Depuis trois ans, plusieurs structures d'hébergement de la métropole sont entrées en conflit avec leurs directions. Dans l'une d'entre elles, la nouvelle direction a pour objectif de réduire les 500 000 euros de déficit. Les postures humanistes ne résistent pas aux effets désastreux du management social.
L’histoire commence avec une bière, brassée un soir de grève par des travailleur.euses en colère. La Bientraitante, c’est du houblon, un peu de poivre du Sichuan et une exigence : « Un.e salarié.e bien traité.e est un.e salarié.e bien traitant.e ». La pression, les éducateur.ices spécialisé.es à l’origine du mouvement la connaissent bien. Dans son dernier numéro1, La Brique avait pointé dans ses colonnes les effets désastreux de l’union entre le travail social et les logiques de rentabilité des entreprises. Dans la structure où démarre la conflit, tout part du parachutage piloté depuis Paris d’une nouvelle direction, moins intéressée par le credo de la bientraitance que par les 500 000 euros de déficit de la structure. Des instructions sont données, les objectifs de la nouvelle administration sont clairs : tailler dans le gras, même si le gras est quasi inexistant.
La crasse pour modèle économique
La violence du « management », ça commence avec la mise en chiffre du quotidien2 : lessive, savon, sucre, papier toilette, sac poubelle, etc. Tous les produits de première nécessité sont soumis à un rationnement absurde qui devient le principal objectif de travail des éducateurs. Les réunions de service se transforment en récital de directives visant à mettre en œuvre les restrictions. Quant aux véritables besoins des personnes accueillies, on verra plus tard. Pour l’heure, on se contente de les infantiliser en fliquant leur consommation de sel ! À 50 centimes le kilo, ça vaut bien le coup de repousser à plus tard la question du relogement des usagèr.es.
Ces travailleur.euses s’éloignent de jour en jour du sens de leur métier à mesure que l’accueil se détériore. Les arrêts maladie, les dépressions et les départs plus ou moins volontaires se multiplient. Marie-Hélène3, une éducatrice, nous parle de la dégradation des conditions de vie pour les personnes hébergées dans une des structures de la métropole lilloise : « Par exemple on a changé de prestataire pour la restauration pour en prendre un moins cher. Sauf que, quand t’es à la rue, la nourriture, c’est primordial. Faire bouffer de la merde aux gens, ça génère forcément des conflits ». Anna3, sa collègue, se dit écœurée par ces conditions d’accueil qui renforcent la précarité des personnes les plus fragiles : « Quand on en est à compter les doses de savon et le nombre de repas, c’est que le système compte sur la crasse et la dépendance à l’alcool des gens pour faire des économies ! Si les mecs arrivent et sont saouls, ils n’ont pas envie de manger, ils ne pensent pas non plus à se laver. Et c’est toujours ça de pris ! »
Un autre moyen efficace pour satisfaire la course aux coupes budgétaires, c’est de traîner pour faire réparer les équipements. Ce qui est le cas pour une chaudière en panne par exemple... Les personnes accueillies par un CHRS de la métropole sont restées trois hivers sans chauffage avant que la direction ne se décide sous la pression des éducateur.ices à faire venir une équipe de réparateurs. Marie-Hélène nous raconte : « On était en train de distribuer des couvertures dans le foyer, exactement comme si on était en maraude dans la rue. Les gens n’osent même pas se plaindre du froid parce qu’ils ont peur de se faire virer ». Dans sa structure, Adrien nous dit que des chauffages d’appoint avaient été distribués : « On te met dans une situation où t’as cinq chauffages électriques pour quinze mecs. Comment tu fais, toi, pour choisir à qui tu les donnes ? » Les économies de bouts de chandelle leur pourrissent la vie au quotidien alors même qu’en réalité « les plus grandes économies sont faites sur la masse salariale », pointe un autre employé. Dans le même temps, deux postes de chef de service ont été supprimés et les éducateur.ices qui quittent la structure ne sont pas remplacé.es.
« On est le système alors qu’on le subit »
Si tous les foyers d’hébergement ne sont pas confrontés à un climat social aussi délétère, tous doivent composer avec les injonctions contradictoires d’accélération des temps de « réinsertion » et de réduction des dépenses et des effectifs. Adrien nous résume son travail avec les mots d’un usager : « Une fois, y’a un mec qui m’a dit : "Mais toi, en fait, t’es un pompier ! Tu vois un incendie qui part, tu y vas avec ta lance et t’as pas le temps de l’éteindre qu’il y a déjà un nouveau départ de feu à côté. Mais t’éteins jamais vraiment les braises !" C’est exactement ça ». En première ligne, les éducateur.ices se confrontent à la colère des résident.es qui sont les victimes quotidiennes de ces restrictions budgétaires : « On est le système alors que nous-mêmes on le subit ! » insiste Adrien. La bureaucratie dans toute sa splendeur... réduisant les travailleur.ses du social au rang de technicien.nes d'un désastre dont ils sont les victimes collatérales : « Nous, on n'est pas maltraitant.es, c'est l'institution qui l'est ». En bout de course, les victimes demeurent avant tout celles et ceux que cette politique désigne comme les bénéficiaires de ses bonnes œuvres. Mais qui mieux que les résident.es pour estimer ce qui est bon pour eux ? Alors bien sûr, les conseils de vie sociale sont là pour servir de caution à la participation de chacun.e, mais leur inscription sous le joug des directions verrouille nécessairement la situation. En dehors de ces dispositifs créés pour et non pas par les concerné.es « on ne demande jamais aux gens ce qu'ils pensent le mieux pour eux ». Manquerait plus que ça.
Roy, Riton