« All cops are bastards », « mort aux vaches », « un flic, une balle », « fumier » . Scandés en manifs ou tagués sur les murs de nos villes, ces (é)cri(t)s de rage contre la police fleurissent avec la rentrée sociale. Mais ils apportent un tas d’emmerdes à qui se risque à les exprimer, quand les flics en font leur treizième mois.
Alors que les manifs s'accentuent à mesure que la casse du code du travail s'intensifie et que la répression l'accompagne, les flics s'enrichissent. Ils tirent profit des réactions épineuses qu'ils suscitent en faisant passer toute tentative de résistance pour de l'« outrage », technique dont ils usent et abusent. Les outrages sont assimilés à des « paroles, gestes ou menaces, des écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques » (1). La Protection Fonctionnelle (PF), un bidule mis en place par la loi du 11 juillet 1983, assure aux dépositaires de l’autorité publique une réparation en cas de préjudice ressenti pour ce qu'ils considèrent eux-mêmes relever de l'outrage ou de la rébellion. Si le recours à l'outrage est autorisé pour toutes les catégories de la fonction publique, la police nationale est de loin la plus gourmande en la matière.
Noms d’oiseaux et poulets aux œufs d’or
Depuis un décret de 1995, les frais de justice liés à la procédure sont pris en charge par le Secrétariat général pour l’administration de la police (SGAP). Grâce à ce système, une simple insulte peut représenter une indemnisation de 300 à 800 euros de dommages et intérêts. Si l'inculpé est insolvable, le service d'aide au recouvrement des victimes d'infractions règle la note (jusqu'à 1 000 euros, en tenant compte des frais d'avocat, choisi à la discrétion de l’agent) avant de se retourner contre le salaud d'pauvre à la langue trop pendue.
Pas étonnant donc que les « outragés » pullulent. C'est la poule aux œufs d’or pour certain.es avocat.es, spécialisé.es dans la défense des keufs. En incitant ceux-ci à déposer plainte, ils stimulent un marché de l’outrage qui représente 2,5 millions d’euros par an, soit en moyenne une manne de 40 000 euros par mois pour les cabinets concernés. « Depuis toujours j’ai dénoncé ce qu’on appelle le treizième mois ! » s'exclame maître Quentin Lebas, avocat pénaliste depuis onze ans et coordinateur pénal (2) au tribunal de grande instance (TGI) de Lille. Pendant deux ans, il a vu passer nombre de « primes à l'injure » : « L’expression n’est pas de moi, c’est quelque chose qui se sait. Même les fonctionnaires de police ne le cachent pas lorsqu’ils discutent à bâtons rompus en dehors de la salle d’audience. » S'il a déjà défendu des policiers et tient à rappeler que certaines procédures sont fondées, il se désole d'un système d'indemnisation injuste et flou qui favorise les abus.
Concernant la flicaille locale : en 2010, 1 151 indemnisations sont consenties [au titre de la PF]; 331 pour des cas d’outrage ; 357 pour rébellion, et 435 pour violence volontaire. En 2012, ce chiffre explose : 2 825 indemnisations accordées. Avocate au barreau de Lille et coordinatrice pénale, Muriel Ruef rappelle que la plupart des condamnations survenues pendant le mouvement contre la loi travail du printemps 2016 étaient assorties d’accusations de rébellion ou de violence volontaire : « La plupart du temps, c’étaient des violences sans interruption temporaire de travail (ITT) et on a tendance à dire qu’un ITT d’un jour pour un policier, c’est un bleu sur la fesse... ». Bleu sur bleu : ton sur ton en somme.
Parole à la défense
Qu’elles surviennent en bas des halls ou en manif, à l’occasion d’un contrôle routier ou dans la nuit après quelques mousses, ces infractions sont uniquement constatées par ceux qui s’en prétendent les victimes. Les marges de manœuvre sont restreintes et les chances de relaxe infimes. Aucune défense politique n’est admise par les tribunaux, et dénoncer la violence policière peut valoir l'alourdissement de la peine. En outre, vous serez condamné.e même si l’outrage intervient après une série d’insultes émanant des flics. Si ce type de circonstances peut réduire le montant de l’indemnisation, vous serez quoi qu’il en soit présumé.e coupable de préjudice commis sur l’agent. Une résistance peut être considérée comme « active » même sans atteinte physique aux personnes. Agripper des camarades, s’enchaîner, c’est déjà se rebeller et s’exposer à une PF.
