« Une sécu dépecée dans l'indifférence générale »

 
macron bleu jauneFrédéric Pierru, chercheur au CNRS, a publié en 2007 un ouvrage1 sur le tournant néolibéral du système de santé français.
Il revient pour La Brique sur les ressorts de la casse de la sécurité sociale au nom d’une « nécessaire » réduction des dépenses publiques.
 
 
Dans votre ouvrage, vous évoquez l’invention du "trou de la sécu" qui constitue une vieille rengaine des acteurs politiques depuis les années 1950. Comment expliquer l'imposition d'une perception purement économique des enjeux de la Sécurité sociale ?
 
C’est, comme dirait Lordon, la force des idées simples, sinon simplistes. Le « trou de la Sécu » renvoie à « l’économie politique de la ménagère », si prisée à droite, par le patronat et une partie de la gauche de gouvernement : « un État ne peut pas durablement dépenser plus que ce qu’il gagne, comme un ménage ». C’est du « bon sens », faux mais prégnant. Du sens commun qui plaît beaucoup à des journalistes qui sont moins des rubricards spécialisés sur la santé que des généralistes qui peinent à appréhender des enjeux complexes.
À cela, il convient d’ajouter que l’État a mis tout son poids pour certifier cette problématique financière, avec la création de la commission des comptes de la Sécurité Sociale2 en 1980. Cet effet de certification étatique est puissant. L’objectif est clair depuis le début : comme me l’a dit la sous-direction des comptes sociaux à la Direction du Budget à Bercy, c’est un outil « pédagogique », même si lui-même sait que cela n’a pas grand sens. En effet, comme les dépenses évoluent en fonction de variables – le progrès technique, la démographie, dont le vieillissement, la situation épidémiologique, la configuration institutionnelle du système de santé – qui sont différentes de celles qui fixent les recettes (en gros, la masse salariale, donc la croissance), il n’y a aucune raison pour qu’a priori les dépenses soient égales aux recettes !
La vraie question c’est celle de l’efficience économique et sanitaire des dépenses de soins. Mais c’est un sujet autrement plus ardu que la rhétorique de la déploration du « trou de la Sécu », niveau zéro de la compréhension des enjeux sanitaires.
 
Vous décrivez le système de santé américain comme un "cancre exemplaire" au niveau mondial. Pouvez-vous expliquer en quoi il constitue un système paradoxalement coûteux et inefficace ?
 
Le système de santé américain est, en apparence, un sacré paradoxe. En effet, d’un côté, il est la démonstration éclatante que le marché dans la santé, ne fonctionne pas : il est beaucoup plus onéreux (18% du PIB US consacrés à la santé contre une fourchette de 10 à 12% pour les pays d’Europe occidentale), très inégalitaire3 et obtient des résultats médiocres, avec de fortes inégalités sociales devant la maladie et la mort.
Pourtant, de l’autre côté, les États-Unis ne cessent d’inspirer les réformateurs des systèmes de santé européens ! En effet, nombre d’innovations gestionnaires, dont la tarification à l'activité (T2A)4, ont été inventées aux États-Unis et importées en Europe, souvent moyennant l’acclimatation par le sas britannique. Donc pourquoi les premiers de la classe s’inspirent-ils du cancre ? La réponse tient en quelques mots : du fait que les assureurs sont en concurrence, ces derniers sont conduits à rivaliser d’ingéniosité pour inventer des instruments qui permettent de maîtriser les coûts, et en particulier d’encadrer les pratiques médicales. Ce qui fait que le système de santé américain inspire les autres pays occidentaux tient à ce que ce pays est le laboratoire dans lequel se sont inventés les outils de discipline du corpsmédical. S’il est globalement coûteux,inefficace et injuste, au niveau micro-économique, il est indéniablement inventif.
 
vieux lettre

Étonnamment, ce modèle se diffuse en France et plus largement en Europe, comment l'expliquer ?
 
Dans les pays d’Europe occidentale, les dépenses de santé sont largement socialisées, même si elles le sont inégalement. Le droit à la santé est consacré par la loi sinon par la constitution. Jusqu’aux années 1970, l’objectif des politiques publiques étaient d’améliorer la couverture maladie et de moderniser l’offre de soins, hospitalière notamment.
Quand l’objectif s’est renversé, progressivement, pour devenir celui de la maîtrise des dépenses de santé, les pays européens se sont trouvés relativement démunis. Ils se sont donc tournés vers les expériences étrangères. Et, de ce point de vue, les États-Unis avaient pris de l’avance. L’équivalent de la T2A française a été inventée aux États-Unis au milieu des années 1970, alors que, chez nous, elle a été mise en place en 2004 ! De même, tous les dispositifs de l’assurance qualité sont made in USA.
Enfin, si on quitte le plan gestionnaire, les chercheur.ses américain.es ont été les premier.es à remettre en cause l’idée selon laquelle « plus de médecine, c’est plus de santé ». On sait désormais que la médecine ne compte que pour 20% de l’amélioration de l’espérance de vie. Les autres 80% renvoient à ce qu'on appelle les déterminants sociaux de la santé : habitat, logement, emploi, etc. Cette remise en cause du « toujours plus » médical ne pouvait que susciter l’intérêt de réformateurs soucieux de justifier la maîtrise des dépenses de santé, forcément impopulaire.
 
