Au sortir de la guerre, Georges Orwell écrivait : « lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon. » Autrement dit, si vous guettez le retour des fascistes, ne vous fatiguez pas les yeux à scruter l’apparition de moustaches ou de costumes en cuir, ni à tendre l'oreille, attentifs au bruit des bottes sur le pavé, cherchez plutôt du côté des respectables. C'est en tout cas ce que conclut Ugo Palheta, sociologue à l'Université de Lille et auteur du récent ouvrage La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre.
Bolsonaro, Trump, Erdogan, Salvini... La liste des dirigeants aux velléités fascisantes1 est longue et ne cesse de s'étendre. Au fil de leurs victoires, les discours médiatiques indignés semblent s'être taris pour laisser place à la résignation ou à la complaisance. Mais comment en est-on arrivé.es là ? La possibilité du fascisme propose de livrer quelques clefs de compréhension.
Non, le fascisme n'est pas mort
Palheta y définit le fascisme comme un projet politique de « régénération nationale d’une communauté imaginaire » visant à la domination des autres communautés en expurgeant les éléments supposés éloignés de son essence (soit les minorités ethno-raciales et religieuses ou les dissidents politiques). Mouvement de masse (ce qui le distingue, selon l'auteur, des groupuscules aux aspirations fascistes), le fascisme s'appuie sur des milices. Force est de constater qu'aucun groupe de politique ne coche aujourd'hui l'intégralité de ces cases. Faut-il en conclure à l'obsolescence de la notion ?
Parler de fascisme fait aujourd'hui figure de parti-pris militant, tant fleurissent depuis quelques années, quantité d'euphémismes parmi lesquels la notion de « populisme » se taille la part du lion. C'est pourtant bien le fascisme qui est au cœur de l'histoire longue et des doctrines promues par les partis français d'extrême-droite, qui puisent tant dans le boulangisme du XIXe siècle que du doriotisme à l'intérieur duquel le RN s'inscrit en droite ligne. Il faut lire pour s'en convaincre les ouvrages de Nicolas Lebourg qui dresse le portrait, à mille lieux d'une quelconque « dédiabolisation », d'un parti politique intrinsèquement lié au projet fasciste.
Parler de fascisme, c'est également refuser cette stratégie de la respectabilité imposée par le RN et ses communicants, qui phagocytent de manière agressive le débat public pour en imposer les termes. À ce titre, le terme de « populisme », avec ses faux-airs de neutralité respectable, brouille plus qu'il n'éclaire la réalité qu'il se propose d'expliquer. Suintant le mépris de classe et reposant intégralement sur l'idée que le mauvais populus (opposé au bon demos) est incapable de s'investir dans la chose publique, il est principalement utilisé pour renvoyer dos-à-dos gauche radicale et extrême-droite, selon la vieille rengaine sociale-démocrate qui feint de croire que le spectre politique n'est pas un plan mais une sphère sur laquelle se rejoignent les extrêmes, au détriment des différences programmatiques pourtant béantes. Le terme est d'autant plus dommageable qu'il croit dénoncer ce que ses cibles réclament : représenter le peuple.
La possibilité du fascisme
Si le parallèle avec les années 30 n'est pas toujours heureux, il permet néanmoins d'observer le contexte lors duquel une société emprunte la voie du fascisme. Pour Palheta, l'absence d'une gauche forte et fédératrice constitue un prérequis déterminant. « Quand Mussolini est appelé par le Roi en 1922 pour prendre le pouvoir. Pourquoi ne pas l'avoir fait un an et demi avant en Italie, quand il y avait vraiment une menace révolutionnaire ? Ce qu'on appelait les deux années rouges où il y a eu effectivement des grèves dans toutes les plus grandes entreprises et usines. En Allemagne, il s’est passé la même chose. Quand Hitler arrive au pouvoir 1933, le mouvement révolutionnaire n’est pas du tout puissant. »2
La crise d'hégémonie profonde que connaît le pouvoir en place constitue un second motif. Devenue incapable d'asseoir leur légitimité sur le consentement, la classe possédante, prompte à scier méthodiquement la branche sur laquelle elle est confortablement installée à mesure qu'elle fait voler en éclats les faibles compensations distribuées aux travailleur.ses, connaît un déficit de légitimité croissant qui lui permet d'envisager une collaboration avec les fascistes.