La PF peut dissimuler des cas de violence policière. Pour l'avocat pénaliste roubaisien Gildas Brochen (3) : « Quand ça dérape physiquement, le mec sort de garde à vue avec trois jours d'ITT, et les policiers disent simplement qu'ils ont utilisé la force nécessaire pour le maîtriser parce qu'il s'est débattu un peu. Donc ils lui collent une rébellion parce qu'ils ont eu la main lourde ! » Quentin Lebas regrette que « de la violence physique (soit) reprochée à des gens qui n’ont finalement rien fait. Au contraire c’est peut-être eux qui en ont pris plein la tronche pendant l’interpel' ! Ils se retrouvent poursuivis et complètement bloqués parce que leur parole ne vaut pas grand-chose. »
Insulter en toute impunité
Alors comment se défendre ? Deux options s’offrent aux prévenu.es. La première est de contester la version des flics sur le fond, par exemple en mobilisant les témoignages de tiers présents au moment de l’interpellation : « c'est rare mais ça permet d'obliger les policiers à être confrontés à des témoins extérieurs » nous dit Gildas Brochen.
Autre élément pouvant jouer en faveur de la défense : l’absence de soutien dans les rangs de la police. Pour Quentin Lebas, « s’il y a sept agents présents au moment de l’interpel' et qu’aucun ne témoigne, c’est louche. C’est qu’il y a un malaise chez les policiers par rapport à la plainte du collègue. » À défaut, il faudra se contenter de croiser les informations des procès-verbaux pour relever des incohérences dans la version des flics, ou, comme ça arrive parfois, faire invalider par le juge la force probante des PV qui s’avèrent être des copiés-collés de la plainte de l’agent...
Plus efficace, la défense peut se baser sur la recherche de causes de nullité de la procédure. C’est notamment le cas pour les nombreux cas d’outrages et rébellion survenus suite à un contrôle dont le motif est bidon. Comme le rappelle maître Brochen : « On peut pas contrôler n'importe qui n'importe quand. Il faut avoir des indices laissant supposer que la personne a tenté de commettre une infraction ou les réquisitions du procureur. » La consommation supposée de stups' figure au premier rang des prétextes utilisés par la police pour justifier des contrôles qui relèvent surtout du délit de faciès : « C’est là qu'on peut faire de la procédure pour contester l'origine du contrôle. »
Autre recette pour obtenir la relaxe : la publicité ! Pour Muriel Ruef, « Si je dis ’’sale connard’’ à un flic, c’est un outrage. Si c’est tagué dans la rue ou dit à la radio par contre, c’est public, donc ça relève du droit de la presse et non du code pénal puisque je ne m’adresse pas directement aux policiers ! (…) T-shirt, banderoles, tag, c’est toujours du droit de la presse sauf si c’est à destination d’une seule personne. » Or, le droit de la presse offre un régime juridique plus protecteur, des causes de nullité bien plus nombreuses en cas de vice de procédure et une prescription tous les trois mois. Si l’avocate rappelle que les tagueur.ses seront toujours susceptibles d’être inculpé.es pour acte de vandalisme, concernant la qualification d’outrage, Acabadabra : « dans 90 % des cas cela se termine par une nullité de procédure ! »
Dépénalisez l'insolence !
Pas de quoi se réjouir pour autant quand un simple regard noir peut faire l’objet de répression alors que les actes des flics restent impunis. Le recours à la violence par les keufs – mutilations, viols, meurtres – est un héritage direct de l'impérialisme français. Les techniques de harcèlement furent élaborées pendant les guerres coloniales et antiterroristes. Elles permettent aux forces de l'ordre de générer elles-même les situations de trouble à l'ordre public qui légitiment le contrôle social de populations pauvres et/ou non-blanches ségréguées dans des zones dites « sensibles ».
