Luttes et galères des exilé.es sur la friche

Pont des GeuxLille, des exilé.es (sur)vivent dans des cabanes aux allures de bidonville sur la friche Saint-Sauveur qui s'étale sur 23 hectares, visible depuis le métro aérien (entre Porte de Valenciennes et Grand Palais). Certain.es sont à Lille depuis plusieurs années dans l'attente de l'obtention du statut de réfugié.e ou d'un titre de séjour.

Les exilé.es sont arrivé.es sur la friche après des années de galères. En 2015, un premier campement voit le jour dans le parc des Olieux, expulsé au bout de deux ans. Un squat est ensuite brièvement ouvert rue de Fontenoy. Les exilé.es installent alors un campement de fortune sous les auvents de la Gare St–Sauveur, qui sera finalement démantelé. En décembre 2017, des hangars désaffectés seront occupés rue Jean Jaurès. Ce squat insalubre, ironiquement surnommé le Cinq Étoiles, sera expulsé le 4 juin 2019 (1).

Le maintien dans l’errance des personnes exilées

C’est dans ce contexte que des personnes exilé.es investissent la friche. À la différence de celles présentes sur le littoral, beaucoup sont originaires de pays d’Afrique francophones (surtout de Guinée). Leur objectif n’est pas l’Angleterre, comme cela est souvent le cas des exilé.es présent.es à Calais et Grande–Synthe, mais la régularisation en France. Les procédures dans lesquelles iels s’engagent sont longues et épuisantes.

C’est d’autant plus le cas des personnes « dubliné.es » qui peuvent difficilement demander l’asile en France (2). Même pour celleux en « procédure normale », les délais sont très longs et le statut de réfugié.e est complexe à obtenir. C’est donc la machine politico-administrative qui place et maintient volontairement les personnes exilé.es dans l’errance.

La friche en est le symbole : la plupart des exilé.es se voient refuser par l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) les conditions matérielles d’accueil et l’allocation de demandeur d’asile et sont en prime dans l’impossibilité de travailler. Les exilé.es se sentent lâché.es de toutes parts, surtout quand la mairie et la préfecture s’acharnent à leur pourrir la vie.

Les militant.es de terrain prennent en compte ces difficultés : en plus de l’aide matérielle, les exilé.es ont besoin d’un accompagnement au long cours. Plusieurs associations et collectifs présents sur le terrain se partagent ces missions. Parmi eux, les militant.es d’EXOD (les EXilé.es Ont des Droits) apportent une assistance juridique et administrative aux personnes en organisant des maraudes et des permanences hebdomadaires. Quant à l’association Utopia 56, elle prend en charge les besoins matériels urgents des personnes. D’autres collectifs agissent sur la friche, sans compter les initiatives individuelles.

Moussa, présent sur la friche depuis presque deux ans, est révolté par les positionnements de la France et la lenteur des procédures. Il insiste sur le fait que la Guinée est une ancienne colonie qui se fait encore piller par l’hexagone. Pour lui, « on est dans une situation délicate, il faut vraiment de l’amour et de l’espoir entre nous, on essaie de vivre ensemble. ».

Quand on lui demande son avis sur le traitement des exilé.es en France, il explique : « Le problème c’est les gouvernants, car c’est eux qui donnent des ordres. Tu crois que tu arrives dans une démocratie et c’est tout à fait le contraire. C’est pas ce qu’on pensait vivre. Les hivers il fait froid, tu ne peux pas bien dormir, pas travailler, t’es à la rue. »

Pont des Geux

Sur la friche, circulez, on rafle !

Les exilé.es sont confronté.es au quotidien à la violence de la police, bras armé d’une politique raciste. Iels sont harcelé.es aux abords de la friche. Loin des yeux et en toute illégalité, des contrôles de masse ont lieu dans l’enceinte même de la friche, visant à organiser la rafle de personnes vers le comico voire de les enfermer en CRA (Centre de rétention administrative). Une de ces opérations illicites s’est déroulée le 22 décembre 2020. Alex, militant de l’association EXOD, est présent sur place. Il voit débarquer une trentaine de condés dont certains de la PAF. Sur place, les cognes entrent dans les cabanes pour en déloger les occupant.es.

La violence est organisée, le contrôle est méthodique. Un flic de la PAF ramasse une table et s’improvise un bureau. Les exilé.es sont forcé.es de se mettre devant, en file. Le sbire de la PAF est en ligne directe avec un de ses collègues de la préfecture qui chapeaute le contrôle. Une cabane est encore occupée, les cognes y balancent de la lacrymo.

Cette opération illicite leur aura permis de contrôler 32 personnes et d’en embarquer 3, dont une qui sera enfermée en CRA.

Des enfermements en CRA illicites

Les poulets savent parfaitement qu’ils n’ont pas le droit de pénétrer sur la friche pour procéder à des contrôles d’identité. Ce terrain appartient à ICF Habitat (société immobilière des chemins de fer) et il est gardé par une société privée. De plus, les contrôles d’identité sont ordonnés par le Parquet qui précise dans ses réquisitions le périmètre d’intervention, limité à certaines rues aux abords de la friche. Tout contrôle à l’intérieur de l’enceinte, sur le lieu de vie des exilé.es, est interdit.

