Ces médias qui « nous prennent en otages »

Interview Balbastre illuGilles Balbastre est journaliste. Après avoir travaillé pour France 2 et M6, il se dirige vers la critique des médias, collaborant notamment avec Acrimed et Le Monde Diplomatique. Il est connu pour avoir réalisé, avec Yannick Kergoat, le film « Les Nouveaux Chiens de garde » (2012) et plus récemment, en 2015, « Vérités et mensonges sur la SNCF ». Alors que les médias dominants poursuivent leur combat contre le service public, Gilles Balbastre nous parle du traitement médiatique des luttes.

La Brique : Entre les réformes Juppé de 1995 et celles d’Emmanuel Macron aujourd’hui, le traitement médiatique a-t-il évolué ?

Gilles Balbastre : Pas du tout. En 1995 avec la réforme Juppé, en 2003 avec la réforme des retraites, le conflit contre le CPE en 2006 et aujourd’hui, on retrouve des similitudes. Récemment, on a mis en ligne sur Acrimed et notre site Nada quatre petites vidéos qu’on n’avait pas pu faire « rentrer » dans « Les Nouveaux Chiens de garde ». On reprend les termes utilisés par les journalistes : « otages », « grogne », « journée noire » et « galère ». On a regardé ce que répétaient les journalistes dans les conflits depuis vingt ans, et on retrouve les mêmes mots. La « grogne » des cheminots et des étudiants aujourd’hui. Les « journées noires », bien entendu, ça a une connotation négative. Alors que ça pourrait être la « colère », la « révolte ». La « prise d’otage », ça revient constamment. On remarque une pauvreté du langage des médias, à croire qu’ils ne disposent que de quatre mots pour parler d’un conflit. Le fait que les mêmes mots reviennent à chaque conflit confirme que les médias ont les mêmes positions contre tous les conflits.

LB : Comment tu expliques ça ?

GB : Tout d’abord, il faut le rappeler, la majorité des médias sont détenus par un des membres des dix plus grandes fortunes françaises : Bolloré, Arnault, Bouygues, Niel, Drahi, etc. Ces patrons sont des capitaines d’industrie. Ils emploient des dizaines de milliers de salariés. Par conséquent, ils ont tout intérêt à ce que les luttes ne soient pas gagnantes, que la réforme des retraites aille au bout, tout comme la loi travail, parce que ça va directement leur rapporter. Ce sont des profits en plus.

Par ailleurs, ces capitaines d’industrie recrutent des cadres, des dirigeants, pour leurs médias, qui sont grosso modo à leur solde. Qui pensent comme eux. Les dirigeants, les cadres, sont du bon côté du manche, avec un objectif : augmenter les profits sur le dos des salariés. Ils ont le même point de vue que ces milliardaires.

LB : Il reste les journalistes…

GB : Oui, en troisième lieu, il y a les présentateurs vedettes, les animateurs de talk-show : comme Yves Calvi, David Pujadas, Caroline Roux, etc. Ces journalistes-là arrivent dans une compétition très forte. Quand Anne-Sophie Lapix remplace David Pujadas sur France 2, elle lorgnait sur ce journal depuis longtemps. Ce sont des gens qui sont dans des démarches individuelles, de courtisanerie, de coups tordus, qui ont des plans de carrière très individuels, qui sont en concurrence, prêts à tout. Ces gens-là ne sont pas syndiqués, n’ont jamais fait grève. Donc comment veux-tu qu’ils regardent d’un bon œil un mouvement collectif ? C’est justement l’opposé de ce qu’ils sont. Ce sont des chiens de garde, qui défendent leurs maîtres. Ils n’ont aucune raison d’aimer les syndicats.

Enfin, il y a les journalistes de base, de plus en plus recrutés par les écoles parmi les classes sup’. Bien qu’ils puissent être exploités, ils réagissent dans leur ensemble comme il se doit, c’est-à-dire d’une façon au mieux sociale-libérale, au pire macroniste !

En clair, il y a un décor qui va à l’encontre de toute lutte, de tout questionnement sur l’origine et le pourquoi des profits, des intérêts de la caste des dirigeants, des patrons, des milliardaires. Et je ne vois pas pourquoi cela aurait changé entre 1995 et 2018.

LB : Ce rôle des médias est une tendance lourde ?

