Que trouve t-on derrière les grilles austères du collège de Moulins, inauguré à la rentrée scolaire 2015 ? La communication officielle envoie du rêve : « Le collège est à la fois ouvert sur la ville et se déroule en anneau autour d’une cour centrale, un cœur calme et vert, orientée plein sud. » Cet établissement haute qualité environnementale, réalisé par l'agence Chartier-Dalix, a coûté la bagatelle de 21 millions d'euros à la ville de Lille et au conseil général du Nord. Ce petit coin de paradis organise une matinée portes ouvertes le 4 février dernier : on n’aurait manqué ça pour rien au monde1 !
À Lille, dans le quartier de Moulins, les stands de shit ou d’héro côtoient la fac de droit. Les maisons citadines jouxtent des immeubles HLM, des costards serrés croisent des survêt-capuches et la laverie avoisine les galeries d’art. Moulins : paradis de la mixité sociale vantée par la mairie d’Aubry ? Pas vraiment.
Pendant des années, Moulins partage le collège Jean-Macé avec le quartier doré de Lille-centre. Un problème pour les catégories aisées : leur précieuse progéniture côtoye des gosses de pauvres ? Dans les années 2000, le nombre de demandes de dérogation atteint des sommets... Belle aubaine, l’établissement doit fermer car pollué à l’amiante. Ni une ni deux, la mairie de Lille et le conseil général lancent une politique d’implantation des établissements au cœur des quartiers. Une manière de balayer les demandes de dérogation et d’envoyer dans les limbes la sacro-sainte mixité sociale prétendue par la mairie2. Et voilà comment la désaffection des plus riches pour le collège oriente les politiques territoriales en matière d’éducation. Résumé : chacun.e chez soi, et les pauvres seront maintenu.es la tête sous l’eau. Pourtant, l’hétérogénéité sociale est présentée, dans toutes les recherches en sciences de l’éducation, comme un facteur positif pour la scolarité des élèves de toutes les catégories sociales, a contrario de l’homogénéité des élèves. Sans surprise, et malgré l’implantation à Moulins de filières prestigieuses, de centres culturels et de quelques cravatés, le nouveau collège est classé REP+. Pour maintenir une certaine attractivité, l’établissement se saisit du budget et ouvre des filières d’excellence : un parcours bilingue pour ses meilleurs éléments, par exemple. Ou comment la méritocratie peut chasser tout espoir d’équité scolaire.
Un collège ouvert sur la ville ?
L’établissement est à deux pas de la station Porte d’Arras et de la dernière barre HLM en attente de destruction. Le crissement des freins du métro aérien égratigne les oreilles. Sur la façade massive et sombre, trois termes viennent voler la vedette au nom même de l’établissement : « liberté, égalité, fraternité ». La devise en lettres noires surplombe l’entrée avec autorité. De quoi se emander si le but est de réconcilier les ados avec l’école ou de les mater direct sous le joug de l’État. En contrebas, sur une baie vitrée, le mot éducation, éclaté en plusieurs parties flashy, alourdit le décor et sanctuarise l’institution. Nous entrons dans cet établissement qui ressemble franchement à une prison, mais en couleurs. Pour habituer les jeunes du quartier ?
L’entrée est protégée par un large préau. Deux caméras globes montent la garde. De part et d’autre, deux gros haut-parleurs accentuent le côté carcéral de nos premières impressions. On arrive au centre de la cour de récréation, assez petite. Cinq arbres, deux ou trois lignes de pelouse entre quelques plaques de béton disposées sur le sol, et quelques bancs aussi. D’un côté, les classes, sur deux étages, et les bureaux en rez-de-chaussée. Enfoncées dans les angles, quatre caméras de surveillance. Tout autour, une coursive végétalisée souligne le premier niveau. D’en bas, c’est un truc moche en friche mais les architectes appellent ça un « paysage en hauteur ». On imagine les surveillant.es dessus, le fusil sur l’épaule, en train de faire la ronde au moment de la récréation. Elle est tenace, cette image de l’école-caserne, centrée sur elle-même, autoritaire, organisée en vue de discipliner le corps des enfants. La voici dans sa version 2.0.
Et si on demandait l’avis des enfants ?
On entre dans le bâtiment par des escaliers méchamment colorés. C’est d’autant plus troublant que l’ensemble de la structure, les couloirs, les classes ou les chambres, est laissé en béton brut. « Vous faites quoi, les filles ? » demande une enseignante à deux élèves. « Ben rien, y a plus personne à accueillir », répondent-elles. « Vous êtes sûres, regardez, vous avez demandé à madame et à monsieur ? » Les regards se lèvent vers nous. « Bonjour, vous voulez qu’on vous fasse la visite ? »
Louise et Sofia3 sont en sixième, elles habitent le quartier. On se laisse porter par les filles, qui nous emmènent d’abord vers les classes. À la sortie de l’une d’elle, on voit une étiquette : « Quand je sors de cette salle, je prends les escaliers orange ». Un conseiller principal d’éducation (CPE), rencontré plus tard dans la visite, nous confie : « Entre les couleurs et la mauvaise insonorisation, on dirait que tout a été fait pour énerver les élèves pendant l’interclasse... » Raté, donc, car les couleurs sont là pour introduire une gestion du flux des élèves afin d’éviter que cela dégénère à la sortie des cours. « Ma maman dit que le seul défaut de ce collège, c’est qu’il est tout gris », confie Sofia. « On a fait des textes libres pour dire ce qu’on voulait améliorer, eh ben moi, j’ai proposé de colorier le collège... » Dommage que les gamin.es du quartier n’aient pas été consulté.es avant la construction de l’établissement.
