La conjonction du contexte sanitaire et (surtout) de la mobilisation des lycéen.nes ont permis d’obtenir, cette année encore, un allégement des épreuves du nouveau « bac Blanquer ». Ce n’est vraisemblablement que partie remise, tant cette réforme semble cruciale pour la domestication « managériale » de l’éducation. Cet article de mars 2020 en présente les grands traits.
Présentée par Blanquer, avec une emphase un peu pénible, comme rien moins qu’« une réussite synonyme d’excellence »1, la réforme du bac constitue en effet une étape importante dans l’application des principes de la nouvelle gestion publique à l’éducation nationale. Si les conséquences néfastes de cette réforme pour les lycéen.es ont été remarquées, on a moins souligné ses implications pour les profs. Or il y en a, et les craintes sont légitimes.
La réforme a été initiée par la publication du rapport Mathiot, directeur de sciences-po Lille, en janvier 2018. On avait alors retenu de ce rapport la proposition de mettre fin à l’examen final du baccalauréat en le remplaçant par un contrôle continu. Mais plus fondamentalement, la réforme s’inscrit dans le tournant managérial de l’administration française, tournant désigné sous le nom de nouvelle gestion publique. Selon ce modèle de l’action de l’État, il conviendrait de prendre acte des défauts de la bureaucratie (coût, régulation stricte entravant les possibilités d’action, absence de prise en compte des spécificités du terrain… ) afin de passer à un modèle de « l’État-évaluateur », où l’ « autonomie » des acteurs devient le maître-mot. Quelle deviendrait la place des profs là-dedans ?
La réforme
Dans sa mise en œuvre effective, qui a commencé à la rentrée de l’année scolaire 2019 – 2020, le détail des réformes est le suivant : d’abord, introduction d’enseignements de spécialité ne recoupant pas toujours les disciplines classiques et nécessitant un mélange des classes. Réduction du nombre d’épreuves passées lors d’un examen final semblable à l’ancien baccalauréat. Remplacement de ces épreuves par un contrôle continu (les notes acquises en classe comptent donc pour l’obtention du baccalauréat), création d’épreuves intermédiaires (les E3C) propres à chaque établissement, les sujets étant choisis dans une banque nationale de sujets, et passées selon un calendrier prescrit (en janvier puis en mai). À quoi s’ajoute un « grand oral » de Terminale dont le contenu pédagogique apparaît plus proche d’un entretien d’embauche pour jeune commercial.e dynamique que d’une épreuve scolaire. La réforme sera effective pour la session 2021 du bac : si cette année les élèves de Terminale devaient encore passer le bac actuel, les élèves de Première préparent déjà le bac réformé, avec les E3C et la nouvelle version des épreuves anticipées de Français.
Évaluations : tout le monde y passe !
La réforme porte sur le parcours de la scolarité des lycéen.es. Elle n’affecte donc qu’indirectement les conditions d’exercice du métier enseignant : si celui-ci est modifié, ce n’est pas par suite d’injonctions visant à changer les pratiques, mais par la contrainte des faits.
Les pratiques pédagogiques, et donc, par suite, le sens du métier, risquent de se trouver modifiées par l’augmentation du temps consacré aux évaluations. Le nouveau calendrier scolaire, qui fait alterner E3C et contrôle continu à des rythmes prescrits, est jugé par les profs comme les élèves plutôt serré. La préparation à l’examen devient la finalité de l’enseignement : elle invite davantage les enseignant.es à mener une préparation aux exercices qu’une pédagogie de la recherche, peut-être plus coûteuse en temps et moins immédiatement rémunératrice. Les évaluations, plus que des outils d’enseignement, risquent fort de devenir autant de verdicts, dont la seule fonction tiendra à la mesure, pourtant toujours incertaine, des connaissances.
