« - Mais en fait, toi, qu’est-ce que tu viens faire ici ? - Bin, je sais pas… Je voulais comprendre qui sont les marins de commerce d’aujourd’hui… ? - Y’a rien à voir ici, rien à comprendre : les marins ça a toujours été des pauvres et des gars qui trouvaient pas de boulot à terre. Aujourd’hui, nous, les Français, on est trop chers. C’est pour ça, ils prennent des Philippins. Eux, on leur paye pas la sécu, ni les congés. Et ils travaillent durs, ils font tout ce qu’on leur demande de faire ».
Le ton de cet échange est à l’image de l’ambiance morose qui règne à bord. La compagnie est en train de mettre la clé sous la porte, le bateau est en passe d’être vendu à un armateur étranger et va donc changer de pavillon pour un registre plus complaisant1. Le voyage en cours est par ailleurs éprouvant : le produit transporté, de l’huile de palme, a bouché toutes les vannes situées sur le pont. Les marins font des heures sup' depuis plusieurs jours pour nettoyer et déboucher les conduits, car le navire va bientôt devoir charger un tout autre produit – du pétrole. Et puis la semaine dernière, un pompiste a chuté et s’est cassé plusieurs côtes. Malgré sa résistance pour rester à bord, il a finalement dû être débarqué et remplacé par cet ouvrier avec qui la discussion est lancée.
Des « marchands d'hommes »
Depuis plus de vingt ans que Philippe2 navigue, des gros bateaux et des armateurs plus ou moins paternalistes, il en a connu un paquet. D’après lui, le métier a bien changé : la pression temporelle est omniprésente, les marins sont contrôlés par les donneurs d’ordre depuis la terre, alors même que la distance sociale n’a jamais été aussi grande entre eux et les patrons. « Faut qu'on nous laisse plus de temps. On nous dit de courir à droite et à gauche sur le pont, on le fait ! Mais il fait froid, le pont est gelé donc on tombe, c'est normal. En plus ce sont des choses demandées par des gens qui travaillent dans des bureaux et n'ont jamais tenu une clé à molette dans leur main ! Moi ça fait trente ans que je fais ce boulot de merde donc je sais de quoi je parle ». Voilà l’enjeu : trouver la main d’œuvre suffisamment précaire pour qu’elle accepte de faire tout ce qu’on lui demande, mais aussi suffisamment formée pour réaliser le voyage sans incidents - histoire d'éviter que la responsabilité des donneurs d'ordre soit en jeu.
À bord de ce navire sont représentées six nationalités : les marins sont bulgares, français, indiens, lettons, lituaniens, philippins, pour un équipage de vingt-trois personnes dont la moyenne d’âge est d’environ 35 ans. Les officiers supérieurs, français, sont stabilisés en CDI ou CDD dans la compagnie propriétaire du navire, l’armateur. Les autres marins, officiers inférieurs, matelots et ouvriers mécaniciens, sont employés en free-lance, c’est-à-dire qu’ils sont embauchés au voyage. Ils sont gérés par des intermédiaires appelés dans le milieu des « marchands d’hommes », ou « manning agency ». Ces agences recrutent et placent des marins surtout issus de pays pauvres, sur les navires d’armateurs, généralement issus de pays riches.
Les marins bretons sont morts, vivent les marins philippins !
Dans ce milieu, on embauche avant tout de la force de travail définie par son niveau de rémunération et sa nationalité. La rencontre avec les armateurs, sous-traitant l´embauche à ces agences, demande ainsi de se familiariser avec une certaine novlangue : « Pendant un temps, on a essayé les Vietnamiens, parce que les Philippins commencent à être chers. Le problème avec les Vietnamiens, c’est qu’ils ne parlent pas l’anglais, du coup on est revenu aux Philippins. C’est des bons marins, ils savent naviguer, et ils parlent anglais ou espagnol ». Employeurs et employés s’ethnicisent mutuellement : ils s’assignent ainsi des places et des manières de se comporter afin de se repérer dans ce marché du travail organisé à l’international. Côté salaire, les marins sont payés en fonction du niveau de vie de leur pays d’origine : deux matelots de deux nationalités différentes ne touchent pas la même somme.
Pour les marins, ce placement aléatoire signifie vivre dans une instabilité chronique : en free-lance, ils ne sont plus attachés à un navire ou une compagnie. Et parce que « si tu dis non une fois l'agence te dit aussi non, deux fois », les marins doivent attendre que les propositions tombent, parfois chercher un emploi temporaire à terre pour combler le manque de revenus, mais surtout rester disponibles et prêts à repartir à tout moment. Même si les contrats vont de quatre mois pour les marins d’Europe de l’Est à plus de six mois pour les Philippins, les marins se plaignent souvent de la durée de leur contrat qu’ils considèrent trop courts. Cette incertitude pousse à souhaiter rester le plus longtemps à bord pour gagner un maximum d’argent.
« Life is sacrifices »
Ce temps passé à bord ne relève pourtant pas de la croisière : le travail s’y organise en continu, les rythmes sont irréguliers, il faut être en permanence attentif aux bruits du navire. L’automatisation des navires, l’entrée d’internet à bord et la multiplication des outils d’aide à la navigation ne changent rien au fait que le boulot de marin constitue l’un des métiers les plus dangereux au monde.
Pendant l’embarquement, les marins n'ont souvent que quelques heures pour sortir lors des escales. Objet de dépenses pour l’armateur, ce temps à quai est aussi un moment de travail très intensif. Tout le monde s’active pour que le navire reste le moins longtemps dans le port.
Cette volonté de prolongation doit donc se comprendre à la lumière des trajectoires personnelles des marins. Le métier s’apparente à une véritable stratégie familiale d´ascension sociale souvent coûteuse pour les marins. Un matelot philippin confie ainsi que ce mode de vie - encouragée par les pouvoirs publics3 -, « c’est que des sacrifices ». Ils y gagnent certes beaucoup mieux leur vie qu’à terre et peuvent financer les études pour la génération suivante, mais au prix d’une rupture violente avec la sphère familiale. Ces conditions de travail marquent les corps : « La dernière fois que j’ai débarqué, les gens que je rencontrais dans la rue, mes potes, me disaient que j´avais l’air malade ». Parce que cette situation peut parfois durer des années, il importe de développer des moyens pour tenir : « Ce qui est sympa, c’est les barbecues. On se met dehors, on mange, debout et on discute plus facilement ». Regarder des films « même si c´est une daube », pêcher le soir, tenir les soirées karaoké ou encore entretenir un rapport distancé à son emploi : il faut toutes ces tactiques de contournement pour résister à la subordination.
Claire Flécher
1. Tous les bateaux doivent être enregistrés dans des registres nationaux dont les conditions sont définies par les États. Les registres ou pavillons complaisants sont des pavillons offrant des conditions fiscales et réglementaires très souples aux armateurs qui y inscrivent leurs navires.2. Les prénoms ont été modifiés.3. Par le biais d’incitations fiscales, l’État philippin favorise l’engagement des hommes dans ce métier, tandis qu’il encourage les femmes à se faire « nannies » dans les foyers des pays anglo-saxons.