Le secteur de l'action sociale, à force d'être méprisé et de se faire matraquer, a fini par se soulever. Les graves défaillances de la protection de l'enfance sont à l'origine de la colère des salarié.es. Grèves, actions, manifestations et une journée nationale de mobilisations dont Lille a été l'épicentre. Cette contestation inédite par son ampleur et par ses soutiens ne demande qu'à continuer de s'étendre.
Quatorze enfants placé.es dans une seule et même famille d’accueil; une jeune fille de douze ans qui retourne à la rue et à la prostitution en l’absence de solution d’hébergement; une autre de seize ans violentée par son père mais obligée de rester sous le même toit faute de place, un enfant de 4 ans changé trois fois de famille d’accueil parce qu’en sureffectif, quand d’autres ne sont tout bonnement pas pris en charge ; un bébé qui a attendu deux mois à la maternité avant qu’une famille ne l’accueille; les exemples témoignant d’une protection de l’enfance à l’agonie ne manquent pas.
Dans le Nord, la brutalité de la politique d’austérité conduite par le Président du département Jean-René Lecerf (voir encadré : Jean René Lecerf, président de la galère) est mise en cause par les professionel.les de terrain. Ces derniers font face à des conditions sociales extrêmement précaires. L’alarme est sonnée: les moyens humains et matériels sont insuffisants pour assurer le minimum de protection à leur public. Il leur faut donc désormais assumer l’angoisse et la culpabilité de ne pas pouvoir remplir leur mission. Comme le résume Céline, une éducatrice: « Ce n’est plus possible d’aller travailler en sachant qu’on va maltraiter des enfants qu’on est censés protéger ».
Burn-out, arrêts maladies à répétition, équipes qui changent sans cesse, direction sourde et aveugle, perte de sens professionnel, ne pouvaient aboutir qu’à une colère et une lutte sans précédent.
Le social se déchaîne
Début octobre, l’unité territoriale de prévention et d’action social (UTPAS) de Tourcoing-Mouvaux, structure qui assure les missions sociales du département, se met en grève et crée le Collectif dégradé. Au fil des semaines, l’ensemble des UTPAS de la Direction territoriale de Roubaix-Tourcoing a rejoint le mouvement, suivi par les unités de Lille-Moulins, Lambersart, Haubourdin, Anzin, Saint-Amand-Les-Eaux, et Gravelines. Le 6 novembre, une première manif’ rassemblant près de 1000 salarié.es du social défilent dans les rues lilloises en portant un cercueil, symbole de la mort annoncée de leur mission d’intérêt général.
La prévention spécialisée – partenaires du département qui accompagnent des ados et des jeunes adultes dans leur survie quotidienne – lutte de son côté pour ne pas crever. Deux associations, Rencontre et loisir et Avenir et Loisir, ferment définitivement fin 2018. À l’occasion de la journée nationale de la prévention spécialisée du 8 novembre à Nantes, une délégation lilloise pénètre dans le palais des congrès pour faire entendre sa voix. Une manif' spontanée part dans les rues nantaises et, lors de l’AG qui suit, des collègues de la France entière font le constat d’une dégradation généralisée. L’invitation est lancée: le 11 décembre à Lille, la prévention spécialisée rejoint les UTPAS dans la rue pour une grande journée de mobilisation nationale pour le social et les droits sociaux.
La construction d’un rapport de force
En attendant le 11 décembre, les actions et les soutiens se multiplient. Le 12 novembre, le Collectif dégradé perturbe la journée «bien-être au travail» organisée par le département qui n’a rien de mieux à proposer que des séances de sophrologie, de massage et de méditation pour répondre à la souffrance de ses équipes. Le 19 novembre, pour la journée mondiale de l’enfance, 700 peluches sont déposées devant le département pour symboliser les 700 places en foyer d’accueil supprimées qui mettent autant d’enfants en danger. Des salarié.es d’autres départements rejoignent le collectif et initient des actions sur leurs territoires.
Des soutiens multiples pour une mobilisation historique
Il n’est pas question ici de lutter pour de meilleurs salaires. Les salarié.es réclament simplement les moyens humains et matériels nécessaires pour s’occuper correctement des enfants pris en charge.
Le syndicat de la magistrature du Nord publie un communiqué de soutien au mouvement. Il y dénonce le manque de moyens affectés à la protection de l’enfance. Manque qui impacte directement le travail des juges des enfants et des parquets des mineur.es. Ces professionnel.les en sont réduit.es« à être les témoins impuissants d’une prise en charge morcelée, contraire à l’intérêt de l’enfant qu’ils sont chargés de garantir » auquel s’ajoute un délai moyen de 4 mois avant que les décisions ne soient appliquées.
