Il aura fallu 7 années avant que s’ouvre le procès des entreprises responsables de la mort de Vincent Dequin et Arthur Bertelli. Tous deux cordistes, tous deux victimes de leur travail, engloutis au fond d’un silo à sucre. Le 11 janvier 2019, les deux sociétés mises en cause dans le drame ont comparu devant le tribunal correctionnel de Reims. Elles ont été reconnues coupables d’homicides involontaires et de manquements aux obligations de sécurité. Pour les Cordistes, constitué.es en collectif, c’est le début d’une reconnaissance de la dangerosité de leur métier.
Eric Louis, un des fondateurs de l’association « Cordistes en colère, cordistes solidaires » et un habitué des colonnes de La Brique, était au procès. Extraits d’audience :
C’est pas moi, c’est lui
« Qui est le responsable du plan de prévention Monsieur?
– Le chef d’établissement.
– Donc en tant que chef d’établissement, Monsieur, vous avez lu ce plan de prévention?
– Oui.
– Et vous l’avez signé?
– Oui.
– Monsieur, n’avez vous pas vu que le nom qui apparaît en bas de ce document n’est pas le vôtre? Mais celui de votre prédécesseur? Que c’est donc un mauvais copié-collé ? »
Tout empreint de son calme olympien, le jeune substitut du procureur se rassoit. Il n’attend pas de réponse à ces dernières questions.
À la barre, Michel Mangion, le directeur de la sucrerie Cristal Union de Bazancourt au moment de l’accident, reste tourné vers lui. L’air égaré. Le corps à la dérive. Écrasé par le poids des dizaines de regards qui convergent vers son dos. Le président reprend la main. Les réponses de Michel Mangion sont bredouillées plus que déclamées. Les mots s’entrechoquent, se bousculent, se chevauchent, hésitent. À cet instant, il est où le directeur d’usine dynamique ? L’inébranlable décideur? À l’assurance conférée par les prérogatives d’une hiérarchie protectrice. Il ne mène pas le débat. Mais tente de le suivre péniblement. Les codes du langage entrepreneurial, les formules apprises dans les manuels de management ne lui sont d’aucun secours. À peine semble-t-il reprendre du poil de la bête lorsqu’il s’élance dans une tirade à l’évidence répétée avec son avocat. Même si c’est à contre-temps, ne répondant pas, ou qu’incomplètement à une question de la cour. Ici, le rapport de force est inversé. Il est le mauvais élève pris en faute, face à ses maîtres. S’efforçant de minimiser ses responsabilités, ses manquements. Les rejetant même sur l’autre prévenu, David Duval, directeur de Carrard services, entreprise de nettoyage qui envoyait des cordistes chez Cristal Union. D’ailleurs cette audience ne sera que cela: le rejet de la faute des uns sur les autres.
À la barre, face à la cour, ce sont bien deux lampistes qui répondent aux questions, au nom de leurs mentors. Les proches des victimes attendent ce moment depuis sept longues années.
L’avocat de Cristal Union est la caricature de lui-même. Vieux beau à la haute et large stature. (…) Son timbre de voix s’enflamme à mesure que s’accumulent les erreurs techniques de ses arguments. La gestuelle théâtrale accompagne immanquablement le leitmotiv dont il martèle les mots, rugissant de plus en plus à mesure qu’il les assène.
Cordistes solidaires
À ces mots, derrière lui, le public s’agite, proteste en silence. Car aux côtés des familles et des compagnes, les cordistes sont là. En nombre, et pas des moindres. Quelques-uns des formateurs les plus compétents et diplômés du métier ont fait le voyage jusqu’à Reims. À l’énoncé de ces inexactitudes leur sang de professionnel ne fait qu’un tour. Réduits au silence, les corps se tendent, les mains s’agitent.(...) Ce qu’il aura manqué dans ce procès, c’est une expertise technique. Car le propos tourne autour de points très spécifiques du métier. Il est flagrant que l’incertitude plane dans les esprits, transparaissant dans les paroles. (…) Ce travail de recherche de témoignages, en amont de l’audience n’a manifestement pas été mené. Cette carence, les cordistes présents la relèvent. Ce sera une réflexion de plus à mener au sein de l’association Cordistes en colère, cordiste solidaire, fraîchement constituée.
Dès 8 heures du matin, il sont là. Affairés, chacun tout à sa tâche. Ils installent des banderoles, un drapeau, dressent les tables, montent le barnum aussi, le crachin champenois n’ayant rien à envier à son rival breton. Café, petits gâteaux et tracts sont proposés aux passants. À les voir si organisés, si sereins face aux forces de l’ordre, répondant aux sollicitations des nombreux médias qui ont fait le déplacement, on a peine à imaginer qu’il s’agit là de leur première action concrète. Cette association prend corps dans la peine qu’a suscitée la mort d’un autre cordiste, Quentin.
