Avec 6,5 millions d’euros d’apport pour Lille Fantastic, c’est peu dire que les entreprises privées ont partie liée avec les événements de lille3000. Officiellement, rien là qu’un soutien généreux au dynamisme culturel de la métropole. Mais pour peu qu’on y regarde de plus près, on en apprend des vertes...
Quelque chose cloche dans le blabla lille3000 : d’un côté, c’est entendu, la contribution privée à la programmation de l’association – pas moins de 40% du budget total – est parfaitement désintéressée. « Les partenaires viennent pour la culture », avance Didier Fusillier, son directeur artistique. D’un autre côté pourtant, il faudrait « ne pas voir les entreprises uniquement comme des gens qui font un chèque » [1]. Alors pour une fois, prenons le discours de Fusillier au sérieux. Et faisons une hypothèse : les entreprises ne se contentent pas de faire des chèques. Elles en attendent quelques menus retours...
Tapis rose et billets verts
L’association est d’ailleurs explicite : « Lille3000 représente une occasion unique de créer un lien privilégié entre votre entreprise et vos clients. L’entreprise partenaire dispose d’une présence sur les supports de communication de lille3000 (affiches, programmes, cartons d’invitation, site internet, dossiers de presse...) et de l’utilisation du label lille3000 » [2]. Pour cela, Fusillier et son état-major se ménagent quelques moyens. « Veiller à la visibilité des partenaires sur les supports de communication lille3000 », « se rendre disponible pour participer aux événements en relation avec l’activité, y compris en dehors des plages horaires habituelles de travail », « suivre les contreparties » ou gérer les « soirées privées partenaires et monde économique » : le prochain stagiaire recherché par le service Mécénat de l’asso aura du taf [3].
Reste à savoir si ce discours séduit bien les premiers intéressés. De fait, il semblerait que ça ne se goupille pas trop mal. Sur le Powerpoint détaillant les modalités du « partenariat » entre l’asso et le groupe hôtelier Accor, la direction générale Marketing du groupe se félicite de « l’association aux logos/marques de lille3000 et à ses manifestations : supports de communication, opérations de presse, relations publiques » [4]. Insertions publicitaires, affiches officielles et vidéos : dans le jargon, on appelle ça des « contreparties ».
Mécénacles et contreparty
Problème : il existe aujourd’hui une réelle difficulté pour qualifier le type de relations que l’association entretient avec les entreprises. Le site comporte confusément les deux mentions « partenariat » et « mécénat », qui renvoient chacune à des régimes juridiques distincts. Dans les éléments à la fois budgétaires et relatifs au partenariat privé qu’ils nous ont transmis, on ne trouve nulle trace du statut respectif des différents « partenaires » et de leurs différentes contributions. Ce qui n’empêche pas de relever certains faits, à commencer par la privatisation des espaces culturels. Le Tri Postal, via lille3000, organise ainsi pléthore de cocktails mondains après les horaires d’ouverture. Les cadres de Veolia, SFR, Accor ou Air France défilent régulièrement, coupe de champagne en main, devant les œuvres.
À la question de savoir s’ils doivent débourser un peu de caillasse pour se payer ces festivités, Fusillier se marre : « Ben non, ils donnent quand même 400 000 euros, enfin moi je veux bien mais... Quelqu’un qui donne 400 000 euros, il peut au moins organiser ce qu’il veut ! » C’est vrai, quoi. Parfois, ces corporate parties s’ouvrent par un discours de Catherine Cullen, l’élue municipale à la culture. Sans qu’on comprenne bien ce que la détentrice d’un mandat politique pouvait bien faire dans la soirée privée d’un groupe hôtelier [5].
Au-delà de la seule présence diplomatique, la puissance publique déploie d’autres efforts pour ménager les intérêts des entreprises. Les boîtes partenaires de lille3000 bénéficient de deux régimes distincts. Celui de « mécène », qui ouvre droit à réduction fiscale (disposition des articles 200 et 238bis du Code Général des Impôts) et soustrait les opérations réalisées à la TVA. Et celui de « parrain » : les sommes versées deviennent « des charges déductibles du résultat déclaré par l’entreprise au titre de son assujettissement à l’impôt sur les sociétés ou sur les bénéfices », détaille le document que nous a transmis lille3000.
Au service de l’horreur économique
La structure se met aussi en quatre pour relooker les marques qui lui accordent leurs faveurs. Entre le 5 octobre 2012 et le 13 janvier 2013, le Novotel du secteur Euralille a vu sa façade astiquée par un coucher de soleil virtuel réalisé par Electronic Shadow – duo d’artistes lui-même rétribué par lille3000. « La déclinaison d’une forme d’art dans l’hôtel participera à la construction de la marque », se félicite Rodolphe Simon, directeur artistique du groupe Accor. Là encore, le politique n’est pas loin : lors de l’inauguration de l’œuvre, le PDG d’Accor a fait tchin-tchin avec Martine [6].
En octobre et novembre 2012, c’est l’hypermarché Auchan que lille3000 s’est chargé d’égayer. À Roncq, les Anamorphoses de Quentin Bierent sont venues tapisser les rayons de l’empire Mulliez [7]. Et c’est toute une conception de l’art selon Fusillier qui vient donner son souffle au projet : « Mais oui mais moi je m’en fous, je vais faire mes courses au supermarché ! Et j’en ai rien à faire qu’il y ait des petits pois à côté ! »
Deux poids, deux mesures : lors de Lille 2004, la cheffe de projet Caroline Naphegyi avait proposé l’autocensure à la Compagnie Générale de l’Imaginaire, pour une œuvre présumée pouvoir porter préjudice à l’image du groupe Carrefour.
Doublet jeu
Certains jeux personnels ont enfin de quoi laisser songeurs. Celui de Luc Doublet, par exemple. PDG jusqu’en 2011 du leader mondial de la production de drapeaux, il cumulait jusqu’à peu deux casquettes : celle de mécène (il a réalisé des costumes pour la parade de Fantastic), et celle de prestataire – il a répondu à plusieurs bons de commande pour la signalétique de l’association, nous confirme-t-on à la fois au siège de Doublet et de lille3000. Mais pas d’entourloupe, si l’on en croit toujours Fusillier : la concurrence est ouverte à chaque fois qu’un marché s’ouvre, et si Doublet rafle la mise, c’est que le prix de la prestation est le plus compétitif.
Le hic, c’est que Doublet n’est pas que mécène et prestataire de lille3000. Lorsqu’enfin nous obtenons de l’association la composition de ses différents Conseils d’Administration, on apprend qu’en 2007, Doublet était aussi... trésorier de l’association, à une époque où il est encore PDG de sa boîte (il est de nouveau trésorier en 2012, alors qu’il n’est plus « que » président du Conseil de surveillance de son ancienne boîte). Si l’on en croit les statuts, il était donc « chargé de tout ce qui concerne la gestion financière et budgétaire de l’association »... association dont il profite également des appels d’offre [8]. Doublet, trésorier de lille3000, passait-il commande à Doublet, PDG de l’entreprise Doublet ? Joint par téléphone, Olivier Célarié, le chargé de com’ de l’asso, en perd son bagou : « ... Ah... alors ça je peux pas vous répondre... je suis pas juriste ! » Nous non plus, mais visiblement ça tache.
C’est une histoire qui dure : aujourd’hui, c’est Jean-François Dutilleul, PDG de l’entreprise de construction Rabot Dutilleul, qui officie comme trésorier. Publicité, soirées privées, défiscalisation, relooking artistique et rapprochements opaques : lille3000 s’occupe peut-être un peu des assos locales, mais s’emploie surtout à soigner les créances du capital.