Prenons un air grave. Depuis la crise covid, certains de nos lieux de sociabilité ont disparu. Tant de nos sorties culturelles, ou autant de fêtes, braderies et brocantes ont été annulées. La dixième ville la plus peuplée de France fait assez pâle figure ces derniers mois : Lille serait-elle devenue ennuyeuse ? Il n’y a qu’à sortir dans la rue pour voir comment les capitales sont devenues toutes les mêmes. Les multinationales Paul, Sogood, Starbuck’s, O’Tacos ou Bagelstein qui ont colonisé1 nos rues. Un secteur échappe à cette uniformisation : le monde des bars. Voici notre top 10 subjectif des winners de la consommation lilloise.
Lille n’échappe pas à son histoire de ville marchande et son importance dans les balbutiements du capitalisme. Il y a là, d’un côté les spéculateurs du foncier, les grands groupes internationaux et nos joyeux capitalistes locaux (Groupes Mulliez, Arnault ou Holder) et, d’un autre, plus éloigné, ceux qui sont moins connus qui font l’objet de cet article. Toutes les informations qui seront compilées ici sont publiques2. Il a suffit de s’accrocher et de poncer société.com et infogreffe.fr.
Et le monopole fût
Lille comptait 411 bars en 2017, deuxième ville de France après Lorient, ça ne s’invente pas. Il y a donc un marché et des habitudes profondément ancrées. La bière et le welsh, ça rapporte : pas étonnant que des conglomérats se créent et que des petits malins avancent leur pions. À commencer par M. Franck Duquesne surnommé le « pape des nuits lilloises » qui a créé 14 boîtes de nuit dans sa carrière et toujours actif avec Le Duke’s, La Fabrik, L’Atelier, L’Entrepôt et La Folie Douce. L’homme a été condamné à 50 000€ d’amende et 24 mois de prison avec sursis pour fraude fiscale en 2019. Celui-ci a plaidé son innocence dans les colonnes de la Voix du Nord : « Je n’ai commis aucune faute intentionnelle ou délibérée » et surtout d’ajouter « je n’ai jamais fumé, ni bu d’alcool ».
Pas d’inquiétude, Franck est en train de passer la main. Son fils Edward et son neveu Romain prennent la relève. Ainsi, Edward, 31 ans, s’est lancé dans l’aventure avec le bar Le Cartel, mais aussi La Garderie pendant que Romain, 33 ans, prend la tête de la boîte de nuit le Baron rue Pierre Mauroy. Le tout en gérant la boîte de nuit Le Duke’s en bonne entente familiale.
Il y en a un – beaucoup moins connu – qui fait péter les scores, c’est Marc Lelieur. Une véritable industrie. Hôtellerie, restauration, bars, tout y passe. L’ancien propriétaire de La Chicorée est vraiment le « king » de la place Rihour. Mais lui aussi passe la main, et c’est Arnaud Meunier qui prend le relais.
Vous vous dîtes qu’il faut un certain talent pour gérer des bistrots ? Arnaud Meunier est le fils du créateur du mini-parc d’attraction pour enfants « Les Poussins » de la Citadelle de Lille. Cui-cui ! Meunier défend bien les couleurs de la ville de Lille. C’est lui qui a créé les Friteries Meunier (à la gare, sur la Grand Place, rue de Béthune...) et qui dans la foulée a repris La Chicorée et Le Flore. Auquel on peut ajouter Le Lys à l’entrée de la place Rihour. Meunier est loin d’être endormi. Il a même jeté, en protestation contre l’interdiction de la Braderie 2020, deux tonnes de moules devant la Préfecture.
Chaque rue huppée de Lille connaît son petit baron qui cumule ses adresses. La rue Royale se dispute ses petits chefs. Yannick Devaux cumule six adresses et deux autres rue Masséna. Facile lorsque la pinte de bière avoisine les 8€. Ah mais c’est qu’on ne force personne à y aller ou à boycotter !
