Le mouvement des gilets jaunes nous questionne au sein de la rédac’. Dès le début du mouvement, les critiques tournent en boucle : ces gilets jaunes ne se mobiliseraient que pour leurs bagnoles, contre les taxes, bref, pour leur pouvoir d’achat sans autre considération politique et sociale. On entend aussi que c’est un mouvement de fachos, de petits patrons. Alors, on a mis le nez dedans, AG, blocage de ronds-points, papotes et discutes avec des gilets jaunes. Retour sur un mois de mobilisations à travers des épisodes vécus par la rédac’, à Lille et aux alentours. Morceaux choisis.
18 novembre - Rennes - Caen
Rencontre avec les bloqueur.ses de rond-point
Deuxième jour de blocage des gilets jaunes, le pouce en l’air, j’amorce un stop Rennes direction Caen. L’autoroute qui relie les deux villes est presque entièrement bloquée, m’obligeant à passer par les routes départementales. Pas très enthousiaste au départ à l’idée de rencontrer ces manifestant.es mobilisé.es pour leur seul pouvoir d’achat, je croise des familles bien installées sur les rotondes. Ambiance après-midi entre voisin.es, tout le monde semble bien se connaître. On sent comme un air de convivialité. Un garçon qui ne doit pas avoir plus de 10 ans m’interpelle : « T’as pas de gilet jaune ? Mais si tu en mets pas un, Macron il va venir me prendre mon argent de poche ! ». L’insurrection en culottes courtes, du jamais vu. Après quelques temps passés en leur compagnie, je finis par céder : ça fonctionne. Ça nous oblige à jouer leur jeu. Ça bloque les flux de circulation et ça dérange, ça interpelle même. On ne peut pas les ignorer.
Mon regard se pose sur les passant.es, automobilistes en vadrouille. Certain.es mettent en évidence un gilet jaune sur la plage avant de leur bagnole pour manifester leur soutien au mouvement. D’autres vont jusqu’à le brandir par la fenêtre, haranguant les foules massées sur les rotondes, façon supporter.
Mon voyage aurait pu durer des plombes. C’était sans compter l’aide apportée par les manifestant.es qui se mobilisent pour me trouver des co-voitureur.ses. Au bout d’un certain temps, une personne accepte de me conduire jusqu’à Caen. Je comprends pendant le voyage que la personne m’a prise en stop pour s’assurer un droit de passage sur mon rond-point de transit. Je n’ai rencontré aucun.e automobiliste qui leur ai donné tort sur les raisons de se rebeller. Mais tous.tes n’affichent pas la même sympathie pour le mouvement. Certain.es m’avouent mettre leur gilet jaune en évidence sur leur plage avant par crainte d’être bloqué.es. D’autres leur reprochent leur peu de revendications : « Mais c’est contre le capitalisme qu’il faut se battre ! » m’assène un manifestant… Une mise en abîme de mes propres hésitations.
29 novembre – AG Étudiante, Lille 3
Les gilets jaunes au cœur du débat
Pour la première assemblée générale (AG) étudiante de l’année, le hall B de l’Université de Lille 3 est bien rempli. 150 étudiant.es assis.es par terre se relaient le micro. Il est surtout question de l’annonce par le gouvernement Philippe de la hausse des frais d’inscriptions pour les étudiant.es étrangers. Mais très vite la question de rejoindre les gilets jaunes s’invite dans le débat. Chacun.e y va de son propre avis sur le sujet : « mobilisation historique », « on ne peut pas ne pas en être ». D’autres sont plus méfiants vis-à-vis d’un mouvement noyauté par l’extrême droite. L’une des prises de paroles invective l’assemblée : « il ne faut pas oublier que ce ne sont pas des camarades. Il y a dans ce mouvement des fafs et des patrons d’entreprises ». Sorti.es de l’AG, on se dit que la convergence des luttes n’est peut-être pas encore pour tout de suite vu les quelques frilosités des étudiant.es parmi les plus mobilisé.es. L’infos circule que les gilets jaunes organisent de leur propre AG le lendemain à Lomme. On décide donc à quelques briqueux.ses de s’y rendre , histoire de voir ce que ça donne.
