Gratuit, pratique et ouvert aux familles : l’équipement « Saint-Sauveur » fait la fierté des socialistes, le bonheur des jeunes parents et la matière des journalistes de L’Huma comme du Figaro. La Brique pouvait-elle sortir un numéro « culture » sans en parler ?
« Tout le monde se sent bien à Saint-Sauveur ». Lors de la réunion publique à l’occasion de laquelle elle présente le futur urbain de la zone Saint-So, Martine Aubry donne à manger à tous ceux qui, dans la salle, sont persuadés que le lieu brasse cultures et classes sociales. Que ce soit pour la partie événements/expo, gérée par lille3000, ou la partie bar, gérée par le Bistrot Saint So, la même antienne s’étale à l’envi : brassage, vivre ensemble, mélange et convivialité. Le site de l’ancienne gare de fret paraît faire l’unanimité. Mais de quoi celle-ci est-elle le nom ?
Amertume dans le champagne
« Si le Bistrot de St So était un plat … ? Ce serait un plat qui parle à tout le monde, très français, mais avec une pointe d’originalité », répond, un poil branchouille, le cuistot du lieu. Branchouille, le Facebook du Bistrot l’est tout autant, qui ne cesse de vanter « ton Saint So », son menu à base de « civet de marcassin » ou ses soirées œnologie – comme celle du 18 décembre et son atelier « Champagne » à trente euros. En attendant la prochaine, les amateurs du garage à poussettes qui fait la fierté du maire pourront toujours apprécier l’ardoise : « Nouveau : Menu bébé bio ! » Alors : Saint-So ou Saint-Bobo ?
Hélène, habituée des lieux et rencontrée un soir de concert, explique les raisons de sa présence régulière : la terrasse en été, la qualité du menu, voire la programmation. Avec, toutefois, une pointe d’agacement : « En fait à Saint-Sauveur quand t’es avec des potes, t’attends qu’ils aient fini de dire bonjour avant de pouvoir passer du temps avec eux ». Saint-So, zone d’entre-soi ? En matière de mixité sociale, « on est plus proche du centre que de Wazemmes », observe-t-elle. « Les gens se mélangent pas ici », intervient sa copine, elle aussi cliente régulière de l’établissement. « Il y a toujours énormément de monde, mais, contrairement à ce qu’il peut se passer dans un troquet, j’ai jamais rencontré personne ici ». À part, peut-être, les vigiles arpentant désormais régulièrement l’entrée...
Gratuité à tout prix
Le Bistrot assure une programmation musicale variée (électro, rock, salsa, rap, reggae, punk...). Mais cette « prog » éclectique a aussi son revers : celui de javelliser pour rendre « sympas » les cultures de la rue ou des caves. Yassine, membre du groupe punk Wes Waltz, raconte son expérience sur la scène de l’ancienne gare : « C’est l’usine ici, c’est l’usine total. T’as un comptoir gigantesque avec de la bière et un truc dans le fond, la scène, avec un son super mal réglé. Mais ça, tout le monde s’en branle ». Les contours de l’ambiance « Saint So » commencent à se dessiner : une offre culturelle de masse, sur fond de gratuité. Une gratuité qui conserve néanmoins un prix...
Car le punk n’est pas le seul à passer à la moulinette municipale et petite-bourgeoise. Il y a quelques semaines, le Bistrot a jugé bon de programmer une « block party », du nom de ces fêtes de quartier organisées autour de la culture Hip Hop. Résultat : un groupe (Le Fond et La Forme) au propos médiocre, du graff jetable sur papier cellophane et pas d’open mic. La vidéo récapitulative de l’événement a surtout servi de spot publicitaire à Canz Shop, boutique en ligne de bombes de peintures. On aura connu Hip Hop plus épanoui. Sans doute la fréquentation de Saint-Sauveur ne poserait pas tant question si elle restait indépendante de l’évolution de la scène culturelle lilloise. « Ça conditionne les habitudes de sortie des gens. Ça vampirise une masse de personnes qui ne vont pas se rendre dans les bars pour aller voir les concerts », poursuit Yassine. « Moi personnellement, ce lieu disparaîtrait ou serait détruit, je serais content ». On s’éloigne du consensus bon teint qui faisait office d’ambiance.
Esprit « coopérative », ou rente de situation ?
La problématique des vases communicants, où l’un des deux aspirerait le contenu de l’autre, se pose dans les mêmes termes pour la partie lille3000 du site. L’association se vante en effet de faire tourner les artistes locaux dans un « esprit de coopérative », comme nous l’a dit Fusillier. Avec quelques arguments à l’appui : transparence de fonctionnement, avance de frais, paiement instantané des artistes, etc. – autant d’atouts dont ne peut se targuer la municipalité. Reste qu’un certain nombre d’artistes et de collectifs refusent de jouer le jeu dont lille3000 garantit les règles. D’abord, parce que l’association se gargarise de ses dizaines de « partenaires ». En guise de partenaires, « ce sont juste des assos qui ont été "sélectionnées" pour faire partie de la programmation, rien de plus », ajuste un membre de l’une d’entre elles. D’autant que d’autres collectifs ont pu avoir de mauvaises surprises. Comme figurer sur la liste officielle de ces « partenaires » alors même qu’ils n’avaient pas demandé à être à Saint-Sauveur. Ce fut le cas en 2010, pour la Compagnie Générale d’Imaginaire. Simple erreur, si l’on en croit lille3000. Voire...
Mais le problème tient surtout à ce que, sur fond d’assèchement des subventions aux associations locales, celles-ci se voient fortement « incitées » à aller toquer à la porte de Saint-Sauveur pour s’y ménager une vitrine. Au point que cette position de quasi-monopole contribue à vider d’autres lieux institutionnels, comme la Maison Folie Moulins, située à quelques centaines de mètres à peine. Avec tous les effets que peut aussi engendrer cette rente de situation : jalousies, rancoeurs, et mise en concurrence d’associations amies. Pas étonnant dès lors que l’on retrouve de tout à « Saint So » : le travail original de petits collectifs plus ou moins politisés, celui de grosses structures ou, conformément aux velléités philosophiques du directeur de l’asso, celui qui sert de fly marketing aux entreprises privées – comme SFR Jeunes talents Photo.
La culture en éclaireur
Clientèle et public du lieu pourront bientôt y établir leur quartier. Deux mille quatre cents logements, 40 000 m2 de bureaux, 20 000 m2 d’équipements publics : voilà ce qui attend les 23 hectares de friches qui prolongent actuellement le site. Avec un air de déjà vu : cette partition de la gentrification que les Maisons Folies contribuent à mettre en musique. Cette hypocrisie qui consiste à noyer le processus d’extension du centre-ville dans ce mot-valise de « mixité sociale ». Ou cette façon d’importer une novlangue technocratique : durant la réunion publique décrivant la future transformation du quartier, l’équipe d’architectes retenue s’émerveillait déjà de ce « pôle d’intensité » mêlant « high-tech et low-tech » dans le futur « living room de la ville ».
Le choix du lieu pour l’annonce de la candidature de Martine Aubry aux primaires de son parti n’avait donc rien d’innocent. Le projet Saint-Sauveur incarne aujourd’hui l’avant-garde du socialisme métropolitain. Vert et gris, folklore et innovation, social et attractif, culture et marchandise : ce socialisme est celui qui marie les contraires, dans une série de formules où le premier des deux termes est toujours au service du second. À certains égards, le site reste une gare de marchandises.