GB : Quand on étudie la construction du champ des médias, il prend corps grosso modo autour des années 1870, au moment de la création de la IIIe République, république bourgeoise faut-il le rappeler. Et depuis, ce qu’on peut lire dans une majorité des médias – notamment ceux détenus par des puissances d’argent - n’a guère évolué. La presse a accompagné le développement du capitalisme, a dénoncé « la lourdeur d’une France trop sociale », a promu la « nécessité des réformes », déjà en 1920, 1930. Il faut lire la presse de l’époque, rappeler ce qu’elle disait sur les avancées sociales : « ça plombe les entreprises, la France ». La « nécessité » de faire des réformes, et de laisser la gestion du pays à ceux qui « savent » étaient déjà le fonds de commerce des éditorialistes de l’époque. Et ça n’a eu de cesse de se faire, en France, aux États-Unis, en Colombie, etc. C’est un combat permanent que mène le capital à travers la possession des médias et à travers une mainmise sur la politique. Et ce qu’on vit actuellement, ce n’est pas qu’un conflit, c’est un combat permanent qui remonte à la naissance de la presse, contre les intérêts des salariés, de la majorité de la population, pour défendre une minorité.

Interview Balbastre illu

LB : Quand on regarde la presse locale, c’est la même chose. On a d’ailleurs largement parlé du traitement médiatique de La Voix du Nord...

GB : Les éditocrates de la presse régionale sont pour la plupart des défenseurs d’un modèle économique libéral. En d’autres mots, ils sont passablement réac’, que ce soit à La Voix du Nord, au Télégramme, à Ouest-France. Dans la presse régionale, il faut savoir qu’on embauche des pigistes, des correspondants payés que dalle. Ce sont, pour résumer, bien souvent des exploiteurs. Il n'y en a pas un pour sauver l’autre. Les faits divers sont devenus une grande spécialité de la PQR [presse quotidienne régionale, ndlr]. Le Midi Libre, Le Progrès, Le Dauphiné libéré sont des journaux anxiogènes. Toute la presse de l’est de la France est détenue par le Crédit Mutuel : Le Républicain Lorrain, l’Est Républicain, Le Progrès, Le Dauphiné libéré. Ils adorent ces unes sur les faits divers qui font peur.

C’est comme La Voix du Nord, qui il y a quelques années, s’est positionnée contre Marine Le Pen. Un édito’ sur Le Pen est venu nous expliquer le danger de la voir arriver au pouvoir. Mais La Voix du Nord, régulièrement, fait sa une sur des faits divers sanglants, sur la peur, c’est-à-dire le fonds de commerce du Front National. Indirectement, ils font de la pub à Marine Le Pen. De même pour les autres quotidiens du groupe, Nord Littoral et Nord Éclair. Et ils osent faire un édito contre Marine Le Pen : « On s’oppose au Front National ! » Ce sont des faux-derches. Ils jouent au chevalier blanc et ils sèment régulièrement de la daube.

LB : Les faits divers font diversion ?

GB : Récemment, la presse dans son ensemble a fait des unes systématiques sur une série de faits divers : l’affaire de la joggeuse soi-disant assassinée par un fou, en réalité par son mari, l’affaire Nordhal Lelandais ou l’affaire Grégory. Parallèlement, on est en train de privatiser les barrages français, qui sont notre patrimoine. Ils le bradent au privé avec un jackpot qui va être colossal pour eux. C’est pire que pour les péages. Donc, effectivement, comme le disait Pierre Bourdieu, les faits divers font diversion. Le jour où Bolloré était en garde à vue, le 20h de France 2 a ouvert son JT sur la naissance du troisième enfant de Kate et William. Si ça, ce n’est pas un écran de fumée... En réalité, nombre de médias déversent de l’information gratuite, low cost, à flux tendus. Dans le même temps, chaque année, 2,6 millions de personnes meurent des suites d’un accident du travail, c’est l’OIT [Organisation internationale du travail] qui le dit. Mais ça, les médias n’en parlent pas... ou quasiment pas.

LB : Comment s’informent les élites ?

GB : On a beaucoup parlé du dîner du Siècle (1) dans Les Nouveaux Chiens de garde. Pierre Carles avait organisé des manifs devant. Le dîner du Siècle possède également une agence de presse, la « Société Générale de Presse et d’Édition » qui édite des feuilles spécialisées dans les domaines de l'économie et de la politique, La Correspondance économique, La Correspondance de la Presse. Ces feuilles sont achetées par des grands patrons, des hauts fonctionnaires, des financiers, certains journalistes. C'est de l'info hyper travaillée, faite par de vrais journalistes, c'est pas du TF1, c'est pas du BFM. Et l'abonnement, c'est 4 800 euros par an ! Quand tu es Suez et que tu vas faire un gazoduc au Kazakhstan, tu n'écoutes pas BFM ou TF1 pour savoir ce qu'il se passe. Car ces investissements vont entraîner des profits à des actionnaires. Pour nous, les gueux, de l'info gratuite déversée quotidiennement en masse, comme jamais il y en a eu. Pour eux, de l'info travaillée qui rapporte !