Un jeune homme racisé résidant dans ces espaces a ainsi beaucoup plus de chances que les autres d'être poursuivi pour ce type d'infraction et condamné à une peine d'emprisonnement ferme (4). Voici donc l'astuce ultime pour échapper à l'accusation d'outrage : être blanc et riche. Harcelant cet « ennemi intérieur » (5), la police améliore artificiellement le taux d'élucidation des enquêtes en fournissant à la justice les outrages, rébellions et violences nécessaires pour soutenir la politique du chiffre5. En 2008, seulement 0,58 % des personnes poursuivies pour outrage sont relaxées, portant le taux d'élucidation à 99,42 % (6).
Une difficile remise en cause de ce treizième mois déguisé
Pour limiter les recours à la PF, quelques solutions ont été expérimentées çà et là. À Lyon notamment, la PF a laissé place à un système d’indemnisation automatique des fonctionnaires. En cas d’outrage, une indemnité forfaitaire de 150 euros est versée à l’agent, l’empêchant ainsi de se constituer partie civile. L’application de cette amende standard permet au secrétariat poulaga de ne pas avoir à financer les frais liés aux honoraires d’un avocat. Le message adressé aux agents ? Profitez de votre treizième mois sans creuser le déficit public !
Un mode de contrôle plus satisfaisant pour éviter les abus consisterait en une transparence du recours à la PF. Contrôler les récidivistes permettrait ainsi de repérer ceux qu'un rapport de l’IGA appelle les « habitués de l’outrage » (7). « Chez les flics c’est souvent les mêmes noms qu’on voit passer au TGI » nous dit maître Ruef. Même constat pour Gildas Brochen, qui remarque que ces plaintes viennent souvent des mêmes services : « Quand vous avez une clientèle très locale vous vous en rendez compte. À un moment, vous aviez un outrage par semaine qui passait au TGI de Lille, avec des effectifs de la BAC de Tourcoing. »
Face à cette prime à la brutalité, des voix s’élèvent pour la suppression pure et simple du délit d’outrage, inexistant dans de nombreux pays. En juillet 2008, un Collectif pour la dépénalisation du délit d’outrage est créé par une dizaine de personnes victimes de poursuites pour outrage et rébellion envers des CRS, gendarmes, sous-préfets, ou pour offense au président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy. Le 15 février 2010, ses membres remettent à l’Élysée, à la Chancellerie et au ministère de l’Intérieur, une pétition restée sans réponse.
L’instauration de l’état d’urgence et la multiplication des brutalités policières n’ont fait qu’alimenter la critique de ces catégories pénales qui prennent nos coups de gueule pour des délits. Avec le vote par l’Assemblée nationale de la « loi antiterrorisme » le 3 octobre dernier, les possibilités de contrôles policiers dans l’espace public ont été élargies, intégrant au droit commun les mesures « d'exception » de l’état d’urgence. Si un contrôle d’identité ou la fouille inopinée d’un véhicule n’ont jamais permis l’arrestation d’un djihadiste, il y a en revanche fort à craindre que la banalisation de ces pratiques renforcera la répression dans la rue, et multipliera les occasions pour les flics de se goinfrer en activant leur machine à sous. En attendant la légalisation de l’insolence, on peut compter sur les militant.es et les habitant.es pour continuer à manifester la détestation d’une police qui tente d'étouffer les luttes du quotidien, sans jamais céder à la révérence, sans jamais renoncer à la rage de dire.
Roy
- Article 433-5 du Code Pénal.
- Avocat commis d’office dans le cadre d’une comparution immédiate.
- PS : Gendre idéal.
- Mathieu RIGOUSTE, La domination policière, une violence industrielle, La Fabrique, 2012.
- Laurent MUCCHIELLI, Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte, 2008.
- « 10 raisons de dépénaliser le délit d’outrage », 18 septembre 2008, CODECO.
- « Rapport sur l’évolution et la maîtrise des dépenses de contentieux à la charge du ministère de l’intérieur », IGA, Septembre 2013. Les flics comptabilisent à eux seuls 20 000 procédures par an, pour un coût total de 13,2 millions d’euros en 2012, des dépenses en hausse de 38,2 % par rapport à 2009