30 novembre - AG des gilets Jaunes
Mairie de Lomme
Tâter le terrain
Rendez-vous est donc donné le lendemain devant la mairie de Lomme à 19 heures. On se demandait si l’info était vraie. Et effectivement, à l’heure dite, quelques gilets jaunes campent sur le parvis. On s’installe dans une petite salle – prêtée par la mairie – rapidement pleine à craquer. Sans gilet jaune, on fait un peu tache dans une assemblée par ailleurs particulièrement masculine et dont la moyenne d’âge avoisine plus les 40-50 que les 20-30 ans. L’AG commence, on apprend qu’elle est à l’initiative de cinq gilets jaunes élu.es qui font tous.tes le même constat : « Les gilets jaunes sont trop éclatés. On est des groupes de 30-35 un peu partout alors que si on se réunissait tous on pourrait être presque 300 ». Malgré l’originalité du mouvement, on retrouve tout de même à chaque fois les mêmes débats. C’est qu’on a passé la première demi-heure sur les violences policières — et la violence tout court. Un jeune, qui avait visiblement bu un coup de trop, s’insurge dès le départ contre le manque de solidarité des gilets jaunes lorsque certain.es se font arrêter. Il crie à la foule : « Heureusement que les casseurs sont là pour nous protéger ». Ce qui ne manque pas de susciter quelques : « mais nous on est pas avec les casseurs », qui ne suscite pas l’adhésion majoritaire. Un homme profite de la parole pour raconter sa garde à vue et le manque de solidarité des personnes présentes.
Le second point de crispation ne tarde pas à faire jour. Un homme, la soixantaine, interpelle l’assemblée. Syndiqué, il propose un rapprochement avec les syndicats. Ça ne passe pas. Ça énerve même une bonne partie des gilets jaunes présent.es. Le discours anti-syndical semble bien ancré, tout comme la critique des partis politiques. Un des moments les plus marquants de l’AG est l’intervention de cet homme d’une trentaine d’années « mandaté par l’AG de Valenciennes » qui nous sert une intervention fleuve de plus de vingt minutes. Le gars embraie d’emblée sur la nécessaire organisation du mouvement. Il est presque en campagne. Il se propose de devenir représentant départemental des gilets jaunes devant l’assemblée quelque peu médusée. Et d’ajouter : « Les blocages ça sert à rien, même pendant un ou deux ans, on n’aura rien. L’important c’est de négocier ». Le clivage sur l’organisation interne et les modalités d’action trône toujours en bonne place des conflits internes d’un mouvement social. Action directe contre négociation ? Organisation horizontale contre représentation ?
La majorité semble néanmoins acquise, tout comme nous, au redoublement des blocages et au maintien d’une organisation horizontale. Le même homme ajoute, quelques minutes plus tard « Moi je n’ai pas de problème d’argent. Je gagne plus de 2 000 euros par mois et ma femme est médecin-urgentiste ». Effectivement, on croise différentes classes sociales. Prennent la parole un ancien militaire, une chômeuse, une patronne de PME, une éducatrice spécialisée, deux cheminots, des ouvriers. Si l’AG est transclasse, elle est néanmoins particulièrement masculine. Quelques blagues vaseuses et sexistes, d’autres « mademoiselle » et « je vous présente ma femme » ponctuent le débat mais surtout, on sent que la prise de parole féminine est compliquée. Sur une vingtaine de prises de parole, seulement trois femmes. Non pas que le milieu militant se caractérise par son émancipation féministe mais la domination masculine sévit ici avec force.
Et puis, sur la fin, une petite séquence nous crispe fortement. Le jeune visiblement alcoolisé, qui intervenait de façon quelque peu intempestive, a été… sorti manu militari et livré à la police par l’un des gilets jaunes. Dans la voiture du retour, on rediscute de ce qui vient de se passer. Si on reste enthousiaste sur la motivation insurrectionnelle de l’assemblée, on est quelque peu gêné.és de la façon dont certaines personnes ont pu se comporter.
4 décembre
De l’AG de luttes au rond-point de la Chapelle d’Armentières
AG de Lutte, Altopost, 19h
Quelques jours plus tard, c’est à l’AG de lutte d’entrer dans la danse. Plusieurs copain.ine.s lancent l’initiative alors que le mouvement est déjà lancé depuis trois semaines. On sent que ça intrigue le milieu militant lillois autonome et assimilé. Le bar est blindé, on a du mal à entendre les interventions. Certain.es d’entre nous commencent par raconter l’AG des gilets jaunes de la veille. Les interventions qui suivent sont plutôt unanimes : « Ça fait des années qu’on attend ça, on peut pas rester là à rien faire ». L’option « faire des trucs de notre côté » est également balayée. C’est que les gilets jaunes n’ont absolument rien à nous envier sur les opérations de blocage et réussissent même là où nous sommes tenu.es en échec depuis des années : bloquer les flux de marchandises. On sent néanmoins que nos catégories d’analyse peinent à rendre compte de ce qui se passe. Qui sont-ils.elles ? Ça débat des propos sexistes et racistes tenus par certain.es gilets jaunes. L’usage du « nous » et du « eux » fait d’ailleurs débat. Sommes-nous tou.tes des gilets jaunes ?
