Un stade de foot. Coûte que coûte

stade1Le grand stade de Lille résonne plus des plaintes pour faux, usages de faux et favoritisme que des cris des supporters du LOSC. Quand les élu.es et les grands patrons du BTP chuchotent, parfois des échos reviennent. Corruption, dites-vous ?

En 2004, le stade Grimonprez-Jooris dans le Vieux-Lille ne correspond plus aux nouvelles exigences de l’UEFA pour que le LOSC devienne une équipe de foot rentable. Pour les édiles, il suffit de le reconstruire pour accueillir 50 000 supporters et l’immense parking qui va avec. Mais dans le seul parc de la ville et à proximité du monument classé de la citadelle, une association d’habitant.es fait en sorte que cette idée absurde soit abandonnée. Pierre Mauroy, président de la communauté urbaine, choisit donc un autre lieu : le site de la Haute Borne situé entre Villeneuve d’Ascq et Lezennes. La communauté urbaine, ne pouvant financer les quelque 350 millions d’euros nécessaires, met trois entreprises de BTP en concurrence : Vinci, Eiffage et Norpac-Bouygues pour un partenariat public-privé.

 

Petits arrangements entre ami.es

Le 23 janvier 2008, après des mois de concertation, vient l’ultime réunion préparatoire au vote en comité restreint à la communauté urbaine, alors LMCU1. Michelle Demessine2 (PCF) intervient en tant que présidente de la commission chargée du suivi et de l’évaluation du grand stade. Elle livre le dossier d’études des experts qui conclut que la proposition de Norpac-Bouygues a le meilleur rapport qualité-prix. Un système de notation complexe et 75 pages d’analyse le prouvent. Stéphane Coudert, directeur du projet grand stade, l’appuie sur ce point. Pierre Mauroy acquiesce, tout est enfin bouclé et, les élections approchant, il va pouvoir prendre sa retraite sur ce grand projet.

Intervient alors le vice-président Henri Ségard, le perdant à la présidence de la communauté en 2001. Il se livre à un véritable travail de lobbyiste pour Eiffage, pourtant plus cher de 108 M€ et classé second choix. Mauroy est déstabilisé et s’inquiète : pourquoi remettre en question l’expertise, à une semaine du vote ? Marc-Philippe Daubresse (UDF) approuve l’argumentaire et Martine Aubry (PS) est soudainement du même avis. Henri Ségard, chef du groupe des 50 petites communes, aurait-il fait quelques promesses en vue des prochaines élections de la communauté urbaine ? Et qu’a Ségard à y gagner ? Comment faire voter pour le projet Eiffage alors que le rapport d’expertise dit le contraire ? Dans ce retournement de situation, le directeur général des services, Bernard Guillemot, propose de modifier le rapport de 75 pages : « Il faut vite travailler ensemble pour produire le rapport correspondant à votre analyse et qui viendra en appui de la délibération. » En gros, il faut bidouiller les notations et aller à l’encontre du code général des collectivités territoriales. Sinon, « dès la semaine prochaine, il est probable que nous aurons quelques recours ».

Une semaine plus tard, le 1er février, Pierre Mauroy administre son dernier conseil à la communauté urbaine. Les élu.es suivent les consignes de leur groupe respectif et votent à 82 % pour Eiffage à 440 millions d’euros contre le projet à 310 M€ de Norpac-Bouygues. Personne ne s’étonne. Avril 2008, Pierre Mauroy part à la retraite et Martine Aubry ravit à Marc-Philippe Daubresse le poste de présidente de LMCU. Et ce, notamment grâce au vote du groupe de Ségard.

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Lettres anonymes et dénonciations

Ancien élu de l’opposition de la métropole, Éric Darques est aussi l’un des fondateurs d’Anticor, association de lutte contre la corruption3. Il est connu pour avoir fait condamner en 2011 Pierre Mauroy pour l’emploi fictif de Lyne Cohen-Solal à la communauté urbaine. Depuis dix-sept ans, il scrute tous les comptes administratifs des villes de l’agglomération lilloise et affirme : « Sur 85 communes, j’en ai 77 sur lesquelles j’ai des dossiers4 » ; dont Lambersart où il était de 2001 à 2008 conseiller municipal RPF (Rassemblement pour la France, le parti très droitier créé par Charles Pasqua) dans l’opposition face à Marc-Philippe Daubresse (UDF).

