Une partie des mètres carrés de bureaux sert à des placements en SIIC ». Autrement dit, une société d’investissement immobilier cotée qui investit dans des immeubles en vue de leur location ou de leur revente, les bénéfices étant distribués aux actionnaires sous forme de dividendes. Astuce supplémentaire, elle réduit son taux d’imposition sur les plus-values en le faisant supporter par les centaines d’actionnaires « façon puzzle ». De la spéculation immobilière pure et dure.
La pollution de 8 500 bagnoles supplémentaires
Bien sûr, tout ce beau monde n’habitera pas sur place puisque la SPL concède que « 8 578 voitures » circuleront de plus par jour lorsque St-So City sera finie. Une hérésie écologique que souligne pourtant le rapport5 de l’Agence régionale de la santé sur cet aménagement : « Vivre à proximité des sources de trafic routier (route >10 000 véhicules/jour) pourrait conduire à 15 à 30 % de nouveaux cas d’asthme chez les enfants et 15 à 30 % d’exacerbation de bronchites et maladies cardiovasculaires chez les plus de 65 ans ». Qui viendrait s’installer dans un nouveau quartier aux abords de l’autoroute où les risques de maladies pulmonaires sont déjà très élevés ? Lille, la deuxième ville la plus polluée de France, est en passe d'accéder à la première place.
La friche, un écosystème
Sur le site abandonné depuis 2003, la végétation a repris ses droits et abrite des espèces protégées telles que l’ophrys abeille, des oiseaux nicheurs, dont les fauvettes grisette et babillarde, « peu communes en Nord-Pas de Calais ». Si le rapport d’étude d’impact indique bien que « l’ensemble des habitats et de la flore qu’il abrite actuellement seront détruits », la solution est aussi toute trouvée. Déplacer les plantes sur le site du triangle des Rouges Barres à Marcq-en-Barœul.
Dans un premier temps, la SPL met en avant les huit hectares de verdure du « jardin de la vallée » comme un futur paradis. Vaste fumisterie. Ce « jardin » ne fait que 1,5 ha (soit la moitié du parc J.-B. Lebas), le reste étant dispersé dans les allées et jardins privatifs. Et puis soudainement, fin novembre, alors que le projet ne figurait nulle part, la MEL décide la construction d’une piscine olympique à 50 millions d’euros en lieu et place. Le paradis prend l’eau.
Lille offre la plus basse surface d’espaces verts par habitant.e6, soit 11,9 m² alors que la moyenne des cinquante plus grandes villes de France est de 31 m². Les quartiers populaires de Fives, Moulins et Wazemmes n’ont aucune verdure, à part la pelouse du circuit automobile J.-B. Lebas, alors que les riches habitant.es du Vieux Lille et de Lambersart ont à leurs portes les 60 ha de verdure du bois de Boulogne, dans lequel 23 millions d’euros7 viennent d’être investis. Antoine Kubiak souligne que la ville incorpore les deux cimetières Est et Sud dans son comptage d’espaces verts : « C’est vrai, qui n’est jamais allé courir autour des tombes, y emmener ses gosses pour une partie de foot ou lire un livre ? »
D’une ZAC à une ZAD ?
Une vingtaine d’associations de la Maison régionale de l’environnement et des solidarités se sont concertées pour faire part de leurs « inquiétudes » dans un rapport remis à la SPL. Si elles soulignent la faible part d’espaces verts, elles ne remettent pas totalement en cause le projet : construire encore et encore... mais dans une logique « responsable et durable ». L’association Fête la friche investit les lieux le 21 juin dernier et des centaines de personnes les suivent... avant que la mairie ne mette le holà, murant le tout, mettant des vigiles et expulsant les sans-abri qui y dormaient depuis longtemps. Durant les réunions, le collectif donne la parole au public plutôt que d’imposer un programme tout cuit. Des envies émergent : école alternative, ferme urbaine, bancs, skate park... Bref, une réappropriation du lieu. Avec la SPL, Fête la friche se la joue légaliste et demande « l’autorisation d’occupation temporaire » d’une parcelle et lance une pétition. Lise Daleux, adjointe EELV chargée des espaces verts et de la biodiversité, n’est pas pour « un Central Park lillois. Nous sommes pour la ville dense et intense et défendons de pouvoir construire des logements en ville, dans ce quartier »8.
S’il n’y a rien à attendre des pouvoirs publics, un peu des associations, c’est surtout aux habitant.es de reprendre le lieu, comme ont su le faire les Berlinois.es avec l'aéroport Tempelhof, refusant la construction de logements et de commerces pour en faire un espace naturel. Le collectif « Squat Tempelhof » avait édité des tracts, fait des pétitions et des manifestations... avant d'occuper les lieux et de remporter le référendum de la mairie. Les 380 ha sont désormais partagés en espace de loisirs, les skates glissent sur les anciennes pistes d'atterrissage et des potagers communautaires se sont installés. À nous donc de nous approprier la friche Saint-Sauveur, la dernière réserve foncière pouvant être consacrée à un « chantier ouvert » à tout.es... à moins de raser la mairie de Lille ?
AF, Momo
1. «
Delta 3 : dans l'enfer du capitalisme logistique », Diolto et Antoine Bruy,
La Brique n°45, automne 2015.
2. «
Lille : Gare sans saveur », Alain Phil'trait,
La Brique n°38, janvier 2014.
3. Société publique locale dont les actionnaires sont essentiellement la MEL et la ville de Lille.
4. Étude de la société immobilière Arthur Loyd, fin 2014.
5. « Projet de réaménagement de la friche St-Sauveur », Benoît Marc, Agence régionale de la santé, 29 janvier 2015.
6. Projet Arch, cartographie des habitats naturels.
7. 18 pour la MEL, 5 pour Lille.
8. « L'avis de la mairie sur St Sauveur : "Nous ne pouvons pas défendre un Central Park" »,
Croix du Nord, 30 avril 2015.