La fabrique de la ville étant dominée par les puissant.es, tout le monde n’accède pas à un espace de même qualité. Selon que vous serez nanti.es ou démuni.es, vos espaces seront vastes et riches, ou bien maigres et stériles — si vous en avez. La faune et la flore qui s’y réfugient, belles et diverses, ou bien chétives et monotones. Pourtant, les décisions prises par le beffroi le sont toujours au nom de « l’intérêt général » et de la « sociale-écologie » : nous sommes allés en quête de verdure, sur le site promis à la construction d’un complexe Pathé à Lille Sud.
Àla promeneuse des beaux quartiers lillois qui voudrait respirer l’air frais d’un espace vert, il suffit de traverser les anciennes fortifications : guidée par le square Foch et le quai du Wault, elle trouve le parc de la citadelle (50 ha). Plus au nord, « la promenade des remparts », et à l’est le parc Matisse (8 ha) qui pourrait, à la faveur d’une couverture prochaine du périphérique1, joindre le parc des Dondaines, le parc des géants, le cimetière de Saint-Maurice. C’est tout le quartier des affaires qui est destiné à devenir une promenade choyée. Si, depuis la citadelle, elle poursuit vers le sud-ouest, la promeneuse profitera du chemin de halage le long de la Deûle : la municipalité a encore récemment installé de petites mares pour favoriser la continuité écologique dans cet axe de la trame verte et bleue.
En revanche, dans les quartiers populaires, le choix est plus restreint. Intra muros, l’habitant de Moulins ferait figure de privilégié : il lui faut certes emprunter une passerelle au-dessus du périph’ pour atteindre le jardin botanique (8 ha), mais au moins, sur quelques centaines de mètres, il s’offrira l’occasion d’apercevoir un passereau ou la mésange huppée. Si la lutte pour préserver la friche St-Sauveur l’emportait (lire p.11), il pourrait bientôt rêver dans un bois en pleine ville. Extra muros, la fivoise et l’hellemmois n’ont pas cette chance. Rien, ou quelques confettis. À Lille Sud, en revanche, les habitant.es se contenteront d’un cimetière (33 ha), néanmoins beau morceau pour observer les oiseaux.
Pourtant, cette couronne étriquée, desservie, dans tous les sens du terme, par le périph’, est le théâtre d’une grande opératon de « conquête urbaine », comme disent les promoteurs. Après que des flots d’argent public aient été déversés sur le secteur2, conduisant à l’érection d’une maison poulaga géante, de la halle de glisse, et bientôt d’Eurartisanat, le privé flaire l’aubaine. Ainsi Décathlon et son voyant parking s’est installé, à sa suite Lillenium, dernière verrue commerciale, sort de terre, suivie « prochainement » par un cinéma Pathé de 2 500 fauteuils. Quand les mouches rôdent, cherchez les fruits pourris.
Les naturalistes locaux malades pour leurs oiseaux
Le problème, c’est que le site acheté à la mairie par Pathé, l’ex-gare de marchandise du sud, abrite des espèces protégées. Le site peut être catégorisé dans ce que Gilles Clément appelle le tiers-paysage, en référence au tiers-état3 : le tiers-paysage est l’ensemble des sites en friches, et abrite l’essentiel de la biodiversité d’un paysage. Son importance est donc considérable. De plus, la friche acquise par Pathé est accolée aux trois axes du « corridor écologique »* que la majorité municipale a concédé aux écolos de sa majorité autour des années 2000 : un couloir de verdure sensé relier les morceaux préservés du béton, pour permettre à la faune et à la flore de subsister.
L’association Entrelianes a longuement étudié les espaces naturels lillois. Ceux de Lille Sud, où l’asso est installée, accueillent une avifaune assez riche : parmi les sites du sud, la friche de la gare de marchandise (8,5 ha) – comme la friche Saint-So – constitue, selon Hélène Allée, codirectrice d’Entrelianes, « un espace de substitution aux milieux bocager » qui disparaissent inexorablement du fait de l’artificialisation des sols, et des « rythmes adoptés par l’agriculture »4. L’agriculture, du fait, entre autres facteurs, de l’augmentation de la taille des parcelles et la quasi-suppression des zones de bordures de champs, cause l’effondrement des populations nicheuses en milieu agricole : c’est simple, entre 1995 et 2014, la population de quatorze espèces communes a été divisée par deux5. Ce massacre touche aussi les oiseaux nichant en milieux bâtis, dont les effectifs, sur la même période, ont diminué d’un tiers. Autant de phénomènes qui conduisent à un appauvrissement de la vie animale et de ses formes.
