En 2003, Lille n’était encore qu’une ville grise aux maisons délabrées. Les gens avaient froid et se réchauffaient auprès d’un feu de bois en mangeant des patates. Les mères chantonnaient « dors min tchio quinquin ». Puis, en 2004, les dieux de la culture Didier Fusillier et Martine Aubry se sont penchés sur son berceau pour la sauver. Martine Aubry déclarait récemment « Lille 2004 nous a fait gagner dix ans » (Le Parisien, 11/12/12). Dix années plus tard, il est temps de faire un bilan.
« On fait comme tout le monde, hein », tente de nous expliquer, droit dans son fauteuil en cuir, Didier Fusillier. Le directeur général de lille3000 nous reçoit dans un de ses fiefs, le Tri Postal, qui accueille en ce moment l’expo Perrotin. Un marchand d’art qui va pouvoir faire grimper la cote de ses œuvres, voire en vendre quelques unes, bref... Fusiller, c’est un animal qu’on connaît bien pour l’avoir croqué quelques fois dans nos pages. Diva capricieuse et dépensière, il est l’homme de la culture lilloise. Celui « qui aime son époque et son temps » est bien décidé à nous faire la pédagogie de son travail. Du moins, l’imagine-t-il.
Potentat Public Privé
Avant d’être une marque, un label, un produit, un truc qui vous crache à la gueule rue Faidherbe dès que vous sortez de la gare, lille3000 est une association. Ses locaux se trouvent dans la tour d’Euralille. Son conseil d’administration est partagé en trois : « Il y a six membres par collège, nommés sur la base du volontariat. » Un collège « institutionnel » composé d’élus, un collège « économique » rassemblant des patrons, un collège « culturel » avec des acteurs du milieu. « Quand une personne part, il y en a une autre qui entre mais on ne peut pas adhérer. » Lille3000 club très sélect ? Pour le rejoindre « il faut écrire au président et puis voilà ! » si l’on en croit le directeur. Ivan Renar, également président de l’Orchestre National de Lille, ex-sénateur communiste, étudie sans doute toutes ces demandes avec une attention sans faille. Fusillier, lui, veut rassurer : « Moi j’ai jamais choisi un membre du CA. Martine Aubry non plus ». Bien sûr.
Lorsqu’on y regarde de plus près, parmi les privilégiés, on retrouve des grands noms des familles bourgeoises du Nord : Mulliez, Bonduelle, Doublet, Dutilleul, et Hourdain (le président de la Chambre de Commerce et de l’Industrie) ; petites gens, passez votre chemin !
Ce petit monde-là tricote avec les directeurs des grandes structures culturelles du coin (Defacque du théâtre Le Prato, Seide du Théâtre du Nord, Fleischer du Fresnoy, Gaudichon du musée de La Piscine, Casadesus de l’ONL lui aussi). Dans le collège des élus, Aubry est entourée des décideurs de la culture les plus hauts-placés (Direction Régionale des Affaires Culturelles, Conseil Général, Métropole, Ville de Lille) ainsi que les bourgmestres des villes de Courtrai, Tournai, Mons qui assurent le lien entre la métropolisation et la construction de « l’Eurorégion ». Stupéfiant : c’est la première fois qu’on voit tous les financeurs publics d’une association siéger dans son conseil d’administration !
De la genèse au déluge
Tout cela commença par « un fantastique coup de bluff », comme le dit lui-même Bruno Bonduelle [1]. En 1997, Lille présente, sans espoir particulier de réussite, sa candidature au JO de 2008. En fait, l’objectif est tout autre : que ce soit le sport ou la culture, le Comité Grand Lille, un agrégat de patrons locaux, a besoin d’un levier économique. En 1998, Lille devient « Capitale européenne de la culture », pour l’éternité. Avec l’obtention de ce label, la boîte de pandore s’ouvre et Lille 2004 deviendra une biennale. Martine Aubry n’est pas encore aux commandes, mais elle sent bien le potentiel qu’elle peut en tirer à la succession de Pierre Mauroy : il faut qu’il se passe des choses importantes – des évènements – pour que Lille se développe. Les premiers outils seront la gare TGV et Euralille. Élue en mars 2002, il reste moins de deux ans à Aubry pour mettre en place son grand projet : la culture, un concept fédérateur, consensuel et intouchable. Le but avoué est de redonner une image du Nord qui plaise aux Parisiens, aux entreprises du tertiaire, leurs cadres et leurs employés. C’est aussi de faire un lifting de son image d’alors « de femme carrée et tranchante qui n’aime guère la contestation et qui a réponse à tout [2]. »
Le renouvellement de l’image de la ville de Lille pour rendre la métropole plus « attractive » passe directement par la case culture. Un collectif « d’artistes » critiques en parlait déjà en 2005 : « positionner Lille dans le réseau des villes mondiales, mener à bien de grandes transformations urbaines grâce à de nouvelles infrastructures, créer du consensus et mobiliser une part non négligeable de la population autour d’une conception dévoyée de l’intérêt général : faisant fortement appel aux deniers publics, l’organisation associe des partenaires privés qui captent une part considérable de la plus-value symbolique en comparaison de l’investissement dérisoire. » [3] Présidente de « Lille Horizon 2004 » puis de lille3000 jusqu’en 2010, Martine Aubry, maire et présidente de la LMCU, s’attribue des millions de subventions pour réaliser ses plans [4].
