Si vous participez aux manifestations du mouvement social actuel, vous avez pu tous et toutes constater que certaines présences étaient plus remarquées que d’autres, voire changeaient carrément la teneur de l’ambiance : cortège de tête, cheminot.es, pompier.ères, etc.
Notamment les syndiqué.es de la CGT-Énergie de Lille. Iels viennent nombreux.ses en tenue de travail et déters. Grosse ambiance au mégaphone et cagoules de mise (« parce qu’il fait froid », nous a-t-on dit). Leur présence détonne comparé aux défilés merguez « on lâche rien » classiques. La Brique est allée causer avec Thierry, délégué de la CGT énergie Lille.
La restructuration EDF/GDF, personne n’y a rien compris, nous non plus d’ailleurs. On nous a donc refait un topo. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’entreprise, autrefois nationale, est en partie privatisée et scindée entre acteurs du transport, producteurs d’énergie, branche commerciale et la gestion du réseau. Tout ça grâce aux lois de privatisation et de libéralisation du secteur de l’énergie1, une autre version de la casse du service public. « EDF a fait du mercato2 […], c’était un vrai fiasco d’avoir joué au Monopoly, c’est de l’argent public qui a été dilapidé » témoigne Thierry. Par cette privatisation, le travail des salarié.es a été complètement réorganisé, divisé et sous-traité pour une partie. « Autant j’étais fier d’appartenir à cette entreprise, autant j’en ai un peu honte par rapport au client. Parce qu'aujourd’hui on abuse. Le client, il paie son prix d’électricité et de gaz trop cher3 et son service il n’est pas au top ».
Dans la région, les employé.es travaillent en grande partie sur le terrain. Iels viennent installer chez les particulier.es, s’occupent de la maintenance des infrastructures, ou travaillent à la centrale…
Il aurait été fort surprenant que les conditions de travail s’améliorent avec les restructurations. Celles-ci ont surtout impliqué une séparation des savoirs et des responsabilités entre les entreprises nouvellement créées. Ce qui implique également plus d’externalisation des tâches. « La réalisation des branchements pour un lotissement neuf est faite par des sous-traitants, souvent des entreprises du BTP. La pose de protection sur les réseaux nus est en cours d’externalisation. Avant, ces activités étaient réalisées par les exploitants, ça permettait de s’approprier doucement le travail en hauteur, des tâches de protection de ligne, ce qui permettait une montée en compétence progressive ».
À force de tout compartimenter, on en arrive au pire : « Sur les supports bois, par exemple, au-delà de 15 ans, il faut les vérifier tous les ans. Mais c’est plus appliqué. Du coup, quand un gars monte, sans en avoir l’expérience, sans savoir vérifier si un poteau est en état ou pas, il monte dessus, il tombe. Il meurt. Voilà. Ça se solde comme ça. »
Au vu du premier diagnostic, on pourrait se dire que ce n’est pas la forme. La précarisation du travail touche tout autant des entités et identités salariales fortes telles que celles des travailleur.euses du secteur de l’énergie, et ce malgré le statut des électricien.nes et gazier.ères de France4.
Le dit statut est d’ailleurs au cœur des tensions. La ministre de la transition écologique s’est chargée de rassurer dans un premier temps les employé.es : « On a eu un message sur nos messageries professionnelles de Madame la Ministre, Élisabeth Borne, pour dire : ne vous inquiétez pas, on va négocier avec vos partenaires sociaux des modalités réduisant l’impact de la réforme. En 30 ans, c’est inédit d’avoir un politique qui s’invite sur nos messageries professionnelles. C’est dire s’ils ont des craintes. » Or le 27 janvier c’est le twist par l’annonce de la fin du régime spécial de retraite et l’exclusion des retraité.es du statut national des IEG (Industries Électriques et Gazières). Il y a donc de l’eau dans le gaz et s’ensuit une mobilisation sous haute tension.