La prise en compte des notes du contrôle continu pour l’obtention du bac devrait également produire une harmonisation des pratiques de notation. Le taux de réussite au bac (autour de 90%) est prescrit de fait par la Dotation Horaire Globale (DHG), ie le nombre d’heures d’enseignement dont dispose chaque établissement. Dans la mesure où le nombre d’élèves accueilli n’est pas indéfiniment extensible, aucun établissement ne pourra par exemple mener une politique de notation trop rude faisant hausser le nombre de redoublant.es. Mais nul.le ne doute que les tendances malthusiennes et élitistes présentes dans une partie du corps enseignant trouveront à se réemployer.
Mais sous couvert de mesure des progrès des élèves, les évaluations sont un outil bien ambigu. L’évaluation de l’élève sera tout autant, in fine, une évaluation de l’enseignant.e. Il deviendra possible de se demander pourquoi les élèves de A réussissent moins que ceux de B. On imagine bien les conséquences à terme pour les enseignant.es jugé.es moins performant.es (relégué.es dans les établissements moins prestigieux), comme pour les enseignant.es jugé.es performant.es (récompensé.es sous forme de primes). Les pouvoirs évaluateurs des chef.fes d’établissement se trouvent donc renforcés. Par conséquent, les enseignant.es se retrouvent en situation de concurrence les un.es avec les autres. Un enseignement de spécialité délaissé pourra par exemple fort bien être supprimé, obligeant l’enseignant.e à un départ contraint. On risque ainsi de voir apparaître une concurrence entre disciplines et le développement de stratégies de marketing chez les enseignant.es forcé.es de se vendre auprès d’élèves acheteur.ses.
Avec ou contre toi ?
La coordination des enseignements de spécialité semble requérir des enseignant.es un nouveau travail de coopération. De la coopération, enfin, dans un métier dont on sait combien il est structurellement individualiste (chacun.e restant au final face à sa classe) ? Ou une augmentation du temps de travail, annualisation aidant ? Ce que l’on pressent surtout, c’est une transformation du travail réel (les tâches que les enseignant.es accomplissent informellement : coopération, conseils en orientation, le lien avec les familles…) en un travail prescrit, permettant une surveillance accrue de l’administration. « Rendre visible ce qui est invisible », a déjà prévenu Blanquer. Ainsi, plus qu’une augmentation des tâches, c’est plutôt une diversification et une formalisation de celles-ci qui se profilent : recherche de partenariats, réponse à des appels à projets, implication dans l’établissement, « initiatives contribuant au rayonnement de l’établissement » (ces gens-là parlent vraiment comme ça), autant de modes d’engagement s’éloignant de la seule fonction traditionnelle d’enseignement. En Angleterre ou Pays de Galles, cette diversification des rôles est déjà formalisée en autant de types différents d’enseignants. La réforme produit donc, « en même temps », les moyens de la concurrence et de la coopération entre les enseignants.
Un peu de culpabilisation
La réforme accroît également la responsabilité de l’enseignant.e : non seulement sa responsabilité morale (la réussite de l’élève n’est plus conditionnée à une épreuve finale conservant une part d’aléa), mais aussi, par suite, sa responsabilité professionnelle (la réussite de l’élève reflétant celle de l’enseignant.e). Or cette responsabilisation est bien illusoire : il est difficile de faire dépendre la réussite de l’élève de facteurs uniquement pédagogiques. À l’âge où l’évocation de facteurs sociaux est vue comme une excuse, on n’en attendait pas moins.
Rendre compte
Grâce au management public, enfin des profs « autonomes » ? Cette autonomie apparaît quelque peu paradoxale : au service de fins imposées de l’extérieur, il faudra aussi en rendre compte selon la logique de l’accountability, selon laquelle les acteurs reçoivent des objectifs, liberté leur étant laissée d’inventer les moyens permettant de les atteindre, et sont ensuite évalués à partir de ces objectifs. « Libres d’obéir » : gageons qu’entre précarisation et flicage accru, la nouvelle autonomie des profs aura le goût de la docilité.
Jacopo Pontormo