« En raison d’un procès sensible, le stationnement est interdit ». En cherchant une place autour de la cour d’appel de Douai, jeudi 26 octobre, on ne peut s’empêcher de frémir. Un procès sensible ? Un mafieux, un banquier, un politique serait-il jugé aujourd’hui ? Curieux hasard : c’est ce même jour que se tient le procès en appel des inculpés du rond-point des Postes. Accusés d’avoir bloqué les voies et d’y avoir brûlé des pneus lors des mouvements contre la loi travail, ils sont cinq à avoir contesté leur condamnation devant la cour d’appel. Ambiance potache et dialogue de sourds.
Autour du palais de justice de Douai, les flics tournent en rond dans leurs aquariums à roulettes, scrutant les visages de ceux et celles qui sont venus soutenir leurs camarades. On compte une cinquantaine de militant.e.s, dont une dizaine de la CGT. Tout le monde ne rentrera pas dans la petite salle d’audience du tribunal. Les autres profiteront de la terrasse ensoleillée du café d’en face.
Le président de la cour, moustaches blanches et apparente bonhomie, avertit d’emblée l’assistance : « Le bruit de fond de cour de récréation, ça ne va pas durer longtemps. D’ailleurs il fait beau, je ne vois pas pourquoi tout le monde est là ». Avant de menacer : « On essaie d’être aimable, mais on sait être très désagréable. » On n’en doute pas une seconde.
L'interprète part toujours à l'heure (lui)
Les affaires de l’après-midi défilent les unes après les autres : deux migrants afghans sont accusés d’avoir vidé sur l’autoroute le chargement d’une camionnette dans laquelle ils s’étaient cachés. Le camion partait dans la mauvaise direction, « on a pensé que c’était le seul moyen de l’arrêter », se défend l’un des accusés via son traducteur. « C’est surtout un bon moyen de se retrouver en garde à vue », ironise le président. « Certes, on ne va jamais oser dire qu’ils vivent dans l’opulence ou la richesse », euphémise-t-il, avant de les renvoyer derrière les barreaux pour dix mois.
Les audiences se poursuivent, les heures s’égrènent. Là, une bagarre dans une boîte de nuit de Boulogne, pour un verre renversé : « une affaire obscure comme une piste de danse de boîte de nuit », résume l’avocate du prévenu. Au détour d’une autre affaire, le président en profite pour saluer l’interprète d’un prévenu : « M.L., je vous félicite pour votre assiduité et votre ponctualité. » S’adressant au public : « M.L. n’a visiblement jamais travaillé à la SNCF. ». ça souffle du nez dans les rangs de la CGT.
Un procès sous haute tension ?
Les plantons ont eu tout le loisir de scruter en détail chacun des membres du public, quand enfin débute le fameux « procès sensible ». Car c’est bien de ça qu’il s’agit : le 28 juin 2016, alors que le mouvement contre la loi "Travaille !" commence à fatiguer de quatre mois de mobilisations et de répression, une action est menée au rond-point des Postes de Lille. Dès potron-minet, une centaine de militant.es filtre la circulation du rond-point, habituellement chaotique à cette heure de la journée. Des pneus sont entassés pour en bloquer les accès, provoquant un embouteillage monstre. Certains pneus sont mis à feu, une épaisse fumée noire se dégage, visible dans toute la ville.
Elle ne manque pas de faire rappliquer les CRS et leurs amis de la BAC qui prennent peu à peu position. Pourquoi s’embarrasser de procédure ? Une charge est lancée à peine la première sommation prononcée. Ça matraque, ça bouscule, les keufs ont le flashball facile. Dans une camionnette de la CGT garée sur le rond-point, quatre personnes sont embarquées alors qu’elles s’apprêtaient à quitter les lieux. Deux autres seront arrêtées une demi-heure plus tard, dans un café de Wazemmes, à plus d’un kilomètre de là.
Au total, six personnes sont présentées en comparution immédiate, après 48 heures de gardav’ éprouvante. Les chefs d’inculpation : entrave et gêne à la circulation, participation à un groupement en vue de provoquer des dégradations, dégradation de biens d’utilité publique. "J’en ai un peu plus, je vous le mets quand même ?" Le refus de prise d’ADN et des empreintes pour deux d’entre eux et la dissimulation du visage pour l’un, c’est cadeau.
En première instance, les condamnations sont sévères : jusqu’à six mois de sursis, convertis en 140 h de TIG. La Métropole s’en mêle, qui leur réclame 28 139,94 € de dommages et intérêts pour les travaux de remise en état du rond-point. Le chiffrage est précis et démesuré, on verra pourquoi.
Plus d’un an après les faits, cinq des inculpés passent enfin en appel. Leurs avocats sont au taquet, ce n’est pas leur premier procès de militant.es victimes de la répression. Pendant trois heures, ils démonteront méthodiquement un dossier bourré d’irrégularités, pointant à la fois les contradictions et le traitement partial dont ont fait l’objet leurs clients.