Lille, la meskina ?
À quoi ressemblait la vie culturelle à Lille avant la déferlante ? Jean-jacques Tachdjian, typonoclaste, éditeur, dessinateur, se souvient : « Dans les années 1980-90, c’était un peu la misère culturelle, hormis une troupe de théâtre de rue (collectif Organum), une salle de spectacle (l’Aéronef, rue Colson) et deux trois groupes de rock. Il n’y avait qu’un gros événement municipal, "Le Festival de Lille", qui trustait tout et était très élitiste. » Dans les années 2000, la situation est un peu différente. Le Bal Tzigane, La Noche, Prenez Place, Les 400 clous, Le LEM-UTOPIA : des associations, des collectifs, des habitant-es animent la ville. Ne les cherchez plus, ceux-là ont tous disparu. Quelques élu-es, patrons, et allumés « du milieu » de la culture en ont décidé autrement... Tachdjian dresse le même constat que beaucoup d’autres personnes : « Ça manque de diversité, d’alternatives. Il n’y a pas de contre-pouvoir, pas de contre-culture, pas de possibilité de faire autre chose, même pas un OFF. Ce qu’il faudrait c’est qu’il y ait de la pluralité, pas de la récupération labellisée mais un vrai travail d’accompagnement et de répartition de l’argent public, hors des structures officielles. »
Fusillier se défend de vampiriser les subventions d’autres associations. Il s’en prend à de plus gros poissons que lui : « On a perdu 300 000 euros ! Faut regarder du coté du Théâtre du Nord, de l’Opéra ! » Il surenchérit en évoquant l’administration de Saint-Sauveur : « L’argent qu’on reçoit, on en donne la moitié ! » Fusillier et son équipe seraient en réalité des Robins des bois : « Nous sommes dans un esprit de coopérative. Vous voyez bien où va l’argent, il ne vient pas à nous, on le redistribue ! » (voir ici). Lille3000, « je ne sais pas pourquoi » (sic), dit Fusillier, sert d’intermédiaire entre la ville et les associations pour la programmation du lieu. Ce qui semble être un exploit n’est pourtant qu’un minimum lorsqu’on accapare autant d’argent pour gérer la programmation d’un lieu aussi central.
L’école du précariat
Au pied du conseil oligarchique de l’association, on trouve treize salariés permanents. Fusillier se lamenterait presque : « 86% de nos moyens sont totalement redistribués aux artistes. Il ne reste que 14% pour l’équipe. On a 14% pour la gestion, les salaires des permanents – salaires d’ailleurs qui sont vraiment... euh... bas – et puis après un peu pour la com... » Un peu ? Lille3000 claque 5% de son budget dans « la com », soit 600 000 euros en 2012. C’est juste l’équivalent de la subvention annuelle du centre social Marcel Bertrand la même année.
Il faut également compter les stagiaires qui bossent gratis, et plusieurs dizaines de contrats précaires. Un ancien médiateur culturel de lille3000 souhaitant rester anonyme, raconte : « C’est dégueulasse : ils utilisent le statut de médiateur pour sous-payer les gens qui font des visites guidées ». Lille3000 joue sur l’ambiguité entre « visite » et « médiation » pour ne pas payer au-dessus du SMIC. Dans le cadre de Dunkerque Capitale Régionale de la Culture, les mêmes médiateurs étaient rémunérés autour de 1600 euros brut. La rémunération n’intègre pas le travail en amont pour compléter le contenu des expos. Soirées et dimanches ne sont pas payés davantage. Les rythmes de travail sont effrénés : « Il y a des gens dont la fonction est d’obtenir du chiffre plus que de ménager les conditions de visite. Avant l’expo Saatchi en 2010, on était à 1h30 de visite guidée, puis on est passés à 1h, c’est extrêmement restreint, pour ne pas dire expéditif ». Le but : « rentabiliser et augmenter les chiffres de fréquentation ». Les journées de travail peuvent commencer à 10h pour terminer à 2h et reprendre le lendemain à la même heure.