Encadré : La critique des médias

Ouvrages_incontournables

Sur la Télévision, Pierre Bourdieu, Paris, Raisons d'agir, 1996.
La Fabrique du consentement, Noam Chomsky, Edward S. Herman, Agone, 2008.
Les Editocrates 2, Sébastien Fontenelle et al., 2018.
Les Nouveaux Chiens de garde, Serge Halimi, 1997.
L'Opinion, ça se travaille, Serge Halimi, Dominique Vidal, 2000.
Les Petits soldats du journalisme, François Ruffin, 2003.

Documentaires

Les Nouveaux Chiens de garde, Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, 2012.
Pas vu pas pris, Pierre Carles, 1998 (toujorus d'actualité)
Fin de concession, Pierre Carles, 2010.

Presse de critique des médias

ACriMed (Action - critique - médias)
PLPL (Pour Lire Pas Lu, Archive)
« Ma Vie au Poste », Samuel Gontier
NADA
Arrêt sur Images avec l'inénarrable Daniel Schneidermann

Repertoires de la presse indépendante

À tout seigneur tout honneur, le site de La Brique recense quelques journaux alternatifs et indépendants qu'on aime bien : labrique.net #copinage.
Le site Bastamag le fait aussi, en plus complet, et propose une appli aussi, bien pratique.
Rezo.net propose une sélection quotidienne (ou quasi) d'articles remarquables parus dans la presse alter'.

 

LB : Comment aller contre cette influence des médias ?

GB : Je n'ai pas de solution miracle. En face, ils ont des Rafales et nous on a des frondes. On peut passer par des documentaires, des journaux, comme Acrimed, Le Monde diplo ou encore La Brique (2). Mais aussi Reporterre ou Mediapart. Ces médias arrivent à collecter des financements auprès du grand public. Je pense que c'est un moyen. Mais il faut aussi politiser la question des médias. Les syndicats se mobilisent de plus en plus là-dessus, en produisant des documentaires notamment. Il y a une vraie réflexion sur la vidéo, sur la diffusion, au cinéma, sur Internet. L'objectif, c'est aussi de contourner les médias dominants, sur les questions comme l'énergie, les transports, qui sont des questions importantes, occultées ou mal posées par les médias. Par exemple, la CGT Énergie a décidé de produire un film sur la casse du service public de l'énergie.

LB : Cette critique des médias a de l’audience, maintenant ?

GB : Il faut quand même relativiser. Quand j'interviens, à la radio, dans les écoles, les gens apprennent toujours des choses. La critique des médias ne s'arrête jamais. J'ai fait une centaine de conférences, j'ai accompagné la sortie des Nouveaux Chiens de garde, je récuse l'idée que les gens ont intériorisé la critique des médias.

Par contre, la méfiance à l'égard des médias, envers les journalistes, existe de manière sous-jacente. Ça peut poser problème aussi, le côté « tous pourris », la méfiance à la Front National, mais ça peut aussi être une bonne méfiance. Les gens sentent que quelque chose ne va pas, mais cette pensée n'est pas toujours élaborée.

Ces milliardaires, pourquoi ont-ils acheté les médias ? Pour dire depuis 40 ans que les salariés coûtent cher, qu'on ne travaille pas assez. Mais ce n'est pas si évident que ça à faire passer. Il y a une résistance du corps social. Donc, leurs médias le répètent, encore et encore : « journée noire », « grogne », à longueur d'années, pour que ça s'inscrive dans la tête des gens. Ce travail de sape des médias a quand même – hélas – quelques effets. Ils opposent les gens les uns contre les autres, mettent à l'index les statuts. C'est ça la difficulté_: comment contrer cette propagande ? Comme le dit Chomsky : « Il faut 10 secondes pour dire que Kadhafi est terroriste, moi, il me faut une heure pour que les gens commencent à entendre que la CIA est terroriste ».

Propos recueillis par P.B.
Dessin : Albert Foolmoon

Pour des raisons obscures et discutables, l'écriture inclusive n'a pas été appliquée à cet article [NDLR]

1. Le Dîner du siècle regroupe le dernier mercredi du mois (dix fois par an), les grands patrons, les politiques, les banquiers ainsi que de nombreux journalistes. Réunis au Cercle de l'Union interalliée, au 33 rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, ces membres influent.es débattent « entre ami.es ».
2. Aucun pot de vin n'a été versé par la rédaction pour cette judicieuse recommandation.

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