Mais pour Palheta, la bourgeoisie n'est pas le seul responsable du fascisme. Parti de masse, il doit, pour prétendre gouverner, fabriquer le consentement des classes populaires. À ce jeu, toutes les stratégies sont autorisées. Le Rassemblement National, « parti néofasciste en gestation », fait figure de cas d'école : stratégie marketing et d'entrisme agressive, investissement massif des médias pour imposer les termes avec lesquels le débat se joue, opportunisme et revirement sur les questions économiques ou de société, racialisation exacerbée de la question sociale sont autant de stratégies déployées depuis des décennies avec un certain succès.
N'en déplaise aux chantres de la « dédiabolisation », la conception raciste du corps social constitue en effet la véritable matrice du Rassemblement National. Opportuniste jusqu'au bout des ongles au sein d'un parti ouvertement anti-féministe, on a ainsi pu voir Marine Le Pen ressortir le vieux motif néocolonial de défense des femmes contre des oppresseurs masculins étrangers, laissant provisoirement de côté à des fins électoralistes (et contrairement à certains de ses homologues européens ou américains) la vision violemment patriarcale défendue par les fascistes.
« La Gauche », les Noirs et les Arabes3
C'est bien la gauche qui, la première, a ciblé spécifiquement et volontairement les musulman.e.s, ouvrant la voie aux discours fascistes. Un processus expliqué par Ugo Palheta : « Les premiers dans le champ politique à produire des éléments spécifiques de stigmatisation des musulman.e.s, c'est les socialistes. Au début des années 80, au moment des grandes grèves dans l'industrie automobiles pour sauvegarder l’emploi. » C'était vraiment une pure tactique politique pour faire peur et disqualifier la grève en disant « ce sont des revendications identitaires radicales chiites plutôt que des revendication ouvrières. »
La stigmatisation des musulman.e.s sur des bases raciales se poursuit tout au long des années 90 : « les intellectuels issus de la gauche vont avoir un rôle crucial à travers les affaires du foulard dans la construction d'une islamophobie médiatique. Qui va ensuite devenir une islamophobie imprégnant le champ politique. Mais c'est Finkielkraut (qui est issu de la gauche) et Régis Debray qui font des pétitions notamment au moment de l'affaire de Creil, pour dire qu'il faut faire une nouvelle loi sur la laïcité pour empêcher l'activisme musulman. Le sens commun islamophobe est assez largement produit par la gauche. »4 Le processus n'est pas imputable qu'à la gauche dite « institutionnelle » : à travers les faux débats du voile, qui ressurgissent régulièrement sous diverses formes lorsqu'un responsable politique est en panne d'inspiration, la racialisation de la question sociale a infusé dans les rangs du PCF et de la CGT en passant par la LCR.
La montée inexorable des extrêmes-droites tend à conduire vers une forme de défaitisme dans un contexte où la gauche, éclatée, apparaît particulièrement vulnérable et où ses ennemis multiplient les victoires. Si les modes d'actions ne manquent pas, il apparaît comme un prérequis de nommer précisément cet ennemi que l'on combat, de refuser la stratégie de respectabilité qu'il nous impose et d'appeler un chat un chat, un fasciste un fasciste.
Joseph, Louise, Zbeub
1. Le terme de fascisant apparaît adapté pour décrire des partis dont les actions et propos tendent vers ou préparent le terrain au fascisme.
2. Entretien avec l'auteur.
3. Nous reprenons ici le titre d'un ouvrage de Laurent Lévy consacré à cette question.
4. Entretien avec l'auteur.