Ce discours de crise a justifié de grandes séries de réformes. Qui sont ces entrepreneurs néolibéraux de la réforme du système de santé français ?
 
En France, à l’inverse d’autres pays où la configuration des élites est différente, ces entrepreneurs sont surtout des hauts fonctionnaires, étant donné le poids de ces derniers dans la fabrique de l’action publique. Cette petite élite gestionnaire transcende le clivage gauche/droite. Ce qu’ils partagent, c’est bien une définition gestionnaire des questions de santé et, en particulier, une volonté farouche de lutter contre l’emprise d’une élite concurrente qui historiquement faisait les politiques publiques de santé, l’élite hospitalo-universitaire.
En fait, c’est bien à une lutte au sein du champ du pouvoir – pour parler comme Bourdieu5 – à laquelle on assiste. Derrière ces hauts fonctionnaires, finalement pas si présente que cela, il y a la frange bancaire et assurantielle du patronat6 qui verrait d’un bon œil la privatisation des « bons risques » pour laisser à la Sécu les mauvais. Ce qui est plus préoccupant, c’est qu’en face il n’y a plus personne, comme l’a démontré avec éclat l’accord national interprofessionnel de 2013 qui généralise la complémentaire santé d’entreprise. Les syndicats, qui ont été expulsés à la charnière des années 1990 et 2000 du gouvernement de l’assurance maladie, préfèrent désormais jouer la carte des complémentaires santé7. De même, la Mutualité, qui s’était ralliée à la Sécu sous la pression des mutuelles de fonctionnaires, joue maintenant la carte de l’extension des complémentaires santé…
Quant à la gauche de gouvernement, on a la démonstration devant les yeux… Du coup,il y a de quoi être inquiet pour l’institution. À part quelques francs tireurs, la bête est dépecée dans l’indifférence générale.
 
macron bleu jaune
 
Vous abordez la démocratie sanitaire mise en place par les gouvernements successifs, censée ouvrir le système de santé aux usager.es. Pourtant sa mise en place devient un moyen de maintenir le système en l'état, comment expliquer ce paradoxe ?
 
Je suis circonspect sur cette notion de « démocratie sanitaire ». Certes, elle renvoie à la dynamique associative née avec l’épidémie de SIDA. Du coup, on a assisté à une dynamique de reconversion et d’élargissement des revendications. Certaines associations comme AIDES ont proposé de généraliser les avancées démocratiques obtenues par les associations de malades du SIDA. C’est comme cela qu’a été fondé le Collectif Interassociatif Sur la Santé (CISS), fédération d’associations et d’usager.es. Jusque-là rien à dire. Mais, hélas, comme toujours, les représentant.es, pris dans leurs relations avec les pouvoirs publics, les médecins et l’industrie, se sont professionnalisé.es.
Du coup, ils s’efforcent d’obtenir des strapontins dans les lieux de décision et d’évaluation. Mais sans véritablement peser, si ce n’est de façon marginale, sur les processus de décision. La « gouvernance » du système de santé se verticalise, se technocratise et est tentée parfois par le passage en force. De plus, comme les associations dépendent beaucoup matériellement des pouvoirs publics, elles sont parfois enrôlées dans les réformes, comme on l’a vu lors de la réforme Bachelot8. Surtout, la santé peine à devenir un enjeu politique et électoral en France. Les hommes et femmes politiques prennent beaucoup de soin à esquiver des questions complexes, socialement sensibles et sur lesquelles « il n’y a que des coups à prendre » étant donné la densité de groupes d’intérêt qui tirent à hue et à dia. La démocratie sanitaire nécessiterait avant toute chose des propositions programmatiques claires et tranchées. Au lieu de cela, on communie dans un faux consensus, fait de slogans vagues et de valeurs incontestables.
 
Les réformes néolibérales viseraient notamment à rendre le système de soin plus efficient, mais qu’en est-il pour la prise en charge des patients ?
 
