Delta 3 : dans l'enfer du capitalisme logistique

 DSC4905 1Il se loge au cœur de la matrice du capitalisme, et pourtant il est invisible. Le secteur de la logistique, c'est un peu la plaque tournante de la société marchande. Sur la zone de Delta 3, un site bâti sur les décombres industriels du bassin minier, la famille Mulliez et ses petits camarades de classe s'échangent de la main d’œuvre précaire pour satisfaire les exigences du « e-business ». Et c'est pas beau à voir.
 
On y arrive par l'A1, et on a vite fait de se perdre dans le dédale des vastes entrepôts qui constituent le cœur de la zone. Delta 3, l'immense plate-forme logistique située en bordure de Dourges, au nord de Douai, est laide et sans âme. Et pourtant : elle ravit la presse des bonnes nouvelles, et fait le bonheur des grosses boîtes du coin. Ce conglomérat d'entreprises emploie autour de 1500 salariés – pas rien dans un contexte de chômage de masse. Mais l'essentiel se joue ailleurs. « La logistique, c'est le back office de l'économie », explique Laurent Despretz. Au salon du Commerce connecté, à Lille Grand Palais, le Directeur Général d'Euralogistic nous vante les coulisses d'un secteur qui emploie plus de 40 000 personnes sur la région. Le type, qui pilote une partie des activités du site, se sent une vocation : « Ma mission est de faire du Nord-Pas-de-Calais la première zone logistique de France ». Il faut le prendre au sérieux : parce que c'est tout un programme.

Capitalisme en friche

Petit retour en arrière, début des années 1990 – « la préhistoire », comme dit Desprez : à Dourges, on comble les derniers puits, on dézingue tout le matos d'extraction. Les mines de charbon, c'est fini, et c'est toute la production industrielle de la région qui tire la gueule. Mais le capitalisme, lui, se porte bien – merci. Certains ont pisté très tôt le nouveau filon : la grande distribution et ses marges hallucinantes. Finies les activités de production, l'avenir, c'est l'optimisation des flux qui goinfrent en marchandises toutes les grandes surfaces du coin et d'ailleurs. Pendant ce temps-là, à Lille, la gare de marchandises de Saint-Sauveur arrive à saturation. Trop proche du centre-ville, trop enclavée, elle ne peut plus emmagasiner le flux de cametars nécessaires au renouvellement journalier de la société de consommation. Au début des années 2000, le Conseil Régional, Lille Métropole et les communautés d'agglo décident alors de « benchmarker » plusieurs sites alentours pour trouver le site idéal. Et c'est l'ancien carreau minier de Dourges qui rafle la mise.
 
Delta 3, c'est aujourd'hui « le plus bel exemple de plate-forme logistique en France », fanfaronne Desprez. Et, d'un certain point de vue, c'est exactement ça : une énorme balafre esthétique, écologique, humaine et sociale, que récompensent des « prix de l'innovation »1. Le site, lancé en 2003 avec l'aval de tous les élus du coin, cumule pour le moment plus de 300 000 m² d'entrepôts, et prévoit bientôt de doubler de surface. Sur place, des grosses boîtes appartenant souvent à la famille Mulliez et connectées aux marchés européens : DHL, Leroy Merlin, Oxybul, Décathlon, etc. Le site se gargarise de ses avantages comparatifs : un coût du foncier tassé par les élu.es pour attirer les investisseurs et faire la nique aux agglos voisines, et une plate-forme « tri-modale » qui permet d'optimiser les flux marchands. Camions, bateaux, chemin de fer : tout passe par Delta 3. La presse économique locale et nationale décrit régulièrement le site comme un « eldorado »... un « eldorado » peuplé de contrats précaires, et sinistre à en crever.
 