En plein milieu de l’AG, un texto envoyé sur la liste des gilets jaunes nous avertit d’une action à venir : rendez-vous au MIN (marché d’intérêt national) à 22h.
Parking du M.I.N. de Lomme, 22h
Une partie de l’AG de lutte décide de se joindre à la danse du rond-point. Arrivé.es sur site, l’action est déclarée : il s’agit de bloquer les entrepôts d’Heineken et de Lidl. Une quinzaine de voitures sur un parking se mettent en route du parking du MIN. Pas le temps de se poser, nous dit-on, départ direct sur le lieu de blocage : Marie Blachère à la Chapelle d’Armentières. On suit les voitures. Le cortège ressemble à une escouade qui part à la guerre. On arrive sur une zone de dépôt de marchandises. On sort. Une quarantaine de personnes de tous bords se présentent, gilets jaunes, gants et bières pour tenir la nuit.
Un homme semble faire partie de celles et ceux qui ont organisé l’action. Il explique qu’au vu de notre nombre, on peut se répartir à une douzaine sur trois points de blocage : trois équipes sont constituées avec chacune un « référent ». On se sépare. Une partie d’entre nous part en marchant à 300 mètres d’ici. Le référent nous guide. Sur le chemin, il nous raconte qu’il est là depuis le 17 novembre. Il a fait plusieurs blocages au MIN, à Gravelines... C’est sa deuxième nuit ici.
Entrepôts de la Chapelle d’Armentières, 23h
Trois ronds-points, trois groupes de blocages, trois ambiances.
Rond-point 1
Les gilets jaunes sont équipé.es. Un gros 4x4 (sûrement diesel) arrive et dépose quelques palettes, giclées d’essence. Il fait froid, le feu nous réchauffe, on entame les discussions.
Thomas*, la quarantaine, est cheminot. Il n’est pas syndiqué mais a participé à la grève l’année dernière. Il aurait voulu qu’elle soit plus offensive. Il est dans le mouvement depuis le début. On discute grèves et blocages. : « J’ai mangé des pâtes pendant des mois pendant la grève. » Le blocage le fatigue : « Je dors trois heures par nuit. Le téléphone n’arrête pas de sonner » mais au moins il ne perd pas de salaire.
Philippe, la cinquantaine, ancien opticien indépendant, intriguant personnage. C’est la première fois qu’il se mobilise : « La classe politique ment, entourloupe tout le monde. Je souhaite que Macron démissionne ». Pour lui, c’est certain, le mouvement gilet jaune est le point de départ d’une révolution… pacifiste. Le pacifisme, il y croit dur comme fer : il n’y aura pas de violence, pas de mort.e, pas de blessé.e. Il pense que le mouvement se structurera en parti politique et aboutira à une VIème république. La projection nous intrigue : « Et en gros, il va se passer quoi ensuite ? ». Tout, va changer selon lui, parce que le peuple sera enfin aux commandes sans l’influence des partis politiques traditionnels ni celle des syndicats. Ça revient d’ailleurs dans pas mal de discussions, l’envie de couper la tête aux corps intermédiaires. Et puis rajoute-t-il, « Après tout, il faut piocher dans les idées de tous : celles de gauche comme celles de droite ». Il y a quelques nœuds politiques dans ses histoires, ça tient des deux bouts la maxime macroniste « Ni de gauche, ni de droite, et les deux en même temps ». Ce, tout en demandant sa démission. Le pragmatisme n’a pas de camp.
Sylvie, petite cinquantaine. Elle s’inquiète pour les lycéen.nes et tout particulièrement pour son fils scolarisé à Roubaix, gazé la veille par les keufs. Elle souhaite que les gilets jaunes forment un cordon de protection des jeunes lycée.nes. à la question « Comment se passe le rapport avec les flics sur le blocage ? », elle répond : « Tout se passe bien ». Les baqueux sont passés la veille. Elle nous explique la stratégie : quand la BAC se pointe, faire croire que le barrage ne dure que quelques dizaines de minutes, puis recommencer à bloquer une fois qu’ils sont partis.