« Le climat de peur est évident. Je sais que si je vais me renseigner pour connaître mes droits syndicaux, je me grille direct », témoigne une autre ancienne médiatrice. Certain-es en sont aux Prud’hommes. Toujours impeccable dans son fauteuil, Fusillier est sûr de lui du haut de son dédain : « S’ils étaient tellement exploités, il seraient pas là, hein, ils sont plutôt heureux ! Vous trouvez qu’on est vraiment malheureux à travailler ici ? Moi je veux bien, bah allez-y, allez-les voir ! Je sais ce que vous avez dit de moi dans votre journal, que je serais un affreux, un méchant... C’est parce que je brasse, c’est vrai. Et puis, vous savez, moi, les gens qui témoignent anonymement... »
Redessiner la ville, contrôler les masses
Pour Lille 2004, près de quatre mille journalistes reprennent la bouche en cœur l’image d’Epinal du « bond en avant de Lille » [5]. Dix millions de prospectus, flyers, magazines sont distribués. Quinze mille bénévoles sont enrôlés pour relayer l’info du haut vers le bas ou faire les figurant-es bénévolement. Depuis, à chaque édition c’est la même. Des ateliers de création de costume ou de danse sont proposés dans des centres sociaux pour créer l’adhésion et emballer tout ça de participation populaire. Pour Fusillier, normal que La Voix du Nord soit partenaire officiel des évènements : « Elle diffuse à 300 000 exemplaires dans toute la région ». Rien de tel pour entrer par effraction chez les gens. Ceci explique sans doute l’objectivité impartiale des journalistes. Ils sont perdus entre leur impossibilité à critiquer et ne peuvent que relayer la guerre des chiffres stérile initiée par la droite.
Pendant ce temps, la ville est refaçonnée par l’installation de structures dans des quartiers stratégiques afin de concentrer l’offre culturelle dans ces lieux institutionnels. Comme nous le disait un ancien salarié il y a quelques années : « Saint-Sauveur est la dernière Maison folie qui sera celle du quartier Euralille III, la dernière tranche d’Euralille. C’est ce qu’il y a sur les plans d’urbanisme. » Pour Jean-Jacques Tachdjian, « Les équipements devraient être créés autours des gens qui ont des choses à dire et à faire et non pas par décision des politiques. La vie quotidienne, la culture de la rue sont négligées, voire gommées, comme on l’a vu avec la fermeture de plein de petits lieux de concerts privés et vivants. Plus ça va aller et plus la culture ne pourra pas sortir des lieux qui lui sont dédiés. Elle sera limitée au spectacle et à sa consommation. » Contrôler ce qui s’expose, ce qui se chante, ce qui s’exprime, pour contrôler les masses.
L’événementiel, ennemi de la culture
Fusillier et Aubry se sont fait de nombreux détracteurs, même si ces derniers ne pourront jamais parler ouvertement dans un canard comme La Brique. Jusque dans les couloirs de la direction municipale de la mairie, on n’apprécie guère que lille3000 s’accapare la majeure partie du « crédit culturel », tant financier que symbolique. Lille3000, c’est tout l’inverse d’un attachement à la création de foyers culturels dans les quartiers, par les habitant-es et pour les habitant-es. Fusillier se félicitait après 2004 des « huit euros récupérés par la ville pour un euro investi ».
Lille3000 est un spectacle substituant la culture au culturel. Sa fonction est de faire oublier l’histoire dans la culture. Les lieux ou les idées d’une culture populaires sont soigneusement dépecés ou récupérés mais Fusiller se targue d’en incarner le renouveau : « Je vois, par exemple, les tableaux de Watteau : des grandes fêtes de Lille, c’est magnifique. C’étaient des processions païennes ou religieuses. Il y en avait je sais pas, quinze par ans. Nous on en fait une tous les trois ans et y’a encore des zozos pour trouver que c’est un peu excessif ! Tout ça est mort, et c’est du lien social. » Les messes de Fusiller seraient donc là pour nous redonner le goût des carnavals et le plaisir de nous rencontrer...
Dans une conférence donnée en mars 2005 à la mairie de Paris, Fusiller déclarait plutôt : « Il est important de considérer systématiquement la culture comme un agent de développement économique et aussi de paix sociale. » Pari réussi, comme le soulignait un rapport pourtant très officiel : « Aujourd’hui, les incitations politiques traduisent une volonté de transformation de l’image de la ville davantage destinée aux élites économiques qu’aux classes populaires » [6]. C’est cela lille3000 et Didier Fusillier : la mascarade mensongère d’une culture descendante qui ne laissera que des cendres derrière elle.
[1] Marc Prévost, Le Petit Théâtre de Pierre Mauroy, 2007.
[2] Geoffroy Deffrennes, « Portrait de la Maire de Lille », Le Monde, 17/03/05.
[3] Bendy Glu, « Culture & propagande, Lille 2004, capitale européenne de la culture », Agone n°34, 2005.
[4] Pour Fantastic, le Conseil municipal vote une enveloppe de 1,9 million d’euros en février 2012 et une en mai de 1,5 million pour l’animation de la gare Saint-Sauveur. La LMCU en verse une troisième de 2,4 millions.
[5] « Le bond en avant de la culture après 2004 », Lille Horizon 2004.
[6] « Dynamiques culturelles, métropolisation et renouvellement urbain dans la métropole lilloise », Rapport POPSU, 2008.