Le 1er août dernier, la loi « secrets d’affaires » entre en vigueur à la suite d’une directive européenne. Un moyen supplémentaire de bâillonner les fouineur.ses et autres salarié.es bavard.es qui vivraient mal la surveillance ou l’empoisonnement de la moitié de la planète par leur employeur. Permise par un lobbying musclé et l’oreille attentive des politicards, l’adoption de la loi met en péril les petits journaux, les blogs, les lanceur.ses d’alerte grâce à une immunité disproportionnée. Explications.
La loi définit trois critères pour qu’une information soit protégée : elle doit être secrète (c’est-à-dire non connue des concurrents), revêtir une valeur commerciale (entendue très largement puisque le texte vise aussi les données produites sur les client.es) et faire l’objet de mesures de protection (serveurs sécurisés, mots de passe…). Si l’information répond à ces conditions, elle est protégée. Ainsi, un.e facheux.ses qui « obtient, utilise ou divulgue » ce secret sans l’accord de l’entreprise, risque d’être attaqué en justice.
La loi prétend immuniser les entreprises contre le « vol d’informations ». Si le concurrent de l’entreprise SuperMozzarella tente de voler les secrets de fabrication de sa nouvelle recette de sauce industrielle à la « SuperTomato », la loi sanctionnera ce pillage d’innovation. C’est du moins l’objectif affiché par la directive : il s’agit de protéger ces données car les entreprises investissent dans la recherche. Et la recherche, ben c'est du pognon ! Elle constitue « la monnaie de l’économie de la connaissance et [confère] un avantage concurrentiel » (1) : c’est vrai qu’il en a fallu des investissements et des transplantations génétiques, à Supermozzarella, avant de trouver sa tomate qui mûrit sans soleil ! La création d’un régime de protection est donc nécessaire. L'avenir de SuperMozzarella en dépend. Et puis avec « la mondialisation, le recours croissant à la sous-traitance, l’allongement des chaînes de distribution et l’usage accru des technologies de l’information et de la communication », et tout et tout, y a de plus en plus de risques de divulgation, tout le monde peut ouvrir sa gueule n'importe comment à tout sujet... Il faut que cela cesse ! Pas de panique.
La start-up Europ'nation s’occupe de tout !
Cette loi, elle s’applique à tout le monde : aux entreprises concurrentes, certes, mais aussi et surtout aux journalistes, aux lanceur.ses d’alerte et aux salarié.es ; et concerne en réalité n’importe quel type d’information... Mais pas d’affolement ! La directive européenne a prévu des exceptions, au moins sur le papier. La révélation des informations secrètes est autorisée quand il s'agit de la liberté d’expression et d’information, ou que c’est utilisé afin de dénoncer, pour l’intérêt général, une activité illégale, ou encore quand il relève des fonctions des salarié.es. Ouf !
Enfin presque... il faudra tout de même apporter la preuve – LA LOI L’EXIGE – la preuve, que l’information est divulguée au nom de la liberté d’expression. Pour les grandes entreprises de presse (2), pas de lézard : elles sont associées à la liberté d'information dans « l'opinion publique » (3) et ont les moyens de se protéger juridiquement au cours de leurs investigations. Les petits journaux, blogs et autres sites de presse web devront quant à eux composer avec la puissance des lobbys industriels et des services de renseignements du monde « libre ». Goliath contre un David sans fronde et sans slip.
Une plume servile ou un procès
Si des exceptions existent, la loi reste un réel danger pour le travail d’investigation, la circulation des idées et la critique. D’autant que depuis une vingtaine d'années déjà, des procédures-bâillon opèrent. Entreprises et institutions cachotières n’hésitent plus à engager des poursuites lorsque leurs petites magouilles prennent la lumière. La stratégie consiste à attaquer pour faire taire. Le but n’est pas la victoire judiciaire mais la menace, l’intimidation et l’épuisement des voix divergentes via des procédures longues et onéreuses (4). Ces procès se multiplient. Depuis 2015, on dénombre déjà six affaires de ce type. Et, si on remonte à 2009, le groupe Bolloré et sa filiale Socfin ont initié à eux seuls une vingtaine de procédures (voir encadré).
Jusqu’à présent l’arsenal juridique des puissant.es se limitait à la diffamation relevant d’un droit de la presse relativement protecteur. Ils disposent désormais d’un nouveau jouet : la protection du secret d’affaires (c’est quand même plus classe que « le droit de faire du blé à l’ombre »). La nouvelle loi présente plusieurs avantages pour le plaignant. L’exception prévue en matière de liberté d’expression ne vaut que devant le juge, soit plusieurs mois après la poursuite. Entre temps, il faut engager un.e avocat.e, préparer la défense… des difficultés financières à la clef pour la presse indépendante. De plus, la diffamation dans la presse se prescrit dans les 3 mois alors que le secret des affaires offre un délai de prescription de 5 ans. Un bonus de 4 ans et 9 mois pour agir, plus qu’il n’en faut pour réduire au silence n’importe quel.le ennemi.e du bénéfice tranquille.