Entrelianes, avec le Groupe ornithologique et naturaliste du Nord (GON) et une vingtaine d’habitant.es, a inventorié en 2009 les oiseaux qui nichaient ou migraient dans le quartier6. Sur la friche vendue par la ville à Pathé, l’inventaire recense la Fauvette grisette, la Fauvette des jardins et la Fauvette babillarde. Le Gobemouche gris, espèce vulnérable, y a aussi été observé. Un diagnostic faune flore réalisé pour Pathé, pourtant très superficiel, reconnaît aussi que le site accueille potentiellement ou effectivement dix-sept espèces d’oiseaux protégées. Ces espèces souffrent déjà de la raréfaction de leur habitat en général, et plus encore dans le quartier – en témoigne récemment l’artificialisation de la friche Abelard adjacente (6 ha). Une raréfaction des habitats d’autant plus insoutenable, selon Hélène Allée, qu’elle a lieu en l’absence de tout plan de préservation des espèces menacées. Le centre commercial de Pathé va encore grignoter près de 15 % de la friche de la gare. Selon EE-LV, sur la métropole, c’est 64 hectares qui ont été transformés en espaces commerciaux depuis l’an 2000. Le capital a bon appétit ? les oiseaux n’auront qu’à trouver refuge ailleurs.
Fabriquer le consentement, défaire la critique
Au conseil de quartier de Lille Sud aussi, on grince des dents. « On est censés être au courant des projets qui structurent le quartier », soupire Nathalie Mandaron, conseillère au conseil de quartier, qui s’oppose au Pathé. Mais, ici encore, les édiles ont choisi la méthode expéditive : les conseillers sont sommés de voter la vente du terrain, sans même avoir eu connaissance du projet, autrement que par une présentation orale sommaire. « Le même processus qu’avec Lillenium », regrette la conseillère. On appelle ça « rendre un avis ». Les élu.es du conseil municipal reçoivent, de même, une copie d’un article de La Voix du Nord pour tout descriptif : un procédé qui émeut jusqu’aux élu.es de droite au conseil municipal7. « On dit : “on fait venir un grand nom, un grand architecte” », Ricciotti pour Lillenium, Buren pour Pathé, « On nous parle d’excellence » rapporte Mandaron : « “vous vous rendez compte ! Buren ! c’est un très beau projet” ». Et cette rhétorique ne s’arrête pas à la star en haut du permis de construire. En effet, puisqu’on-ne-peut-pas-être-contre-la-culture, un sophisme de la majorité dit que si les conseillers de quartier de Lille Sud s’opposent au projet industriel de Pathé, c’est donc, explique la conseillère de quartier, que « Lille Sud s’oppose à la culture ». Mais, ajoute-t-elle, « sait-on si c’est ça qui répond aux besoins des gens ? » : « On nous reproche de nous opposer aux projets sans les connaître, mais ils font de la rétention d’information, ils font le tri entre les projets, et les gros projets d’investissements ne sont pas mis à la concertation ».
Quel est-il ? Pour donner l’impression d’un consentement, on concerte, on concerte, mais sous la baguette de la cheffe d’orchestre Aubry. Un processus qui permet de disqualifier d’entrée cell.eux qui refusent de jouer le jeu de la concertation – convaincu.es, à raison, qu’il est bidon. Car les élu.es ont alors beau jeu de dire : « vous ne savez pas de quoi vous parlez, vous ne connaissez pas le projet, vous n’avez pas d’alternative crédible », comme le fit Dendievel, adjoint socialiste à l’urbanisme et l’habitat durable, lors du conseil municipal du 22 juin dernier. Si vous participez, le piège fonctionne encore : car, de réunions en réunions, on vous concède le minimum, on intègre vos critiques pour redéfinir les alentours du programme. On vous mettra un trottoir végétalisé ici, une station de vélo là, et pis c’est tout. Le programme, au fond, n’est pas à discuter. Mais le projet ayant tout de même évolué à la marge, la concertation cloue la main des critiques « constructives » : « nous avons intégré vos critiques, preuve de la réalité de la concertation, et vous continuez à vous opposer au projet ? Vous méprisez donc la démocratie ! Tout ce travail concerté nous oblige à poursuivre le projet, par respect du processus ». C’est donc le deuxième sophisme : la concertation c’est la démocratie. Si vous vous opposez à la concertation, c’est donc que vous vous opposez à la démocratie.