Dix jours après le vote, Darques reçoit une lettre anonyme contenant des délibérations opposées sur l’attribution de la construction du grand stade. Mais ses recherches ne mènent nulle part. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’il est contacté par Marc-Philippe Daubresse. Celui-ci lui remet le rapport établissant que le projet Norpac-Bouygues était le mieux-disant ainsi que... les mêmes documents contradictoires. Alors qu’il a lui-même voté pour Eiffage, cela ressemble à une petite vengeance contre Ségard et Aubry. Mais ces documents ne prouvent rien.

Ce n’est que par l’intermédiaire d’un autre élu, Christian Decocq (UMP), que Darques obtient le rapport favorable à Eiffage. Un document qui date du 22 juillet 2008. Le tableau récapitulatif des notes aux entreprises a été modifié et Eiffage est devenu, comme par hasard, meilleur que Norpac-Bouygues. Voici donc la preuve que lors du vote en janvier, les élu.es se sont basé.es sur un rapport d’expertise qui n’existait pas encore et qu’ils n’ont reçu que cinq mois plus tard de la main de Martine Aubry.

Éric Darques dépose un recours devant le tribunal administratif pour faire annuler cette délibération de LMCU. En juin 2010, sa demande est rejetée. Il porte plainte au pénal pour faux en écriture publique, mais le procureur de Lille la classe sans suite en 2012. Celui-ci n’a pas jugé important de diligenter une enquête. Décidément, personne ne veut s’intéresser à cette affaire. Darques se constitue alors partie civile et saisit le juge d’instruction pour faux et atteinte à l’égalité des candidats. Cette fois-ci, la juge Fabienne Atzori s’intéresse à sa demande et ouvre en octobre 2012 une information pour favoritisme, faux et usage de faux. Mais l’affaire traîne puisqu’il faudra attendre un an avant que des suspicions contre Martine Aubry ne soient relayées par Mediapart5. En transmettant le rapport modifié aux élu.es, elle aurait fait usage de faux. Mais son cabinet renvoie la patate chaude : « Martine Aubry n’a fait que transmettre aux élus une copie du document envoyé par Michelle Demessine à la préfecture. » Pas inquiète pour un sou, Aubry décide même d’aller à l’encontre du contrat et, quinze jours après son décès en juin 2013, donne le nom de Pierre Mauroy au grand stade alors qu’il était prévu que le fronton du stade soit loué pour rapporter une redevance publicitaire de 3,5 M€ par an sur 31 ans !

Ce n’est qu’en mai 2014 que les deux fonctionnaires chargés du projet grand stade, Coudert et Guillemot, sont mis en examen. Ils reconnaissent devant la juge d’instruction que les élu.es savaient très bien qu’ils avaient voté en suivant les conclusions d’un rapport qui n’existait pas encore. Un mois plus tard, c’est au tour de Michelle Demessine d’être convoquée par la juge d’instruction au tribunal de grande instance (TGI) de Lille. Elle a sûrement un tas de trucs à raconter car elle est placée sous statut de témoin assisté, un drôle de statut entre accusée et accusatrice. Soudainement, la juge Atzori est promue à Lyon, décide que l’affaire est prescrite et abandonne toutes les charges. Heureux hasard.

 

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Dans le viseur du méchant juge Gentil

En fin connaisseur des affaires de corruption, Éric Darques sait que dans ces histoires, patience et obstination font plus que force ni que rage. Il saisit donc un autre tribunal. En janvier 2015, celui de Douai désavoue la décision de la juge Atzori. Retro-pédalage dans une affaire qui semble décidément s'enlise dans la semoule. Une plainte pour favoritisme est à ce moment ajoutée. Et puis la valse des mutations reprend : le juge Jean-Michel Gentil, en charge de l’affaire Bettencourt, Sarkozy et Cie, arrive à Lille et reprend le dossier. Tout s’accélère. En octobre 2015, il fait perquisitionner par la brigade financière le siège de la communauté urbaine et saisir les ordinateurs de deux vice-présidents : Marc-Philippe Daubresse et Henri Ségard. S’ensuit une perquisition au domicile de Ségard et de Damien Castelain, devenu après Aubry président de la communauté urbaine, métamorphosée en métropole européenne de Lille. Ce n’est qu’un an plus tard, en novembre 2016, que la métropole est finalement mise en examen pour « favoritisme » en tant qu’institution (« personne morale ») concernant les conditions d’attribution du grand stade à Eiffage.