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Stériles terrils

Des « terrils relookés », une « très grande intégration du site dans le paysage » : face à la caméra muette de Grand Lille TV, Dominique Drapier, le responsable de la communication du site, déballe son laïus préformaté. Mais il n'y a rien à faire. Quelques arbres maigrelets et  quelques merdes de lapin : voilà pour les « terrils relookés », et tant pis pour le patrimoine de l'Unesco. Une zone cernée par l'autoroute, ravinée par des tas de poussière de charbon et striée par de longs murs de taule supportera de toute façon toujours assez mal les jolies comptines. Le dossier-presse préparé par le site le concède lui-même : le réenchantement écologique du site a du méthane dans la bouche. « Afin de prévenir tout risque pour la santé des travailleurs et pour les futurs utilisateurs de la plate-forme, (…) une méthode de dépollution [a permis] à Charbonnages de France de procéder à toutes les dépollutions nécessaires, mais seulement à celles-là ». Au moins, le message est plus clair que les eaux du coin.
 
Les porte-voix de la propagande du site ont bien une autre palette d'arguments. Combiner la route, le fret et les voies navigables, « c'est faire du transport écologique », claironnait par exemple Desprez pendant l'interview. Le même venait pourtant d'admettre qu' « arrêter les camions », l'un des objectifs vaguement affichés de la plate-forme, s'était vite « avéré illusoire ». Et de préciser : « Changer de modes de transport entraîne des coûts trop importants, c'est pas intéressant. Quoiqu'on en pense, le camion sera toujours le transport dominant ». À l'heure où il n'y a jamais eu autant de cametars sur la zone, le site est pourtant présenté comme une innovation écolo : relancé sur ce qui ressemble à une aberration mensongère, le type l'avait finalement joué franco. « Supposons que vous êtes attachés à l'environnement, bon, c'est important, c'est vrai. Le problème, c'est que vous avez très envie de commander un produit sur internet, ou bien chez Chronodrive, et de l'avoir le plus rapidement possible. Eh bien, la logistique ça sert à ça : à répondre aux besoins de l'économie ». CQFD.
 
Il faut dire que, en matière de « besoins de l'économie », Delta 3 est à la pointe : « Régulièrement on reçoit des colis de Chine. Et puis ben... on les réexpédie en Chine. Ou bien des trucs qui viennent de République Tchèque, et qu'on rebalance en Pologne ». C'est ce que nous raconte, sourire en coin, Thomas*, magasinier chez Décathlon. C'est que le site sert à ça : à pulser les stratégies complètement délirantes des grands groupes internationalisés. Les entrepôts de Décat' ou Leroy Merlin réceptionnent les colis bouclés par des fournisseurs éparpillés à des dizaines de milliers de kilomètres, et les renvoient dans les magasins des deux groupes... à des dizaines de milliers de kilomètres. Les Mulliez, un groupe « couleur locale ».
 
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Plein le dos de « l'eldorado »

 
D'un côté, la com' et ses dépliants ; de l'autre, le salariat et ses dos pliés. Depuis quelques années, le « e-business » a complètement réorganisé les process de travail. Parce que personne ne peut connaître à l'avance l'évolution des flux de commandes, les entreprises carburent à l'intérim et, de plus en plus, au travail de nuit. Actuellement, Leroy Merlin compte plus d'une centaine d'intérimaires pour 185 salariés. Une équipe « cross web » prépare entre 180 et 400 commandes personnalisées par jour. « Les gens, ils achètent des trucs de dingue sur internet, des portes, des trucs super volumineux », rapporte Michel, un cariste qui bosse pour la firme. La boîte fait essentiellement transiter du matériau lourd : un préparateur transporte une moyenne de sept tonnes de carrelage par jour. Alors l'injonction à la e-productivité se paye physiquement. « Le classique ici, c'est les lumbagos et les sciatiques », précise Michel. « Et quand t'as été touché une fois au dos, t'es plus vulnérable pour la suite ».
 
Alors oui, les entrepôts du coin ne se sont pas encore alignés sur les standards esclavagistes d'Amazon. « Disons qu'on travaille pas avec un flingue sur la tempe », témoigne Thomas, de chez Décat'. Reste que les salaires sont calculés de manière à gonfler les bénéfices annuels des patrons. Le revenu fixe est volontairement faible (le SMIC ou à peine plus), pour pouvoir mieux agiter la carotte de la « prime à la prod' » : si vous dépassez la productivité prescrite, vous pourrez peut-être espérer une prime au trimestre. « C'est la politique classique des Mulliez, ils font comme ça partout. On rigole avec ça : un mois tu bouffes des pâtes, le mois suivant tu peux ajouter un steak », rapporte Thomas. La flexibilité, jusque dans les salaires.