Ça va faire tout noir (fous ta cagoule)
Depuis, tout est devenu plus compliqué quant à l’action syndicale, division des tâches, des spécialités et des espaces. Le trivial devient ridicule. « Avant, on pouvait parler tranquillement à un gazier. Aujourd’hui, mon badge d’accès sur site ne fonctionne plus chez les gaziers. Ce n’est qu’un exemple, mais c’est assez révélateur des cloisons et des portes que les employeurs mettent entre les salarié.es pour qu’ils ne puissent plus se parler. Ça divise. »
Qu’à cela ne tienne, un mouvement social et ça repart. Dans les cortèges, on peut avoir une réminiscence de ce qu’était la solidarité et la masse ouvrière des ancien.nes salarié.es de EDF/GDF. Les syndiqué.es mettent le paquet : venir en nombre, en tenue, faire du bruit, mettre l’ambiance et procéder des actions de coupures pendant les manifestations. « La direction nous rappelle que nous n’avons pas le droit de couper sans avoir un ordre de travail et un accès au réseau. Elle fait son boulot. Elle considère que l’on franchit une ligne jaune quand on coupe l’électricité. Nous on considère que si l’on décide de la franchir, c’est collectivement. »
Le syndicat a bien compris les enjeux de criminalisation de la critique sociale : « Si on parle du niveau de mobilisation réel dans le pays, le gouvernement saute… Les médias sont là pour nous incriminer ».
On a bien vu qu’en face, nos forces de l’ordre préférées ne réagissaient pas pareil. Les travailleur.euses de l’énergie s’adaptent en conséquence. On a vu des charges ciblées contre les syndiqué.es du secteur de l’énergie, avec arrestations en bonus. « Début janvier, fin de manif, à République. Au moment de la dislocation, les gars sont descendus au poste souterrain pour couper. La première fois, les CRS n’ont pas compris, la deuxième oui. Donc ils en ont chopé deux. Pour le coup, un du GRT gaz et un de RTE5, deux qui ignorent comment ça marche. Ils ne pouvaient rien dire, donc ils n’ont eu aucune charge. » Par ailleurs, depuis le début du mouvement, en France, ce sont 52 travailleur.eus de l’énergie qui ont été convoqués ou cueillis au domicile par la police.
La répression vient aussi d’ailleurs. Si les directions tentent d’endormir la contestation par un discours soporifique se voulant rassurant pour les employé.es ; cela ne les a pas empêchés de porter plainte contre la CGT à propos des coupures. « La direction s’est ramassée [...]. Le juge a déclaré que cela s’est fait en dehors du mouvement de grève, donc il n’y avait pas lieu de condamner la CGT. » Si la répression n’éteint pas la mobilisation, les coupures alimentent en énergie au-delà de leur propre secteur.
Mais cela ne s’arrête pas là, « dans la région, ça bouge ». Gros coup de pression de la part des grévistes de la centrale de Gravelines. Le réacteur d’une centrale nucléaire produit de la vapeur. Celle-ci fait tourner une turbine qui produit de l’électricité. Quand les grévistes font baisser la charge de la centrale, iels baissent ainsi la production de vapeur. Or, en dessous d’une certaine charge, le réacteur par manque de refroidissement se met automatiquement en arrêt. « Ils ont eu plusieurs messages d’alerte de la direction pour remonter la charge de la centrale. » Faisant fi de ces derniers, les deux seuls employé.es disposant de la manette de commande, bien identifiables par la direction, maintiennent la tension.
« Le courant est produit et consommé instantanément. S’il y a moins de courant, il faut en importer d’ailleurs : Espagne, Allemagne, Belgique, Grande-Bretagne... Le prix d’un mégawatt est habituellement aux alentours de 35/50 euros. Là on est autour de 500 euros. C’est un vrai coup de pression économique. »
Pourquoi couper le jus ? Pour se mettre en lumière : « C’est ça le but de la coupure. C’est mettre la mobilisation, sur le devant de la scène », tant pis pour la mauvaise presse des grands médias. « On sait qu’il n’y aura pas de bienveillance ou même de neutralité de leur part. Quand la CGT fait des trucs de bien faut le dire, quand elle fait des trucs de mal, faut le dire. Ce n’est pas tant la couverture médiatique qui nous intéresse, mais le recul du gouvernement. »
Sabotages virtuoses et réalimentations solidaires
L’action ne s’arrête pas en si bon chemin. Parce que les directions « n’ont plus de son, plus d’image », les coupures ne se limitent pas aux parcours de manif. « L’idée c’est de montrer au préfet, à l’État que l’on est là pour remettre l’électricité en cas de tempête, qu’on assure la mission de service public, mais aussi qu’on a la main sur la manette et qu’il ne faut pas trop chatouiller. D’où les coupures des centres commerciaux d’Englos-Roncq. On était une centaine de personnes, à deux on pourrait le faire. Mais le but ce n’est pas d’y aller comme ça cagoulé, c’est de faire les choses et de les revendiquer. »
Ça non plus, les grévistes ne l’ont pas fait à moitié, puisque leur vidéo de vœux 2020 est revendicative et ne manque pas d’humour : « du coup, on a fait des vidéos en se déguisant en terroristes »6.