Pression(s)
Il y a bien Guillaume Delbarre (qui n’est pas le maire de Roubaix) qui possède Le Privilège et sa nouvelle adresse rue des Bouchers Chez Brigitte. Celui qui a reçu Violette Spillebout (élue d’opposition LREM à la Mairie de Lille) au « Privi » durant la campagne des municipales au nom de la liberté d’expression, et qui fut le porte-parole des commerçant.es en colère durant la crise covid (et donc de tous ceux cités ici). Le dernier pour parachever notre tour de la rue Royale n’est autre que le très prospère Thierry Landron de chez Meert, chez qui Martine Aubry va pour faire ses cadeaux officiels. C’est que nos commerçant.es savent avoir de l’influence. Brigitte Liso, députée de la 4ème circonscription n’est-elle pas une ancienne commerçante de la rue Saint-André spécialisée dans l’éclair au chocolat ?
Ce qui dérange n’est pas tant que des mini-empires fleurissent, comme la chaîne Notting Hill, le Merveilleux de chez Fred ou les cafés Méo. C’est plutôt la non-information du public et la fabrique de l’influence auprès des institutions publiques. Olivier Lejeune en est un bon exemple.
Son dada, c’est la place du Théâtre, il y possède Le Beffroi, La Cloche, Le Lovster et Chez Morel & fils. Arnaud Deslandes, 2ème Adjoint de la municipalité, y a ses habitudes. Et même lorsque Martine Aubry vient casser la croûte, Monsieur Lejeune s’attable avec notre édile (révélation : Martine Aubry n’est pas végan). Laetitia3 ancienne serveuse nous rapporte une situation cocasse. « Un soir, dit-elle, la police municipale est venue contrôler les pass sanitaires à La Cloche, deux coups de téléphone plus tard, ils avaient replié aussi sec. » Et d’ajouter, lors du congrès des ministres européens de l’intérieur qui avait lieu à la Chambre de commerce voisine début 2022, que La Cloche et Chez Morel étaient entièrement réservés. C’est qu’on sait recevoir dans le Nord.
Un peu plus loin, c’est L’Omnia Bar, 400 couverts sur 4 étages, au 9 rue Esquermoise qui attire les convoitises. Damien Lesaffre s’essaye à l’exercice. Il n’est pas n’importe qui, comme vous : il est l’héritier de la famille Lesaffre (cette usine de levure qui schlingue le long du canal à Marquette-lez-Lille), 35ème fortune française avec 3,7 milliards d’euros4. C’est dire l’attractivité du commerce lillois.
Si vous voulez être discret vous pouvez faire la même chose que David Denizart pour brouiller les pistes. Celui qui possède L’arrière-Pays, le Post Arrière, Le Pubstore, la Péniche Archimède (à l’entrée de la Citadelle), domicile toutes ses boîtes à la même adresse.
Rince cochons
Tout ça pour quoi ? On va pas se mentir, toutes ces données sont publiques mais aucun travail ou publication ne les rassemble clairement, rien ne dit qui possède quoi ni combien. Dans l’acte de consommation, le client s’imagine filer du blé à Mr Morel lorsqu’il va chez Morel & Fils, c’est qu’il est convaincu qu’il choisit un restaurant librement plutôt qu’un autre à Rihour, alors qu’au final l’argent va dans les mêmes poches.
Dans une échelle tant locale qu’internationale, ce sont ces logiques de rentabilité et d’influence qui pèsent sur nos vies. Ces héritiers ou mécaniciens de la SCI et des montages fiscaux sont des gens qui agissent par intérêt et font pression sur nos élu.es (qui ne s’en offusquent pas). Bravo, vous venez de découvrir le capitalisme. Alors, désormais, choisissez sans vous forcer un bon verre dans un bon petit rade et de préférence où vous pouvez acheter La Brique.
Texte par Harry Cover
Dessin par Achille Blaster
Cet article est extrait du Numéro 66 du Journal La Brique, publié le 11 avril 2022
1. Suite à la lecture de cet article, la tendance séparatiste et wokiste du journal condamne ce terme bien mal employé.
2. Sur le site de La Brique, vous retrouverez l'ensemble des données récoltées dans le cadre de cette enquête.
3. Le prénom a été modifié, en fait c’est Cunégonde.
4. Selon le classement annuel de Challenges qui nous fait rêver.