« L'entrepôt est intelligent »

« Vous savez, les entrepôts, c'est des usines en fait : il y a de la traçabilité, des étiquettes, des contrôles ». Le constat de Desprez s'applique aux marchandises. Il vaut aussi pour les hommes. Le site est quadrillé par des compagnies de sécurité privée ; il est bardé de caméras, de portiques et de pointeuses à badger. Il ne faudrait pas que les salariés prennent de mauvaises habitudes – ou plutôt qu'ils en sortent : « Ils reçoivent les ordres dans l'oreillette ou sur une tablette fixée sur l'avant-bras », poursuit le DG. Qui embraye, d'un ton exalté : « Quand la voix donne la commande, il faut répondre au micro ''OK''. Quand un voyant s'allume, on doit aller dans tel rayon chercher tel colis, et l'emmener à tel endroit en suivant les consignes de la voix. »  À Leroy Merlin, la direction a pourtant dû faire machine arrière : « On aimait pas ça. On te disait fais-ci, fais-ça : on te commandait », se rappelle un salarié. « L'entrepôt est intelligent » : le DG, lui, est tout excité.

Fatigue physique, contrats de merde, salaires au rabais, activité robotisée, surveillance permanente : côté entrepôts, voilà comment tourne le quotidien des salariés de « l'eldorado ». Reste à voir ce qu'il se passe côté transports. « Ça fait douze ans que je suis routier, mais j'en peux plus. T'es pris pour un pion. Tu débarques à 8h le matin parce qu'on t'a dit 8h. Sauf que des fois on te décharge à 13h ; entre-temps, tu t'ennuies comme un rat », détaille Pascal, un chauffeur rencontré sur place. Jean, routier et fils de routier, a lui aussi de la rage à revendre : « T'es pris entre le marteau et l'enclume : t'as des horaires de fou, mais tu dois faire tes heures pour payer ton crédit ». Le secteur n'offre que des salaires minables. « Quand tu fais le calcul et que t'enlèves les heures de repos que tu brûles pour rattraper ton retard, ou celles que tu passes à décharger toi-même ton camion pour gagner du temps, t'es à 5 euros de l'heure ». Un demi SMIC. « Chauffeur routier, c'est un monde ardu, mais tout le monde s'en fout », conclut Pascal. Il reprend une formation ; mais pour passer de l'autre côté, à l'entrepôt.
 
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Les fils de mineurs toujours au charbon

 
Les différents employeurs sont allés jusqu'à organiser sur place leurs besoins en main d’œuvre. Euralogistic – la cousine d'Euratechnologies et d'Eurasanté –, le Pôle emploi d'Hénin-Beaumont et la Mission Locale de l'agglo d'Hénin Carvin ont directement installé des locaux dédiés sur la zone. Le principe : « Repérer des publics pour les amener vers les entreprises », raconte une conseillère de Pôle emploi. Euralogistic et ses partenaires optimisent le recyclage de la misère du bassin minier – Cambrai, Noeux-les-mines, Hénin-Beaumont etc. – pour alimenter les objectifs actionnariaux des entreprises du cru. « On répond aux demandes des entreprises. S'il y en a une qui a besoin d'ouvriers logistiques, on s'en occupe », explicite Desprez. Et, effectivement, ils s'en occupent.

Alors qu'on se fume une clope devant le bâtiment Euralogistic, un responsable du Groupement d'employeurs logistiques (GEL), chargé de drainer et de former du personnel pour les métiers du transport, discute avec un homme lui tendant timidement sa lettre de motivation. « C'est pour quoi, Paris ou la région ? » interroge l'employeur d'un air pressé. « Heu.. la région... enfin non je sais pas, les deux, n'importe où », hésite le demandeur d'emploi. « Ah, il faut savoir, parce que vous savez j'en envoie moi, des Ch'tis à Paris ! », s'esclaffe l'autre. Voler la vie des gens en prenant des airs de Père Noël : on est comme ça, à Delta 3.
 