Le cinéma est un art… mais c’est d’abord une industrie
Assimiler Pathé à « la-culture » nous fait bien rigoler. Le projet est certainement tape-à-l’œil, avec ses quinze salles, son « plus grand écran de France », sa salle 4DX (spectacle garanti : les sièges vibrent, s’ébranlent, des turbines soufflent pour simuler le vent, des flashes soutiennent les explosions, sans parler de l’eau projetée…), un resto, un café, deux salles de jeux. Un cinéma à dix, douze, quinze euros la place : c’est l’évidence qu’il s’adresse au public populaire de Lille Sud. À part ces joujoux, Pathé le « multiplex » ne participera pas d’une dynamique culturelle de quartier, comme les cinémas associatifs savent le faire. Ces derniers travaillent étroitement avec le public, quand Pathé, en guise « d’action culturelle », ne fera qu’aspirer l’argent public des dispositifs qui lient les cinémas à l’école. Au lieu de permettre à des cinémas de quartier d’émerger avec ces liquidités publiques, elles sont offertes au privé et à un cinéma de pure consommation.
Le projet du quartier est d’ailleurs calibré pour le siècle dernier, avec ses 2 200 places de parking pour le seul axe Marquillies8, mais le personnel municipal a besoin de se raconter des histoires pour continuer à croire à son plan com’, « Lille capitale verte ». Contrefeux : la desserte du cinéma sera assurée par des transports doux, métro, bus et V’Lille : la station de métro porte des postes est à onze minutes à pied ; celle de la porte d’Arras, à treize. Bon, c’est vrai, cette grosse dizaine de minutes implique de passer par-dessus le périphérique, « balade repoussante » « anti-urbaine », comme l’écrit Myrza sur le web. On ne se débarrasse pas si facilement de cet axe maudit, l’A 25, même si l’ensemble des aménagements des deux portes ont pour enjeu de « faire oublier la barrière constituée par le périphérique, la voie de chemin de fer et les anciens terrains ferroviaires, et de relier plus naturellement (sic) le Sud de Lille au reste de la ville », comme l’affirme Pathé dans son projet. Mais pour faire oublier un tel axe, ne faudrait-il pas réellement en diminuer la nuisance, en diminuant sa fréquentation, la vitesse ou le nombre de voies ? Le projet de Pathé finit timidement par reconnaître qu’il « engendre du trafic » : mais rien de grave, braves gens ! Le trafic de Pathé « ne sera pas cumulé au trafic existant », puisque « le pic d’activité du cinéma ne coïncide pas avec les heures de pointes du matin et du soir ». S’il sera cumulé au trafic de Lillenium, le projet ne le dit pas, bien qu’il reconnaît que ses incidences « sont susceptibles d’être cumulées avec Lillenium ». Concluons à leur place : sur le périph, ce sera heures de pointe à toutes les heures.
Dessin : HLN
Texte : Sacha
1. Le conseil municipal du 22 juin 2018 a vu défiler des esquisses de ce que pourrait être prochainement le « european polder » du « metropolitan square », comprenez, une couverture du périph’ entre Euralille et St-Maurice. N’est pas protégé du boulevard périphérique qui veut.
2. Entre 2010 et 2018, le quartier a été arrosé par 320 millions d’euros publics, ce qui en fait le quartier le plus subventionné de l’ensemble de la métropole pour la période.
3. Gilles Clément est jardinier-paysagiste, il a d’ailleurs conçu le parc Matisse où l’île Derborence – la forêt qui pousse protégée d’une muraille en béton – symbolise le tiers-paysage. Ironiquement, le quartier des affaires conserve dans un ostensoir de ce que le capital s’acharne à détruire : une nature non-maîtrisée et non-exploitée.
4&5. Christophe Luczak, Évolution des populations d’oiseaux communs nicheurs dans le Nord-Pas-de-Calais (1995-2014), Groupe ornithologique du Nord, STOC, coll. Faune du Nord-Pas-de-Calais, 2017, p. 192. Sauf mention contraire, les données proviennent de ce livre.
6. Association Entrelianes, Le portrait nature de quartier de Lille Sud, janvier 2010.
7. Ainsi David Hugoo durant le conseil municipal du 22 juin, s’il n’avait rien à redire sur le fond d’un tel projet, « bien sûr nécessaire », se plaignait d’être prévenu juste avant la délibération du conseil municipal, par un publi-reportage du service de communication de l’hôtel de ville, La Voix du Nord.
8. VDN, 15 septembre 2018.
9. 700 places pour le Pathé, 900 pour Lillenium, 300 pour la chambre d’artisanat, 300 pour le parking Décathlon, sans compter... l’hôtel de police.