Mais toujours pas d’inquiétude, la loi a prévu un « rempart » contre les procédures bâillons : une amende civile. Si un journal démontre que le procès intenté par l’entreprise est abusif, qu’il n’a d’autre but que de bâillonner, le groupe peut être condamné à verser une amende au journal. Elle équivaut à 20% des dommages et intérêts initialement demandés, ou 60 000 € si le montant de la réparation n’est pas précisé. Si Vinci demande 405 000 € de réparation, son amende civile sera égale à 81 000 € ; si Apple demande 150 000 €, son amende civile s’élèvera à 30 000 €. Ces entreprises ont un chiffre d’affaires ANNUEL compris entre 20 et 40 milliards d’euros : l'amende civile est absolument dérisoire. Bien entendu, l’indemnisation arrive en bout de course, après de longues années de paperasse et de pression judiciaire...
Lanceur.ses d’alerte dans le viseur de la loi
Les lanceur.ses d’alerte sont aussi visés par la loi « secret des affaires ». S’il leur est possible de dénoncer des activités illégales, la loi reste floue quant à la dénonciation des comportements abusifs comme les pratiques d’optimisation fiscales. Ces maudit.es délateur.rices devront par ailleurs rapporter la preuve que l’action entamée est « de bonne foi » et vient alimenter le débat public. Si – et seulement si – ces conditions sont remplies, la protection est effective. Précisons qu’elle ne couvre pas celles et ceux qui ont contribué à leur travail sans pouvoir bénéficier du statut (5). Faut pas déconner non plus !
Le législateur européen n’épargne donc ni les journalistes, ni les lanceurs.ses d’alerte. Pas étonnant, quand on s’intéresse de plus près aux pressions que les lobbies ont exercé avant l’adoption de la directive...
La lobbycrature s’insurge contre le vol d’innovations
L’ONG Corporate Union (6) étudie les liens entre les lobbies et l’Union européenne (UE). Elle constate que la directive a été portée par de nombreux groupes d’intérêt. L’ONG s’est fait communiquer tous les documents transmis pendant la période d’élaboration du projet de directive (7). Alors que Bruxelles présente la loi sur le secret des affaires comme une nécessité face au vol croissant des innovations, on apprend qu’en réalité, seuls quatre cas de vols ont été recensés entre 2011 et 2014 ! En parallèle, on dénombre quatre cas de poursuite contre des médias ou des ONG pour la seule année 2017... À se demander où est l’urgence.
À l’origine, explique Médiapart (8), la direction européenne du marché intérieur souhaite seulement uniformiser la propriété intellectuelle et industrielle au sein de l’UE puisque ça permet déjà de protéger les informations des entreprises. Mais ce n’est pas suffisant pour les lobbies qui vont abreuver les responsables de la direction européenne de documents afin de les convaincre de la nécessité d’un texte plus protecteur. Comprenez ma p’tite dame, les fédérations ont des chiffres d’affaires qui s’élèvent à plusieurs milliards d’euros, elles représentent des milliers d’emplois et doivent investir en conséquence dans la recherche et l’innovation (blablablabla). La fédération européenne de la chimie organise de multiples réunions, la fédération internationale des parfumeurs propose même un projet de directive entièrement rédigé en 2011.
Début 2012, le patronat européen indique les orientations qu’il entend donner au projet. Il souhaite également inclure le secret des affaires dans les discussions relatives au traité commercial transatlantique (TAFTA) pour que l’Europe et les Etats-Unis aient une stratégie commune vis-à-vis du secret des affaires. Le 29 juin 2012, une conférence sur le sujet est organisée. Les intervenant.es choisi.es sont les représentant.es bruxellois.es des quatre victimes de vols recensées entre 2011 et 2014. Aucun.e représentant.e d’associations de consommateur.trices, d’ONG, aucun membre de la société civile ni de défense de l’environnement n’est convié.e. Le 23 octobre 2013, l’association nationale des manufacturiers américains et la fédération patronale européenne adresse un courrier aux négociateurs américains et européens relatif au traité transatlantique notamment pour lister leurs demandes, qui sont presque toutes reprises. La directive européenne est adoptée le 8 juin 2016, un mois après celle du Defend Trade Secret Act américain, qui harmonise la définition du secret d’affaires, ses poursuites et ses sanctions.
