Lille, capitale de la ségrégation

segregation1Un record. Avec 44% d’élèves scolarisé.es dans l’enseignement privé, de la maternelle à l’université, la métropole lilloise détient rien moins que le record de France en la matière, doublant la moyenne nationale qui s’élève à 22%. Dans des communes, comme Beaucamps-Ligny et Bondues, plus de 85% des élèves étudient dans des écoles privées. Des établissements privés à Roubaix, Tourcoing, Marcq, scolarisent plus de 2000 élèves qui se massent à l’abri des classes populaires. Comment expliquer ce phénomène ? Levons le voile, chiffres à l’appui, sur la réalité de cette ségrégation scolaire, particulièrement vivace dans la métropole.

Les données chiffrées (1) font apparaître des différences considérables dans le recrutement des élèves entre les écoles publiques et privées. Au lycée privé Frédéric Ozanam de Roubaix, on trouve 60% d’enfants de cadres sup’, dans un département où ils et elles représentent 13% des élèves scolarisé.es. À l’inverse, 9% d’enfants sont issu.es des classes populaires, contre 52,4% pour la moyenne départementale, et 70% sur le quartier. À l’autre bout, dans les établissements publics : collège JB Lebas, Roubaix, 90% d’enfants de « familles défavorisées ». Lille, collège de Wazemmes, 76% d’enfants « d’ouvrier.es et d’inactif.ves », 6% d’enfants de cadres. Collège Boris Vian : 68% d’élèves défavorisé.es sont inscrit.es, alors que 48% en sont issus dans le quartier. La ségrégation scolaire est donc supérieure à la ségrégation territoriale. Dans les collèges des quartiers prioritaires de la métropole, 82% des élèves appartiennent à la catégorie « défavorisé.es », soit deux fois plus que la moyenne départementale (2).

Tradition et modernité

L’hypertrophie de l’enseignement privé dans la métropole s’explique largement par le poids historique du paternalisme patronal (3) dans la région, et par l’importance de mouvements tels la J.O.C., Jeunesse Ouvrière Chrétienne, soucieux de socialiser la jeunesse ouvrière selon des modèles de bonne tempérance et de lui fournir une juste idée de sa place dans la société. L’école privée n’a donc jamais seulement été un truc pour les riches.

Mais cela se passait au début du XXème siècle. Comment expliquer la persistance du poids du privé ? Les logiques confessionnelles sont aujourd’hui largement minoritaires dans le choix des familles de scolariser leurs enfants dans ces établissements.

Les raisons alléguées par les familles, bien connues, sont en général exprimées avec toute l’innocence des bonnes intentions : « mettre mon enfant dans un établissement bien fréquenté ». On se permettra de traduire : « soustraire la chair de ma chair à la contamination morale et physique des enfants de basse extraction ». Avec un regard plus soucieux de lucidité, on se permet aussi de rappeler que certaines familles disposent de moyens financiers (on trouve facilement des tarifs de l’ordre de 800 euros annuels l’inscription proposés à des familles aux revenus moyens), d’une connaissance des parcours scolaires, des procédures d’orientation, de l’attractivité des établissements… en un mot de ce que les sociologues nomment un « capital scolaire ». Ces moyens leur permettent de jouer au mieux leur carte sur le marché scolaire et de choisir l’école à même d’offrir le plus de chances de réussite à leurs gamins.

Abandonné.es à leur sort

Attention au scoop : regrouper difficultés sociales et scolaires ne produit pas des résultats éclatants. Le taux de réussite au brevet des élèves des collèges de l’éducation prioritaire est inférieur de 20% à celui de la moyenne. Les orientations en seconde générale s’élèvent à 50%, contre 70% pour l’ensemble des collèges de la métropole. Et avec l’accroissement de la logique de marché, la situation s’aggrave. Le recrutement des établissements privilégiés est devenu de plus en plus sélectif au cours des dernières années, ce qui entraîne mécaniquement une baisse de la mixité sociale dans les autres établissements. Avec ici quelques efforts remarquables, comme au collège du Cardinal Liénart, à Tourcoing, qui est parvenu à faire chuter sa part d’élèves issu.es des catégories défavorisé.es de 20% en trois ans. La fuite entraîne la fuite : le départ des familles les mieux dôté.es en capital scolaire contribue à faire baisser l’attractivité des établissements, ce qui suscite de nouveaux départs. Il n’y a pourtant pas de fatalité : des moyens financiers, des choix éducatifs concertés de la part des directions, des équipes d’enseignant.es stables, un travail sur le « climat scolaire », semblent pouvoir permettre à certains établissements de redorer leur blason. Des contre-exemples existent (4).

segregation2

« Évitement » ?

L’erreur serait ici de se laisser abuser par un mot : « évitement scolaire ». L’expression suggère que la démarche viendrait des seules familles qui, avec plus ou moins de ruse et de bonne conscience, parviendraient à éviter la carte scolaire et l’obligation de scolariser son enfant dans l’établissement du secteur géographique. C’est vrai, mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que la réciproque est vraie aussi : le système scolaire est précisément organisé, avec le privé, avec ses possibilités de dérogation, sa concurrence entre établissements sur la base des options proposées, pour permettre à ces familles-là de tirer au mieux leur carte du jeu. Ces familles ne peuvent agir ainsi que parce que l’organisation du système scolaire les y autorise, de façon implicite. La carte scolaire, loin d’être un instrument au service de la mixité sociale, est un « dispositif assurant le maintien des inégalités d’accès à l’école » (5). Le fonctionnement ordinaire de l’institution inclut le dysfonctionnement, l’exception fait partie de la règle.

Et quand le fonctionnement ordinaire ne suffit pas, la municipalité donne un petit coup de pouce : rappelons ainsi le cas de l’ancien collège Jean Macé, au parc rouge (6). Ce collège scolarisait à la fois les élèves du secteur favorisé de Lille centre et celleux du quartier populaire de Moulins. Horreur ! Les demandes de dérogation atteignaient des sommets. Lorsque le collège est fermé pour cause d’amiante, la mairie et le conseil général y trouvent le prétexte pour « lancer une politique d’implantation des établissements dans les quartiers » et font bâtir le collège de Moulins. Une manière remarquablement hypocrite de produire de la ségrégation sociale tout en prétendant agir au service des gens. De fait, ce collège concentre maintenant près de 70% d’élèves défavorisé.es.

Si la ségrégation s’accroît, c’est bien par suite de politiques scolaires. Au-delà des réformes et des proclamations tonitruantes, n’est-ce pas dans cette augmentation silencieuse de la logique de marché scolaire que pèse le plus grand péril sur l’école ?

Unruhige Träume
Dessins de HLN

 

1. Pour ces données, comme l’idée de l’article, voir le chapitre de Sociologie de Lille, par le collectif Degeyter, consacré aux questions éducatives.
2. Source : note sur l’éducation de l’agence du développement et de l’urbanisme de lille (Adulm), 2017.
3. Le paternalisme patronal, c’est la politique sociale de ces grands patrons du XIXème, qui finançaient des équipements afin de fixer une main-d’oeuvre encore insuffisamment disciplinée : coron, dispensaire, magasin, l’église pour remercier le patron, et donc l’école.
4. Certains établissements de l’éducation prioritaire reçoivent plus de demandes d’admissions que de départs
5. cf. L. Barrault-Stella, « Une politique auto-subversive : l’attribution des dérogations scolaires »
6. Stella, Hala Zika, « Bienvenue au collège d’Alcatraz », La Brique, n°50, printemps 2017.

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