Bernard, un salarié d'un des grands entrepôts de la zone, est dans la logistique depuis un bail. Comme beaucoup d'autres dans la boîte, son père était mineur. Mais la mémoire des luttes d'hier s'est éclatée dans les mille catégories de la case chômage : « Mon papa il a fait du syndicat, et à l'époque ils étaient tous solidaires. Aujourd'hui, avec tout ce qu'on voit, les gens ont peur d'aller au combat. Moi-même, je sais même pas si j'oserais faire grève ». Bernard est pourtant délégué syndical. Depuis plus d'une demi-douzaine d'années, ni Décathlon ni Leroy Merlin n'ont jamais connu un seul préavis. Bernard ne parle pas de « camarades », ni même de « collègues » : il évoque des « collaborateurs ». La langue euphémisée des supply chain managers fait merveille.
 
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« Le sang de l'entreprise »

 
Un salarié le fait d'ailleurs remarquer : « Les managers, quand ils voient que t'es pas à fond, ils te disent comme ça, l'air de rien : ''t'es pas intégré, c'est pas comme tes collègues ; tu joues pas le jeu de l'entreprise, etc.'' C'est jamais dit clairement, c'est toujours en sous-marin, mais c'est une façon de dire : ''si t'y vas pas à fond, t'auras pas ton contrat fixe'' ». Si les salariés doivent travailler au pas, c'est que la logistique est une affaire sérieuse. D'après Desprez lui-même, « la logistique remonte à Alexandre Le Grand : à l'époque, il s'agissait d'approvisionner les troupes en munition ». Et oui : l'histoire du secteur est d'abord celle... d'une discipline militaire.
 
Sur fond de compétition mondialisée, la matrice guerrière de la logistique s'est dopée aux méthodes de management tout droit importées des usines Toyota. « Au début, on nous avait aménagé des séances, comprises dans le temps de travail, d'étirement des cervicales, des poignets, des bras », raconte Philippe. Dans un souci d'optimisation de la productivité des salariés, et dans un secteur où les accidents du travail sont parfois supérieurs à ceux qu'on trouve dans le BTP2, les directions cherchent à ménager un minimum la main d'oeuvre. Elles ont baptisé ça d'un oxymore, le BEAT, comme « bien-être au travail » C'est que, comme le disait un peu plus crûment Desprez : « La logistique, c'est le sang de l'entreprise ».
 
Mais la baudruche est dégonflée. « Aujourd'hui les gens ne font plus vraiment cet échauffement. De toute façon, quand t'es cariste et que tu dois descendre du chariot pour bouger une palette, l'échauffement du matin il te sert plus à rien », rapporte Philippe.  D'autant que personne ne croit vraiment à ce qu'il fait. « La direction de Leroy Merlin est persuadée qu'on a le sang vert, comme le logo ; mais nous on vient travailler, on fait notre beurre et on rentre », ajuste un salarié. Thomas, de chez Décathlon, ne dit pas autre chose : « Ils pensent qu'on pisse bleu. Les responsables nous disent : ''si tu restes, c'est que t'es content de ton sort''. Mais tu restes pas par passion, tu restes parce que t'es embauché. Y'a personne qui veut soulever des cartons toute sa vie ». En avril dernier, Euralogistic organisait un « challenge » entre salariés des différentes boîtes pour assurer la promotion des activités du site. Pour l'occasion, Laurent Desprez avait encore gazouillé dans les colonnes de La Voix : « Les salariés se mesureront entre eux. Ça promet et surtout, c’est fait pour donner envie aux gens d’intégrer les filières de la logistique ». Et d'expliquer, sans ciller : « L’idée de base, c'est de montrer toute la noblesse des métiers de la logistique ».
 
L'enfer, c'est les zones.
 
Texte : Diolto - Photos : Antoine Bruy
 
* Tous les prénoms ont été changés
1. Remis en 2003 par un « jury de professionnels » pour récompenser le transport combiné, et des entrepôts « dernière génération ».
2. Voir ce papier édifiant : « La chimère de l'usine sans ouvrier occulte la réalité du travail », Revue Z n°9.

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