Il a péri le 21 juin 2017, enseveli dans un silo appartenant à une filiale de Cristal Union. C’est le déclencheur d’une prise de conscience des réels risques d’accidents d’un métier, dont il est fréquemment et un peu rapidement dit qu’il n’est pas plus accidentogène qu’un autre. Depuis 2007, Arthur, Vincent, Joshua, Farid, Quentin, Mickaël, François, Régis, Bruno, Lionel, Pierre-Ange, tous cordistes, sont morts d’accidents de travail. Et d’autres, dont on peine à trouver les noms. 17 morts en 11 ans. Les cordistes sont environ 8500 à travailler chaque jour à travers la France. (…) Le métier n’ayant pas de convention collective propre, les travailleurs sur cordes sont rattachés à la fédération du bâtiment. Et les statistiques relatives à ces accidents sont noyées dans les déclarations de celle-ci. La liste des décès n’est pas exhaustive... Comment dès lors alerter sur le taux d’accidents, sur leurs causes, sur les mesures correctives à mettre en place, s’il n’existe pas de liste précise synthétisant ces éléments? (...)
Un accident de travail ne laisse jamais indemne. Même s’il n’est pas d’une gravité extrême. Toute victime se heurte à la pression des employeurs, autour des enjeux de la déclaration d’accident. À la médecine, parfois sourde aux souffrances exprimées. A la CPAM, prompte à renvoyer au boulot des salariés encore en souffrance. Toute cette adversité, l’ouvrier cordiste l’affronte seul. Vulnérable, influençable et inévitablement influencé. C’est de soutien qu’a besoin la personne accidentée, isolée face à l’adversité.
« On venait de commencer à peine qu’il s’est créé un entonnoir et on a été attirés vers le bas. J’ai vu Arthur glisser lentement vers le bas entraîné par son matériels, déjà recouvert de sucre. Rapidement il a été étouffé par un amas de sucre qui glissait des parois. Vincent a suivi le même chemin en essayant de se dégager. Il a maintenu sa tête le plus longtemps possible vers le haut, mais le sucre a continué à l’ensevelir. Il s’est adressé à moi en disant "C’est mon tour." J’ai essayé de le rassurer. Mais je ne pouvais rien faire. A mon tour, mon matériel était pris dans le sucre. Je me suis retrouvé dans un cône à 2 mètres environ de la surface. Je me suis vu mourir. »
Frédéric Soulier est un survivant.
Ce 13 mars 2012, à 11 heures 45, il vient de voir disparaître deux collègues sous ses yeux. Arthur Bertelli avait 23 ans, Vincent Dequin en avait 33. Lui même échappe à la mort de justesse. Sept ans après, (…) c’est un homme marqué à vie qui se tient malgré tout, digne et droit à la barre du tribunal. Certains faits ne laissent pas de place au doute. Le plan de prévention ne mentionne aucunement le risque d’ensevelissement, alors que l’opération consiste à envoyer des cordistes dans un silo à l’intérieur duquel il reste 5000 tonnes de sucre. (…) Et que dire de l’accueil sécurité obligatoire auquel les cordistes étaient invités à participer... à 13h30! Et de l’absence de moyens de communication. (...) Et comment qualifier, comment justifier cet acte qui consiste, en pleine conscience, à ouvrir des trappes de désilage à l’endroit même où travaillent des ouvriers ?
Plus rien ne ramènera Vincent et Arthur. Les familles, qui voyaient 7 années de leur vie ramassées dans les quelques heures de cette audience le savent. Il sont venus chercher la vérité. Voir les responsabilités assumées. Il n’auront vu que le spectacle pitoyable d’hommes qu’aucun regret n’effleure, qu’aucune humanité n’anime. Des avocats à la solde et à l’unisson de leurs clients, se rejeter la balle de cette responsabilité.
Via le soutien qu’elle apporte à la famille mais aussi grâce à leur expertise technique l’asso’ fondée par les cordistes veut peser lors de la journée d’audience du 5 avril concernant la mort de Quentin. Son but est aussi de bâtir un rapport de force entre les cordistes de base, isolés, souvent tenus pour quantité négligeable, et les employeurs. Pour devenir un réel contre-poids face aux instances qui représentent le métier, toutes d’émanation patronale, l’association veut rassembler. Elle orga-nise des réunions d’informations dans près d’une dizaine de villes et prévoit une rencontre nationale en septembre.
Pour que Daddy coule
On apprend pendant le bouclage que Cristal Union fait appel de la condamnation. Bafouant la mémoire d’Arthur et Vincent morts dans leur silo. Piétinant la douleur de leurs proches. Méprisant le traumatisme de Frédéric..
Annonçant leur mépris à l’égard de Quentin, décédé lui aussi pour leurs 2,5 milliards de chiffre d’affaire. Face à leur cynisme. Les cordistes en colères en appellent au boycott : boycott de Cristal union et de son sucre Daddy !
Pour vous renseigner sur l’association : Cordistes en colère, cordistes solidaires cordistesencolere.noblogs.org Vous y trouverez une excellente enquête de notre confrère Franck Dépretz Le bouquin d'Eric Louis, Casser du sucre à la pioche, est dispo aux éditions du commun, 4€. |