Cette vidéo fait également passer un message important de la part des électricien.nes et gazier.es syndiqué.es, celui du manquement de leur entreprise à sa mission de service public. La CGT s’insurge contre les coupures faites aux locataires et réclame l'application de la trêve hivernale. « Pour nous, la plus grosse violence, c’est les 600 000 foyers qui ont été coupés d’électricité l’année dernière. Parce que pas de sousous, pas de lumière. La violence sociale elle est là. On a proposé aux copains de faire des réalimentations. Autant, il y a une quinzaine d’années [NDLR, lors des premières restructurations] on a en fait. Là c’est en train de mûrir doucement. Pour qu’on parle de lutte positivement. » C’est bien l’idée du service public qui pousse les syndicalistes à l’action.
Cerise sur le gâteau : « À La Courneuve, la CGT a ouvert un accueil dans des locaux désaffectés d’EDF. Ça fait un an et demi. Ils ont forcé un accueil et sont rentrés dedans illégalement. Ils font l’accueil de clients de la banlieue parisienne. Ils fonctionnent avec des syndiqué.es CGT et pas sur leurs temps de travail. C’est bien la démonstration que les ouvriers savent s’organiser, répondre aux clients, ils savent tout faire sans qu’il y ait quelqu’un qui s’engraisse dessus. C’est la démonstration que l’on porte ce service public. Évidement il n’y a pas les ordinateurs et tout ça… Mais ils répondent au client, ils prennent contact avec le collègue qui est officiellement au bureau. Ils règlent pleins de situations. Cela signifie qu’il y a un besoin auquel le service public ne répond plus. »
N’oublions pas de penser l’action syndicale de manière globale, d’utiliser nos outils de travail et nos savoir-faire à l’usage de la lutte des classes. Face à la bourgeoisie néo-libérale, rappelons-nous les propositions d’Émile Pouget7: pour arracher un os au capitalisme, pratiquons l’action directe.
Sacha Peurh et Picsou.
Vous en voulez plus ? Il y en a encore ! On vous disait que personne n’avait rien compris à la restructuration d’EDF et GDF. Là aussi, les syndiqué.es ont pris les devants. La CGT a coproduit, avec « Là-bas si j’y suis », le documentaire Main basse sur l’énergie, réalisé par Gilles Ballastre. Le film est en libre accès, et vous pourrez enfin comprendre ce qui se passe derrière vos factures sibyllines (spoiler alert : vous n’allez pas être content.es). |
1. En 2004, la loi relative au secteur public de l’énergie change le statut de EDF/GDF en société anonyme, préparant ainsi la libéralisation des marchés de l’énergie le 1er juillet 2007.
2. Le 24 septembre 2008, EDF acquiert British Energy pour 12,7 milliards d'euros.
3. Depuis 2007, les prix à la consommation de l’électricité ont augmenté d’environ 50%. INSEE avril 2019.
4. Statut crée le 22 juin 1946, suite aux lois de nationalisation du secteur instiguées par Marcel Paul, Ministre communiste de la production industrielle. Il définit des conditions salariales favorables (régime spécial de retraite, conditions de mobilité professionnelles, actions sociales, etc.)
5. Deux entreprises chargées du transport du gaz et de l’électricité.
6. On peut retrouver l’appel du Front de Libération des Retraites par Répartition sur le Facebook de la CGT énergie Lille métropole.
7. Secrétaire général adjoint de la Confédération générale du travail de 1901 à 1907 et un des plus ardents militants du syndicalisme révolutionnaire.