Le collectif des Olieux publie également un communiqué pour appuyer les revendications des UTPAS. Ce collectif se bat depuis des années pour réclamer que les droits des mineur.es étranger.es soient appliqués, notamment l’hébergement et la scolarisation. Il a parfois manifesté devant ces mêmes UTPAS pour dénoncer l’inaction du département. Pour une fois le combat se fera côte à côte.
Le syndicat SUD, qui accompagne la mobilisation depuis le début, met ses forces à disposition. D’autres collectifs de défense du social se créent un peu partout en France et une coordination nationale émerge.
Le 11 décembre, tous ces collectifs de lutte convergent dans les rues lilloises accompagnés par près de 3 000 salarié.es du secteur social venu.es du Nord, du Pas-de-Calais, de Paris, de Nancy, de Poitiers, de Rouen, de Nantes, d’Angers, de l’Oise, de l’Ille-et-Vilaine. Des rassemblements s’organisent aussi à Agen, Rennes, Paris...
Le cortège lillois, d’une ampleur inédite, finit sur le parvis de l’hôtel du département, sous les fenêtres de J.-R. Lecerf, symbolisant à lui seul la politique de casse du social.
Un collectif pour fédérer sur la durée
Cette mobilisation concerne avant tout la protection de l'enfance mais c'est le social dans son ensemble qui est en danger. Dès décembre 2017 à Lille s'est crée le collectif Social déchaîné: plate-forme rassemblant des agent.es syndiqué.es ou non, issu.es de différents organismes publics ou privés qui œuvrent dans le social et le médico-social. Son but est de lutter contre la marchandisation du secteur et la précarisation des salarié.es, tout en reliant et rendant visible les multiples colères éparpillées. Comme le résume Eric, éducateur de rue: « On est des invisibles et on bosse auprès de personnes encore plus invisibles que nous. Pas simple de se faire entendre ».
Beaucoup abandonnent le métier, écœuré.es, même parmi les jeunes diplomé.es. Pour celles et ceux qui ne veulent plus baisser la tête, rejoignez le Social déchaîné1. Il se réunit toutes les deux semaines et se donne pour mission de construire sur la longueur un front uni rassemblant les différents secteurs. Le secteur hospitalier est appelé à rejoindre la lutte et de nouvelles occasions de converger se préparent pour fin janvier.
Encadré : Département du Nord : Jean-René Lecerf, Président de la galère |
L’aide sociale à l’enfance (ASE) est une mission du département, mise en œuvre par les unités territoriales d’action et de prévention d’action sociale (UTPAS) qui emploie assistantes sociales, éducateurs, infirmières, médecins, psychologues, assistantes familiales, secrétaires, etc. Le fait que Lille devienne l’épicentre de la contestation ne doit rien au hasard. D’abord parce que le département du Nord est le champion des dépenses sociales, triste record dû à des besoins énormes. Mais aussi parce qu’il a le malheur d’avoir J.-R. Lecerf comme président. Quand on veut dater le début de la dégradation de l’ensemble des services, la réponse des professionnel.les est d’ailleurs unanime: « Avec l’arrivée de Lecerf en 2015 tout s’est accéléré ». Ce président semble croire que son mépris suffira à éteindre la contestation: quand une grève inédite touche les UTPAS, il s’étonne: « mais ce ne sont que 15 % des effectifs »; la mobilisation en cours, elle, ne serait que des « gesticulations » téléguidées par le syndicat SUD en vue des élections professionnelles. Concernant le syndicat de la magistrature qui soutient la lutte, il serait « à la justice, ce que SUD est aux syndicats ». J.-R. Lecerf est le symbole d’une gestion idéologique de l’action sociale déconnectée des réalités de terrain: on coupe, on supprime, on laisse pourrir. Personne ne regarde de toute façon. On passe des contrats avec des assos' que l’on met en concurrence, on parle « d’opérateurs », d’« appels d’offres », de « lots », on refile les missions aux partenaires les moins chers. J.-R. Lecerf est serein car il est parfaitement dans l’air du temps, dans cette vision d’une action sociale performante, d’une misère rentable quitte à trier la population pour mieux maîtriser les pauvres. Pour preuve, un rapport de 2016: L’avenir des politiques sociales des départements. On peut y lire: « il apparaît intéressant de concevoir un modèle consumériste chez les usagers. Dans des limites à définir bien naturellement, "clientéliser" les usagers peut permettre de dégager quelques vertus non négligeables. En effet, l’usager, pour parfaire son confort, consomme des services. » Objectif inavoué: rendre la misère rentable2. |
Brubru
1. Vous trouverez les communiqués du collectif, les dates et les lieux de réunions, ainsi que toutes les informations utiles sur leur page Facebook: le Social déchaîné.
2. Certaines associations en partenariat avec le département ont même déjà commencé. Lire à ce sujet « Contrat à impact social: rentabiliser la misère », La Brique, N°48.