L’exploitation de la loi ne s’est pas fait attendre ! Le 4 septembre, l’agence nationale de sécurité du médicament invoque la protection du secret des affaires dans l’affaire Levothyrox (9). La nouvelle formule du médicament provoque des effets secondaires néfastes. Après plusieurs semaines, l’agence finit par communiquer l’autorisation de mise sur le marché selon le site Les Jours (10 ). Mais elle masque certaines informations, et pas des moindres ! Le lieu de fabrication et le nom de l’entreprise qui produit le Levothyrox.
Quelle surprise donc, que la première application de la loi provienne d’une agence publique et non d’un groupe privé ! S’emparer des avantages de la loi pour limiter la circulation des informations... Que voulez-vous ? C'est le talent !
Moustik
- Directive européenne UE 2016/943 du 8 juin 2016 relative au secret des affaires
- À qui appartiennent-elles, déjà ? Lire ou relire AF « Le journalisme sacrifié », La Brique n°50, printemps 2017
- La protection du secret d’affaires fait son entrée dans le code de commerce », La semaine judiciaire édition générale, Sophie Schiller, 3 septembre 2018, n°36, p. 888
- Bastamag a ainsi déboursé 13 000 € dans la procédure l’opposant à Bolloré pour laquelle le site a été relaxé – seuls 2 000 € sont remboursés
- La protection du secret d’affaires fait son entrée dans le code de commerce », La semaine judiciaire édition générale, Sophie Schiller, 3 septembre 2018, n°36, p. 888
- « Towards legalised corporate secrecy in the EU?”, corporateeurope.org
- « Le secret des affaires, un intense lobbying dans les couloirs de Bruxelles », Médiapart, 25 avril 2015
- Ibid.
- « Le « secret des affaires » est invoqué pour la première fois, au profit d’un labo pharmaceutique », Bastamag, 3 octobre 2018
- « L’Agence du médicament se planque derrière le secret des affaires », Les Jours, 27 septembre 2018
1347À vos bâillons ! En 2014, un blogueur est poursuivi pour diffamation par le groupe Areva pour avoir reproduit un article du collectif antinucléaire CAN-SE. En 2015, l’ONG Sherpa porte plainte contre Vinci pour travail forcé, réduction en servitude, et recel de migrants au Qatar. Vinci – qui pèse 40 milliards de chiffre d’affaires annuel – contre-attaque et porte plainte contre Sherpa pour diffamation devant le tribunal correctionnel de Paris et lui réclame 405 000 € de dommages et intérêts et amendes civiles. En 2017, Véolia poursuit deux associations en diffamation qui l’accusent de procéder à des coupures d’eau – ce qui est illégal même en cas de non-paiement – alors même que l’entreprise s’est déjà fait condamner à ce sujet à plusieurs reprises. Fin 2017 également, Apple porte plainte contre l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) pour avoir mené une action dans un magasin Apple afin de dénoncer la politique d’optimisation fiscale de l’entreprise. Celle-ci demande le paiement de 150 000 € sous astreinte pour chaque nouvelle manifestation de ce type. Rappelons qu’Apple a engrangé 20 milliards de bénéfices en 2017, résultat qualifié « d’historique ». Les 25 et 26 janvier derniers, s’est ouvert un procès entre le groupe Bolloré, trois journaux (Médiapart, L’Obs et Le Point) et deux ONG (Sherpa et React), pour une diffamation dont le ministère public a requis la relaxe. Les défendeurs ont en effet relaté des mobilisations relatives à des exploitations ouest-africaines de la holding Socfin, liée au groupe Bolloré. Depuis 2009, une vingtaine de procédures en diffamation ont été engagées par le groupe Bolloré ou la Socfin, en France et à l’international. Ainsi France Inter, France Culture, France Info, France 2, Bastamag, Libération, Médiapart, L’Obs - reprenez votre souffle - Le Point, Rue 89, Greenpeace, React, Sherpa, ainsi que des avocats et des photographes ont été visés. En 2014, Havas, l’agence de communication du groupe Bolloré, supprime 7 millions de publicité au journal Le Monde, suite à une enquête sur ses activités en Afrique. En janvier également, l’entreprise Conforama a réussi à faire retirer du journal Challenge des informations qui faisaient état de difficultés financières chez l’entreprise d’ameublement. En mai dernier, le groupe Bolloré perd son procès en diffamation contre Bastamag, après cinq ans de procédure et un coût considérable pour le journal : 11 000 €. Mais le journal est encore poursuivi par Bolloré pour un article publié en 2014. Délibéré le 27 novembre. Également en mai, le journal satirique Le Ravi est attaqué en diffamation par le conseiller départemental LR du Vars et par l’office départemental d’éducation et de loisirs (ODEL) et condamné à 2 000 € de dommages et intérêts, dont il fait appel. Une autre procédure en diffamation a été lancée contre le journal indépendant par l’ODEL contre leur enquête « De l’Odel sous les ponts ». Audience le 21 novembre prochain au TGI de Draguignan (1).
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