Qu’est-ce que ça fait, d’être privatisé.es ? Pour les agent.es de quai de la SNCF rencontré.es par La Brique, la privatisation à venir signifie la destruction de leur travail et de leur identité. Annie a travaillé à Lille dans un kiosque info la plupart de sa carrière : elle est devenue du jour au lendemain poinçonneuse de billets à l’entrée des TGV, et ne sait pas de quoi la suite de sa carrière sera faite. Sandra fait de la vente au guichet dans une gare du Nord : elle voit ses tâches augmenter, de nouveaux règlements arriver sans formation préalable. Rencontre avec des personnes qui en bavent mais qui ne vont pas se laisser faire. Tou.tes dans la rue le 5 décembre !
« Le vendredi on supprime mon poste, sur lequel j’étais depuis dix ans. Et lundi je dois aller sur mon nouveau poste avec le sourire. On nous crache dessus », résume Annie. Avec l’échéance du « passage à la concurrence » le 1er janvier 2020, la « réorganisation », selon l’euphémisme des managers, est brutale : les changements et suppressions de postes s’enchaînent, tandis que les perspectives à court terme deviennent floues. « Le poste que j’occupe maintenant, poursuit Annie, est temporaire : c’est jusqu’en décembre. Après, je ne sais pas ce qui m’attend... »
Signe de l’incertitude qui pèse sur l’avenir, la direction rechigne désormais à investir dans la formation des agent.es. Celle-ci, qui s’effectuait auparavant pendant six mois sur le campus de la SNCF à Coron de Méricourt, est réduite à 15 jours, ou doit même se faire sur le temps de travail.
La fin du travail
La destruction du travail, c’est aussi la dégradation progressive des services proposés. La réduction des postes entraîne une surcharge de travail. « Polycompétence », dit la direction : là où il y avait plusieur.es agent.es, un.e seul.e doit maintenantsuffire. Mais sans doute faudrait-il plutôt parler de « polychronie » : un temps saturé de tâches multiples. Car les agent.es restant.es doivent gérer la pénurie : « on se déplace, on change de postes pour combler les trous. Je me retrouve à faire un peu tout, c’est la débrouille permanente » ; d’où des situations attérantes : « pour rejoindre mon poste de travail je suis obligée de me cacher, de passer par l’extérieur de la gare, parce que sinon je suis assaillie par les usagers » nous explique Sandra.
Bien entendu, à devoir tout le temps réapprendre ses tâches, on ne les accomplit jamais comme il faudrait : C’est la première raison de la souffrance. Mais le pire est de devoir se retrouver comptable de dysfonctionnements si manifestes qu’ils semblent provenir d’un sabotage délibéré de l’outil de travail par la direction. « Par exemple, explique Sandra, les gens pensent que je me fous de leur gueule : le billet en guichet est plus cher que le billet sur internet. » D’où, pour finir, mécontentement et souffrance des usager.es : « je vois un papi arriver et il me dit : « enfin un agent ! » et en fait il pleurait parce qu’il avait dû se taper toute la gare », raconte Annie. Ladégradation des services met les agent.es dans une position intenable : faut-iladmettre qu’ « on fait de la merde », comme nous le dit clairement l’une des agentes, ou défendre son travail au risque de défendre les « réformes » patronales ?
Or toutes les personnes rencontrées insistent a contrario sur la « fierté » qu’elles tiraient de leur travail : « on avait cet art du métier, ce savoir-faire. Ils le bradent. » Ce n’est pas tout ! Il s’agissait aussi, pour ces agent.es, d’un travail de lien : Annie, ancienne responsable d’un point info, explique ainsi : « c’était un jeu… j’aimais bien faire retomber la pression quand l’usager arrivait en rogne ». Et les agent.es de craindre la fin de ce lieu de sociabilité qu’étaient les gares, et le développement de « gare-fantômes » sans agent.e, peuplées de machines et de commerces. Le lieu traditionnel duromantisme des départs et des séparations douloureuses est désormais devenu une triste zone commerciale.
Le travail a changé de nature : d’un travail partiellement informel permettant un investissement libre dans la tâche (« j’orientais, je calmais les gens, je donnais des conseils touristiques... » détailleAnnie), on passe à un travail où règne la contrainte par la nécessité et le sentiment de mal faire.
Rare photo de Guillaume Pepy dans sa maison de jeunesse
Violence gratuite pour tou.tes
Désormais, dans un processus déjà observé à La Poste ou dans d’autres administrations (Pôle Emploi, Caf, Cpam… ), les guichets disparaissent. La justification ? Réduction de coûts, bien sûr, mais aussi récit enchanté macroniste : l’usager.e est « autonome », ielle détermine seul.e son intérêt maximal. Récit dont l’envers plus violent est : choix délibéré de cesser d’encadrer la partie de la population qui ne saura pas se débrouiller seule. Celleux qui « ne sont rien » n’auront plus rien. Dans la carrière d’Annie, passée de l’information aux usager.es à la surveillance des client.es, se lit tout le devenir du service public.
Aujourd’hui tout le monde a peur
Pour prendre la mesure de ce qui se perd, il suffit d’interroger les agent.es sur ce que la SNCF représentait pour elleux : « quand je suis entrée, c’était pas une boîte, c’était LA boîte », nous dit Sandra. « J’en suis restée à : "À nous de vous faire préférer le train". C’est bête mais ça me parlait cette pub » explique Annie. Ici la parole ne s’arrête pas, les anecdotes s’enchaînent : « dans n’importe quelle gare j’étais à la maison », « quand on se croise, même si c’est quelqu’un du sud, il te dit : " je suis de la maison" »… explique Sandra, avant deraconter comment, en vacances, il lui est arrivé d’intervenir bénévolement pour pallier le manque d’agent.es dans un train en panne.
La fin de cet emploi n’est donc pas simplement la fin d’un job comme un autre : c’est la destruction d’une identité. Le collectif qui structurait l’existence des travailleur.ses et, dans une large mesure, leur donnait sens, se défait, ne laissant que des individus désemparé.es.
Cela se sent. « Quelle motivation tu veux qu’on ait ? » demande Sandra. « C’est une lutte constante pour pas arriver au boulot en pleurant » confie Annie. D’où, pour ces personnes de la région, l’impression d’un cauchemar qui se répète : « on a l’impression que ça va faire comme les mines… » Parallèle pertinent : de nouveau, labourgeoisie sacrifie les travailleur.ses de l’industrie.
Bagarre générale
Burn-out ? Bien pire : une variété de situations qui va de la déprime au suicide. Face à un tel carnage, la question se pose naïvement : pourquoi ? Peut-on se contenter de déplorer le mépris des classes dirigeantes et la recherche à courte vue du profit immédiat ? Il faut aller plus loin : la destruction des cheminot.es n’est pas un effet collatéral regrettable de la privatisation, c’est un mode de gouvernement. Dans un ouvrage des années 1930 sur le suicide, le sociologue Maurice Halbwachs vend la mèche : « la société, dit-il, se débarrasse des inutiles : elle laisse se suicider celleux qui ne peuvent pas s’adapter à la nécessaire modernisation ». Se débarrasser, au sens propre, des cheminot.es, voilà l’intention parfaitement consciente des classes supérieures. Gouverner par la crainte, parl’empauvrement, substituer le désespoir à la colère et la revendication, tel est leressort de la guerre que cette classe mène contre nous.
Gabrielle Declercq, Lud, Pierre Deschlag.