Il ne faut pas trop faire attention à la rhétorique des réformes. Dans la santé comme ailleurs circulent des mots-valises creux : qui serait contre « l’efficience », la « qualité », la « performance », « l’intégration de l’offre de soins » ? Ces mots n’ont pas d’antonymes dans le discours politique : c’est le signe qu’ils ne signifient en eux-mêmes rien. Toute la question est de savoir comment on définit l’« efficience » ou la « qualité »… C’est là que se jouent des luttes politiques… Or, à grand renfort de quantification pseudo-objective, ces notions sont accaparées par des « experts » qui font ainsi passer en contrebande leurs propres définitions, économistes et utilitaristes.
En gros, quand un réformateur parle de « qualité » il faut entendre « productivité » ; quand il parle « d’efficience », il parle de réduction des coûts sans considération pour la qualité des soins, qui reste mal mesurée. Fondamentalement, les réformateurs aspirent, selon une logique néo-taylorienne, à accroître les cadences de « production », sous la pression budgétaire. Ce qui contribue à dégrader les conditions de travail des soignant.es, à augmenter l’absentéisme, ou à favoriser des attitudes de retrait au travail… Le « patient » ne compte que très peu dans cet objectif, même s’il est au cœur des discours de légitimation des réformes.
 
Tout est donc fait pour démontrer l’absence d’alternatives à la libéralisation et à la marchandisation du secteur de la santé. Pourtant vous proposez en conclusion une série d’alternatives, quelles sont-elles ?
 
En 2012, nous avons rédigé un manifeste9, dont les priorités sont la reconquête par la Sécu du terrain perdu en matière de financement des dépenses au profit des complémentaires santé, intrinsèquement inégalitaires et coûteuses. Pourtant,on a continué à organiser ce marché défectueux. Nous proposons aussi d’encadrerla liberté d’installation des médecins libéraux par des mesures plus contraignantes puisque les mesures incitatives ne marchent pas.
Qu’a fait le gouvernement après 2012 ? Il a fait des mesures incitatives. Pareil pour les dépassements d’honoraires, véritable cancer de la solidarité. Le gouvernement les a institutionnalisés en prétendant les encadrer ! Enfin, une proposition parmi plein d’autres, nous proposons que la santé publique s’attaque enfin aux scandaleuses inégalités sociales devant la maladie et la mort… Mais pour cela, il faudrait mener des politiques offensives en matière de logement, de conditions de travail, d’éducation, mais aussi qui tiendraient têtes aux industriels de l’agro-alimentaire. Je ne vois pas comment on peut lutter contre les inégalités sociales de santé en faisant des politiques économiques néolibérales qui, par exemple, contribuent à dégrader les conditions d’emploi et de vie…
En ce sens, la santé n’est pas qu’une politique publique. Comme l’environnement, elle devrait être l’étalon de toutes les politiques publiques. On devrait systématiquement évaluer, par exemple, l’impact d’une politique de l’emploi sur la santé des salarié.es. C’est évidemment aujourd’hui hors de question… Alors que fait-on à la place ? On médicalise en aval ce que l’on n’a pas combattu en amont, comme les maladies professionnelles…
 
 
Propos recueillis par Julien O’miel
 
1. « Hippocrate malade de ses réformes », Frédéric Pierru, Éditions du Croquant, collection « Savoir/Agir », 2007.
2. Celle-ci a pour mission d'analyser les comptes des régimes de sécurité sociale et de proposer des rapports annuels visant à éclaircir les dépenses et recettes de la Sécurité sociale.
3. On sait qu’il y a des dizaines de millions d’américain.es non ou mal assuré.es, et l’Obamacare n’a apporté qu’une réponse partielle et conforme à la nature « marchande » du système de santé américain.
4.  Dans ce même numéro, l'article « L'hôpital-entreprise. La santé à l'agonie » revient en détails sur cette T2A.
5.  Pierre Bourdieu est un sociologue français ayant notamment travaillé sur l’État et les élites bureaucratiques françaises.
6. On peut penser ici à Denis Kessler, ancien président de la Fédération française des sociétés d'assurance et membre du MEDEF.
7. À l'instar d'Humanis, AG2R Prévoyance ou encore Malakoff Médéric, présidée jusqu'en 2015 par Guillaume Sarkozy, frère de l'ex-président et ancien numéro 2 du MEDEF.
8.  Cette réforme fait référence à loi HPST (Hôpital patients santé territoires) de 2009 qui vise pour l’État à réduire les dépenses hospitalières.
9.  André Grimaldi, Didier Tabuteau, François Bourdillon, Frédéric Pierru, Olivier Lyon-Caen, Le Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Odile Jabob, 2012.

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