Le chauffeur de la camionnette, accusé d’avoir été vu verser de l’essence dans une bouteille, est décrit dans le PV comme portant un « gilet rouge sur fond jaune. » Raté, c’est le seul de la CGT qui, ce jour-là, portait un gilet aux couleurs inversées. L’un de ceux qui se trouvaient à l’arrière de la camionnette est embarqué avec. Le motif ? On ne sait pas, la justification ne viendra s’ajouter au dossier qu’après-coup. Pareil pour ceux qui se font choper à Wazemmes 25 minutes après. D’ailleurs pourquoi ont-ils été filés par la BAC s’ils quittaient les lieux comme le demandait la sommation ?
Le dossier est pour le moins bordélique. Rien n’est précisé sur l’interpellateur, les motifs et les conditions d’interpellation. « Je ne peux pas dire que cette procédure est un chef-d’œuvre. », admet l’avocate générale . Mais qu’importe si la garde à vue arbitraire pratiquée ce jour-là est contraire à la Constitution et à la Déclaration des droits de l’homme, parce que, comprenez-vous, bloquer ce rond-point, « c’est l’emmerdement maximum ». « Je ne vois pas le rapport entre mettre le feu et la loi El Khomri », interroge-t-elle, faussement naïve. Séquence émotion : « On ne porte pas toujours cette robe, vous savez, il nous arrive de nous retrouver en manif nous aussi. » – on leur souhaite le même traitement. Sous la procureure se cache un être humain, finalement. Un être humain qui, manifestement, regarde BFMTV et lit La Voix du Nord : « le droit de manifester, oui, le droit de dégrader, non », tranche-t-elle.
Tout au long de l’audience, la cour brille par son incompréhension des enjeux et par son approximation : « Je ne sais même pas où c’est, le rond-point des Postes », reconnaît le président, qui ajoute goguenard : « visiblement, c’était pas une impasse ! » À aucun moment il n’aura l’idée de sortir une carte (pourtant fournie dans le dossier) pour comprendre de quoi on parlait. Il préfère distiller ses petites blagues et autres absurdités.
Financez la MEL : brûlez des pneus !
Vient la question de la MEL qui s’est constituée partie civile. Elle réclame une somme astronomique (28 139,94 €) au vu des dégâts, très localisés. Il suffit de jeter un œil aux vidéos qui circulent en ligne pour comprendre que non, le quartier n’était pas en proie aux flammes. En fait, si la somme qu’ils réclament est si précise, c’est parce que des génies de la MEL ont profité de l’événement pour faire régler aux inculpés la facture de la rénovation du rond-point, trottoirs compris, prévue depuis février 2016. Soit quatre mois avant les faits, comme en atteste le devis fourni à la cour. Si la Métropole se met à financer ses travaux de voirie par les mouvements sociaux, se mettra-t-elle à les encourager ? Devant l’incongruité de la demande, le représentant de la MEL se fait discret. Il finit par s’éclipser en douce, sans avoir prononcé un mot.
« Ils n’ont pas cherché à dégrader la chaussée, ils ont cherché à dégrader des pneus » : les cinq avocats enchaînent leurs plaidoiries, complétant les arguments les uns à la suite des autres :
— Comment le commissaire Levrel a-t-il pu identifier quelqu’un avec certitude au moment de lancer une charge et entre deux rideaux de fumée opaques ?
— Pourquoi relever les empreintes d’un gardé à vue ? Quelle est l’utilité pour l’enquête ?
— Comment peut-on parler de participation à un attroupement en vue de provoquer des dégradations si les feux n’avaient pas été prévus ni annoncés à l’avance ?
— Pourquoi les poursuivre eux, quand les pompiers brûlent des pneus devant la Préfecture ou sous l’Hôtel de région en toute impunité ?
Me Ruef conclut en pesant ses mots : « Quand on voit la différence de traitement – ce sont des précaires – on peut avoir l’impression d’une certaine partialité » Le président annonce la levée de la séance sur une dernière galéjade : « On va vous libérer. Si je puis dire… »
La nuit est tombée sur la tranquille capitale des Géants. Les Douaisiens peuvent dormir tranquille, les dangereux gauchistes n’ont pas mis la ville à feu et à sang. Le « procès sensible » s’est déroulé sans incident.
Épilogue
Le verdict est tombé le 14 décembre. Les cinq s’en sont plutôt bien tirés, au final. L’un d’entre eux est relaxé, les autres ont vu leur peine réduite à un mois avec sursis. Seul l’un d’eux écope d’un mois ferme, sans doute aménageable. Quant aux requêtes de la MEL, elles ont été déboutées. Osera-t-elle s’acharner en cassation ?
Tom Pastiche