 

Tous les ingrédients d’un bon polar

Que s’est-il donc passé ? Revenons en 2008. À l’époque du vote pour Eiffage, Damien Castelain et Henri Ségard (le lobbyiste) sont maires de petites villes et vice-présidents de la communauté urbaine. En août 2010, les deux comparses partent à Budapest pour assister au Grand Prix de Formule 1, voyage tous frais payés par David Roquet, directeur d’une filiale d’Eiffage, et Jean-Luc Vergin, directeur Nord d’Eiffage. David Roquet ? Le type qui a trempé dans l’affaire du Carlton avec DSK6.

Pourtant le juge Gentil ne s’intéresse pas vraiment à cette histoire de voyage. Il semble y avoir plus gros. Un site de stockage de données de cette entreprise du BTP est fouillé dans le Pas-de-Calais. De fil en aiguille, le juge Gentil fait perquisitionner les domiciles d’anciens salariés dont Alain Létard, mari de la sénatrice Valérie Létard (UDI), ex-présidente de Valenciennes métropole7 déjà embourbée dans une affaire de BTP à Valenciennes. Selon les informations de Mediacités8, le réquisitoire supplétif concernerait désormais des faits de corruption et de trafic d’influence. Ça devient sérieux !

En effet, comme par hasard, le groupe Eiffage a gracieusement construit un mur anti-bruit dans la commune dont Castelain est maire. Une butte de 500 m de haut sur 12 de large avec la terre issue du trou de l’emplacement du grand stade. D’autres maires, tous élus à la communauté et pro-Eiffage, ont accepté la même offre pour aménager leurs communes : Lesquin, Verlinghem, Prémesques, Camphin-en-Pévèle. Pur geste de bonne gestion environnementale ou corruption ?

Qui sont les corrupteurs ?

On parle beaucoup des élu.es soupçonné.es d’être corrompu.es, on parle un peu moins du possible corrupteur, la boîte qui a remporté le marché. Eiffage est une entreprise internationale de BTP de 67 000 salarié.es, dont 55 500 en France, réparti.es dans 597 entreprises. Créer autant de filiales permet d’en fermer une sans fermer l’autre et de gérer les conflits sociaux à petite échelle9. Présomption de culpabilité et grande entreprise ne font pas bon ménage ; Alain Létard, David Roquet et Jean-Luc Vergin sont licenciés dès les premiers soupçons.

Autre lieu, même affaire. La chambre régionale des comptes Provence-Alpes-Côte d’Azur a émis des réserves concernant l’attribution de la construction du grand stade de Nice à Vinci : « Bouygues, qui était de loin le groupement le moins cher au stade de l’offre initiale, a fortement augmenté son prix définitif et est devenu le plus cher des trois candidats, alors que ses concurrents ont significativement baissé leurs prix (- 9 M€ pour Vinci) ». Le 26 mai 2016, Anticor s’est constituée partie civile dans cette affaire pour délit de favoritisme ainsi que de prise illégale d’intérêts. Et pas pour entente illicite ? On pourrait le croire puisque les trois grands groupes du BTP ont eu chacun leur stade : Vinci à Nice, Norpac-Bouygues à Marseille et Eiffage à Lille. Norpac-Bouygues n’a jamais porté plainte dans ce dossier. Échange de bons procédés ?

Mais l’affaire risque fort bien de disparaître des circuits judiciaires, le juge Gentil vient d’être muté à Paris. Quand ça veut pas, ça veut pas.

 AF

1. Éric Darques, Au Nord, il y avait les corrom... pus, L'Archipel, 2016.

2. Vice-présidente de LMCU, ancienne secrétaire d’État au tourisme, ex-adjointe à Lille, sénatrice PCF.

3. Il a aussi co-créé le Front républicain d’intervention contre la corruption avec Jean-Luc Touly. « Eaux du Nord : la métropole paye en liquide », Ettore Fontana, La Brique, n°34, mars 2013.

4. Émission « Complément d'enquête », France 2, novembre 2012.

5. « Grand stade de Lille : l'affaire judiciaire qui gêne Martine Aubry », Geoffrey Livolsi, Mediapart, 12 septembre 2014.

6. « Carlton connection, une affaire de classe », S.G., La Brique, n°30, février 2012.

7. « Valérie Létard, secrétaire d’État à quoi ? », M.P., La Brique, n°15, juin 2009.

8. « Grand stade : des perquisitions sur soupçon de corruption », Benoit Dequevauviller, Mediacités, 22 décembre 2016.

9. Grèves à Eiffage construction à Clermont-Ferrand (2013), Eiffage construction à Toulouse (2014), Eiffage métal à Vélizy-Villacoublay (2015), Eiffage travaux publics à Clermont-Ferrand (2015), Eiffage routes à Wolxheim (2016), etc.

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