On continue vers les salles de sciences, de langues, etc. Elles sont petites mais aérées, ouvertes sur l’extérieur par de grandes fenêtres. « Et alors, à la pause, vous pouvez aller sur les coursives à l’extérieur ? » demande t-on. « Ben non, ça sert seulement à éviter qu'on regarde ce qui se passe dans la récréation pendant les cours », répond Louise. Ça valait le coup de construire les fenêtres à hauteur d'enfant ! Les enseignant.es avouent être inquiet.es de l'arrivée des troisièmes à la rentrée prochaine4 avec le peu de classes disponibles. C'est vrai que le collège semble étroit en prévision des 500 élèves. « Quand même, on ressent que le collège a été pensé par des architectes et pas par une équipe pédagogique », admet une autre CPE. Elle précise : « Le bâtiment est trop étroit, la cour de récréation aussi. On va être obligé de faire des récréations alternées, pour respecter les normes de sécurité, lorsque les troisièmes vont arriver. » La configuration spatiale de l'établissement a un impact considérable sur son fonctionnement car elle impose un rythme scolaire et une organisation pédagogique spécifiques. Elle poursuit : « C’est pas plus mal de diviser les récréations, y a beaucoup moins de conflit, c’est plus facile à gérer. » Certes, mais cela ne relève pas d'un choix pédagogique et amène à évacuer certaines questions d'ordre politique comme par exemple : comment faire en sorte que les élèves se saisissent de la question et apprennent à gérer les éventuels conflits par eux-mêmes ?
École, la surveillance au programme
Chaïma se joint à nous, on redescend en ascenseur pour rejoindre la cour de récréation. Un autre gamin arrive lui aussi, on est toute une bande maintenant. On demande aux enfants si ça leur va, les caméras, ce qu’ils en pensent. « Les caméras nous surveillent pour vérifier qu'on ne va pas sur les pelouses », nous disent de but en blanc les gamin.es. « Quoi, vous ne pouvez pas aller sur les pelouses ? » Chacun se confie désormais volontiers : « Ben non, sinon on est obligé.es d'aller cinq minutes sur un banc, et pis sinon, c'est trois heures de colle. » Ça fait un peu baliser les gosses, quand même, ces caméras. « Et toi, t'as eu une heure de colle parce que t'avais ramassé des cailloux. » Ils dressent la liste : « Et aussi, c'est interdit de manger des bonbons, trois heures de colle, sinon. » « Les caméras, c’est aussi pour les bagarres, y a tous les écrans qui sont dans la loge, alors faut faire attention. » Peu importe que la fonction de ces caméras de surveillance soit fantasmée ou réduite au trafic de bonbons car l'important est de se sentir sous surveillance. La CPE tente de nous rassurer, étonnée par nos réserves : « C’est hyper rassurant, les caméras, pour nous comme pour les élèves. Et c'est vachement pratique, comme ça on sait qui dit la vérité en cas de bagarre... » Elle poursuit : « Et si jamais un élève accuse un adulte de l'avoir malmené, on peut prouver que c’est faux... » Et voilà la déclinaison de la croisade sécuritaire jusque dans les écoles... où l'éducation cède la place à la répression. « En fait, les caméras, on s'en sert pas vraiment. » Elles sont là... au cas où. En tout cas, on éloigne de tous l’idée que pour un climat scolaire serein, ce n’est pas tant le conflit qui est à craindre que sa mauvaise résolution. La CPE conclut : « Et puis, on les oublie vite, les caméras. » Pas les enfants, en tout cas.
Appuie sur le bouton !
Après un passage au gymnase qui occupe la moitié de l'établissement, on termine la visite par la cantine, à la recherche de la borne biométrique Turboself5, comme on en trouve aujourd'hui à l'entrée de nombreuses cantines. C'est là qu'une annonce retentit dans les énormes haut-parleurs qu'on trouve aussi dans les couloirs et dans la cour de récréation : « Toi, avec le sac violet à côté du chevelu en manteau rouge... Oui, toi, crache ce bonbon, et viens chercher ton heure de colle ! » Bon, on déconne. En fait, c'est l'heure d'aller visiter l'internat, comme nous y invite ardemment une voix depuis la loge. On traverse la cour en veillant à ne pas marcher sur le gazon. Le CPE qui se charge de la visite nous emmène au premier étage, celui des garçons. Un gamin, venu pour la visite avec sa grand-mère, semble terrorisé et perdu au milieu de tout ce béton. En remontant le couloir qui longe toutes ces chambres alignées et numérotées par de gros chiffres de couleurs, l'ambiance carcérale nous remonte à la tête. Décidément, l’architecte devait répondre à plusieurs appels d’offres en même temps, non ? On redescend, nos guides ont disparu, et on tombe à nouveau sur la CPE qui nous confie avant de se quitter : « Quand même, y a un truc génialissime. C'est le bouton de l’internat. C’est un bouton qui sécurise tout : une alarme se déclenche pour toute ouverture de porte intérieure ou extérieure. Il s’active depuis la chambre des surveillant.es. » On est sur le point d’éclater de rire avant de comprendre qu’elle ne rigole pas du tout et que ce bouton existe vraiment. Déprimissime.
Stella et Hala Zika
1. En fait, c’est faux. Une fois le sujet validé, sans surprise, personne ne voulait retourner au collège. Trop de mauvais souvenirs... On a perdu à la courte paille.2. Vincent Marronnier, « Comment les parents contournent la carte scolaire », Le Monde, 11 septembre 2006.3. Tous les prénoms ont été modifiés.4. Le collège a été ouvert progressivement à partir de septembre 2015.5. Devise de Turboself : « Ensemble, pour une technologie responsable. » Fallait oser !