Gérard, cariste, la quarantaine. On discute sur l’alternative entre barrage filtrant et blocage total. Pour lui pas de doute : « Tu vois, moi, je suis cariste. Quand il y a un accident sur l’autoroute, ça bloque pendant trois heures, quand il y a de la neige, toute la circulation est bloquée pendant une matinée. On n’est pas là pour enfiler les perles : pour que Macron démissionne faut tout bloquer. Rien à foutre des barrages filtrants ! »
Rond-point 2
Une bagnole arrive à toute berzingue, palettes traînées à l’arrière. On en prend une partie pour le feu. Le reste des palettes servira à bloquer la route. Le premier camion arrive. Il n’a pas l’air heureux de nous voir, il veut finir son service et appeler sa famille. Il sort avec un gilet jaune pour discuter avec nous. De rares camions viennent entre 22h30 et minuit, mais il semble qu’il y en ait beaucoup moins qu’hier. Le type qui nous a emmené.es jusqu’ici nous dit qu’il faut éviter de parler aux flics : « S’ils vous demandent qui est le responsable, vous dites que c’est quelqu’un d’autre, ou que c’est Macron. C’est Macron qui est responsable. » Un groupe de connaissances arrive en le saluant et nous propose à tou.tes des bières pour la nuit.
Rond-point 3
On discute avec une dame. Elle est femme au foyer à Maubeuge. Elle nous dit devoir s’occuper de ses six enfants. Elle aurait voulu aller aux manifestations à Paris mais elle leur a promis de ne pas se mettre en danger. C’est pour ça qu’elle vient tous les soirs aux blocages sur la métropole lilloise. Un autre manifestant nous soutient dur comme fer que Macron a prévu de vendre la France à l’ONU pour faire passer 3000 immigré.es sur le territoire. On grince des dents. Il se fait rembarrer par un autre bloqueur qui lui dit « C’est sûrement une connerie. »
Samedi 8 décembre - Lille
Gilets verts et gilets jaunes
On se met dans la manif. Devant la gare, premier slogan : « La police avec nous ». Cinq minutes plus tard, changement d’ambiance, ça crie « Tout le monde déteste la police », alors que les baqueux se rapprochent de certain.es manifestant.es rue Faidherbe. C’est aussi ça, les gilets jaunes, cette capacité à tenir dans un même espace des gens qui s’opposent sur des stratégies, mais qui s’unissent face à la répression. De retour à République, le cortège pour le climat nous rejoint. Un cortège jaune et vert part en direction du parc Jean-Baptiste Lebas. On s’arrête devant les grilles rouges, et on attend. Quelques gilets ou écolos énervé.es veulent aller plus loin, mais ça n’a pas l’air de faire l’unanimité. Qu’à cela ne tienne, direction la mairie. Un cortège se reforme. C’était le temps nécessaire pour nous donner tort, car on est rattrapé.es par des slogans. Les flics ont l’air paniqué. Les manifestant.es ne savent pas où aller. « À Euralille ! » lance hasardeusement un manifestant. Le cortège se fait arrêter au bout de 200 mètres sur la rue de Paris. Les flics se déploient, tout le monde recule en courant.
Des gyrophares, au loin, tapissent les murs de leurs lueurs bleues. On a juste le temps d’éviter des flics (et un contrôle) avant qu’ils ne fondent sur une trentaine de personnes. 34 nassé.es par les CRS d’un côté, la BAC de l’autre. La moitié des gens, constatant qu’aucune fuite n’est possible, se met à genoux en référence aux lycéen.nes de Mantes-la-Jolie, humilié.es la veille. Mais les baqueux n’aiment visiblement pas la référence et demandent gentiment à tout le monde de se coller le ventre à terre. Panier à salade, départ pour le comico pour une vérif’ d’identité. Tout le monde sort quelques heures après, sans souci. Un copain nous rejoint plus tard : « Dans le box, il y avait en majorité des gens qui n’ont jamais manifesté. Certains faisaient des snaps en cellule. »
10 décembre – AG Lille 3
Connexion des luttes ?
À l’appel de quelques militant.es lillois.es, une soixantaine de personnes se retrouve dans un hall de Lille 3. On trouve des personnes venues de tout le département. Mais surtout – fait rarissime – des univers se croisent.
Gilets jaunes, étudiant.es, lycéen.nes, professeur.es, cheminots, ça se met à discuter. Tout le monde n’est pas forcément sur la même longueur d’onde. Surtout quand ça parle du rapport aux keufs et aux familles des vitrines. Mais ça cause actions communes, possibilités de soutiens. L’invitation à soutenir les lycées est rappelée. Un étudiant étranger raconte son interpellation, sa garde à vue suite à une manif’ et son procès à venir. Une vieille dame, revêtue de son gilet jaune, s’exclame à plusieurs reprises : « On sera là, devant le tribunal, on sera là pour te soutenir ».
La Brique
*Les prénoms ont été modifiés.