À Lille, les éducateurs de rue de l’association Itinéraires sont en première ligne. Leur service de prévention spécialisée dans le quartier du centre-ville et leur intervention à Saint-Maurice viennent d’être sacrifiés. Selon le directeur général Slimane Kadri, les restrictions budgétaires départementales ne laissent pas d’autre choix. Mais ce discours est contredit dans le rapport récent d'un cabinet d’experts comptables, commandé par les membres du comité d’entreprise (CE). Directeur trop zélé qui démontre ses « qualités » de manager du social, ou volonté politique de « nettoyer » le centre-ville ? Peu importe, le résultat reste le même : le dernier maillon de la solidarité et de l’accompagnement des jeunes dits « en errance » risque de disparaître. Toutefois, rien n’est encore fait et les salarié.es, aidé.es des syndicats, sont déterminé.es à ne rien lâcher. À ce jour, la décision appartient au conseil d’administration (CA) de l’association, seule instance qui peut encore s’opposer à ce plan anti-social.
Des éducateurs en marge
La prévention spécialisée est un secteur du social un peu à part. Elle naît d’une critique des conditions de l’action sociale étatique, totalement inadaptée pour celles et ceux qui se sont retrouvé.es à la rue après la seconde guerre mondiale. Avant de s’institutionnaliser, la prévention se définit par des pratiques disparates et autonomes développées au sein de collectifs de quartier plus ou moins gauchistes. À cette époque sont posés les principes qui guident encore aujourd’hui le travail des éducateurs de rue : respect de l’anonymat et de la libre adhésion (les éducateurs ne peuvent contraindre les jeunes de les suivre), absence de mandat (l’intervention s’effectue sans décision de justice), un territoire donné et l’âge pour seul critère.
Ainsi, la « prév' » a en charge les 11-25 ans sur les différents quartiers de Lille. « La particularité du centre, c’est une présence massive de jeunes en errance aux profils multiples », raconte un éducateur d’Itinéraires. « Certains viennent à nous, mais pour d’autres, il faut aller à leur rencontre avec ce qu’on appelle le "travail de rue" ». Étudiant.es, jeunes en rupture familiale, sans solution une fois passés les 18 ans qui marquent la fin de l’aide sociale à l’enfance, jeunes dormant dans la rue, dans leur voiture ou hébergé.es par des ami.es : ces multiples profils et parcours de vie se rencontrent quotidiennement au local de l’association où, selon les éducateurs, « tout le monde se côtoie et se respecte ».
Tenir le lien
De fait, « suivre » les jeunes demande du temps et de la disponibilité, notamment parce que ces travailleurs proposent une manière de faire radicalement différente des institutions dites « de tutelle » (administrations et organes d’État). Comme le rappellent les éducateurs, la prévention est « basée sur une éducation libre où chaque partie est d’accord pour être là ». Alors peut commencer le travail des éduc’ : accompagner les jeunes au quotidien dans les problématiques d’hébergement et de santé, mais aussi à plus long terme dans des démarches plus fastidieuses comme chercher une formation, trouver un logement, etc. Ce qui demande d'entretenir des liens sur du long terme. Or, ces relations sont fragiles : beaucoup de jeunes entrent et sortent de la rue (les éducateurs estiment à 50 % le taux de renouvellement des jeunes suivi.es tous les ans), sans forcément d’attache à un quartier ou une association, avec pour seul point commun de « traîner » à Lille. De même, certaines règles des structures peuvent être dissuasives, comme l’interdiction des animaux dans les locaux. Parce qu’ils ne peuvent laisser seuls leur compagnon à poils, les jeunes n’y vont plus.
Pour dépasser cette barrière, les éducateurs d’Itinéraires ont eu l’idée de s’associer depuis quelques années avec l’association Vétérinaires pour tous, afin que les jeunes puissent bénéficier d’un suivi médical pour leurs bêtes. Les propriétaires d’animaux peuvent être plus difficiles à suivre car « si le chien tombe malade ou se fait renverser par une bagnole, ils vont arrêter [toute démarche administrative] pour faire massivement la manche pour payer les soins nécessaires ». De même, leur santé s’avère plus dégradée que celle des personnes sans animaux car ils font passer la santé de l’animal avant la leur. Ainsi, le service d’Itinéraires organise des consultations vétérinaires à prix libre. Ils équipent leur local de cages pour garder les animaux pendant que les jeunes font leurs démarches et les éduc’ mettent même en place une distribution de laisses et de muselières pour leur éviter des contrôles de police, toujours pénibles. Pour ces personnes, c’est aussi la possibilité de consulter un.e médecin spécialisé.e en addictologie, un.e ostéopathe ou un.e éducateur.trice canine.
Une solidarité brisée
Ce travail de longue haleine, peu visible, permet de tisser des liens et d’éviter l’isolement total. Mais voilà, celui-ci ne rentre pas du tout dans les chiffres des nouvelles comptabilités managériales. Aussi, lorsque les restrictions budgétaires sortent, le secteur de la prévention est directement visé alors même qu’il constitue une part infime des subventions : la moyenne nationale montre que le financement représente 0,3 % du budget départemental1. Une goutte d’eau. En juillet, les salariés de l’association apprennent via la presse la fermeture de plusieurs services. Coup dur pour les éducateurs, mais aussi pour les jeunes, car cela signifie une perte très concrète d’accompagnement quotidien. D’autant que cette annonce s’inscrit dans un contexte plus large de réduction des dispositifs existants à destination des jeunes précaires. Les coupes financières s’effectuent par exemple sur des aides financières telles que l'aide financière du fonds départemental d’aide aux jeunes ou l’allocation pour jeunes majeur.es versées aux 18-21 ans pour les accompagner dans la rédaction d’un projet de formation, pour s’héberger et se nourrir.Que propose le département face à la réduction de ces moyens ? Il espère sans doute rendre les jeunes indépendant.es à 18 ans... avec moins de moyens et moins d’éducateurs. Ah, l’autonomie a bon dos parfois !
Des salarié.es en lutte
Toutefois, cette annonce ne se perd pas dans la torpeur estivale. En août, après avoir obtenu comme seule réponse à leurs inquiétudes un : « Désolé, le directeur général est en vacances, ça attendra le mois de septembre », les représentant.es du personnel posent un droit d’alerte économique lors du comité d’entreprise. Un cabinet indépendant d’experts comptables est alors mandaté pour éclaircir la situation économique et les risques éventuels de licenciements ou de suppression de postes. Pendant ce temps, les salarié.es s’organisent, rédigent une pétition et la font tourner sur Internet2. De retour de vacances, Slimane Kadri, le directeur, est en colère et déploie tout l’attirail du parfait petit entrepreneur du social : il menace de ne pas régler la facture de l’expertise et des salarié.es font état de pressions psychologiques.
Malheureusement pour lui, les faits sont têtus. Les résultats du rapport montrent que la fermeture du service peut être évitée si d’autres choix d’organisation des services sont faits. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Slimane Kadri, les activités pourraient tout à fait se poursuivre. Reste donc à voir comment le CA va se positionner car, comme dans toute association, c’est à lui que revient le pouvoir décisionnaire. Le CA pourrait ainsi prendre acte du résultat de l’expertise et décider de maintenir le service des éducateurs. Une telle décision entraînerait un fort désaveu du directeur. Surtout, ce serait une bouffée d’air frais pour ce secteur car les associations concernées par les coupes budgétaires risquent d’être nombreuses dans les prochains mois. Une victoire qui pourrait bien donner des envies et faire des petits ailleurs...
Brubru, Mutines