Pourtant, les condés s’en octroient le droit. Pour cela, ils falsifient les procès-verbaux, technique à laquelle ils sont rodés. L’intrusion illégale n’est mentionnée nulle part et l’interpellation est censée avoir eu lieu sur la voie publique.

Le 22 décembre, les enregistrements d’Alex ont servi à la défense de la personne enfermée en CRA. Son avocat dénonce la combine (3) et obtient en justice sa libération. Il aura fallu aller devant la Cour d’appel car les juges lillois.es prennent position en faveur de la préfecture (4).

Malgré cette décision, les contrôles illicites se poursuivent. Le 15 janvier, Anna et Gaël, militant.es d’EXOD, sont informé.es d’une nouvelle descente. La troisième en l’espace d’un mois. Iels arrivent sur place où se trouvent déjà une trentaine de robocops (dont certains armés de fusils mitrailleurs...). Ce jour-là, trois nouvelles personnes sont embarquées au comico.

Ces militant.es de terrain empêchent la machine répressive de taper en toute impunité, en collaborant avec les avocat.es et en informant les exilé.es sur leurs droits. Toutes les techniques sont bonnes pour les en dissuader.

Flicage des militant.es

Le 22 décembre, Alex se présente aux vaches en tant que membre d’une asso mais eux refusent de lui présenter leur RIO (5). Dès qu’il commence à filmer, ils tentent de l’intimider. Le 15 janvier dernier, les pressions se font plus fortes. Les militant.es ont interdiction de filmer. Il leur reste les captations audio, plus discrètes. Pour Gaël, « ils voulaient nous mettre dans un coin pour qu’on voie le moins de choses possibles et surtout pas quels gars étaient emmenés ».

Les militant.es sont contrôlé.es et leurs papiers d’identité photographiés. Deux agents de la DGSI (les « RG ») les embrouillent pour tenter d’obtenir des informations.

Leur technique : se faire passer pour des « alliés », vaste blague. Ils font dans le pathos : « on est dans la même galère, j’ai autant mal au cœur que vous de voir ces gens dans cette situation », « il y a des assos qui nous prennent de haut et j’ai envie de leur dire, vous n’avez rien à nous apprendre, si y'a des gens qui mettent des bottes régulièrement pour aller dans les camps de migrants, c’est nous ! ».

Anna explique que « ses phrases alignées les unes derrière les autres, ça n’avait pas de sens.». On n'a aucune difficulté à la croire.

L'un des RG prétend venir « recenser » les personnes suite au dépôt de 48 recours en justice sollicitant l'hébergement des exilé.es. Ces dossiers confidentiels n'ont pourtant été transmis qu'à la direction départementale de la cohésion sociale, service de la préf' qui semble bien copine avec la volaille. Les condés commentent les dossiers : « Certains sont un peu légers ! Vous auriez pu faire un meilleur taf ! ». Et de leur proposer leur aide, pendant que leurs collègues arrêtaient trois exilés, encore.

Loin de la friche, le harcèlement des militant.es continue. Deux membres d'EXOD ont reçu des appels intempestifs des RG, qui sont même allés leur mettre la pression à la porte de leur domicile !

Portrait Moussa

Violences policières, les exilé.es en première ligne

Les exilé.es sont révolté.es contre ces violences et intimidations à répétition. Alors qu'iels sont dans un état de stress permanent, les flics viennent les chercher chez elleux. Tout dans leur attitude n'est que mépris : le 22 décembre, alors qu'ils expulsent un jeune de sa cabane, ils lancent : « Arrête de gueuler, on t'a pas tiré de ton château ! » Ils se moquent du fait que beaucoup de papiers d'identité mentionnent une naissance le 1er janvier à Conakry, alors que ces informations sont de simples données administratives en Guinée.

L'un des chefs invite ses collègues à une petite visite du Belvédère, partie de la friche où trône un doigt d'honneur géant : « Venez voir ce camp-là, je le connais bien, c'est n'importe quoi ! Ils ont essayé de faire une forge, et de décorer. » Grosse ambiance sur le bidonville.

Pour Moussa, « tout le monde a peur des flics ». Il raconte comment, un jour, ils leur ont demandé de sortir des cabanes : « On allait manger, on était autour du repas. On est à la rue, mais ils n'ont même pas attendu qu'on mange quelque chose, alors qu'ils savent bien que c'est pas facile de manger ici et qu'ils allaient nous arrêter le ventre vide. C'est pas humain. C'est pas ce qu'on pensait vivre. ».

La gare Lille Flandres est aussi l'un des lieux prisés par la bleusaille pour contrôler les personnes au faciès. Un jeune a expliqué à des militant.es d'EXOD qu'il s'y est fait arrêter par les kisdés pour non port de masque. Il aurait été victime de la « technique de la clé d'étranglement (6) » et aurait été poursuivi pour outrage juste parce qu'il se débattait.

Pas de traitement différencié pour les mineur.es non accompagné.es. Si la situation n'est pas aussi catastrophique qu'à Calais, puisqu'une cellule départementale a été créée avec un numéro d'astreinte dédié, les sales coups sont fréquents.

Orlane, coordinatrice de l'antenne lilloise d'Utopia 56, donne l'exemple de mineurs emmenés par des bénévoles au comico : alors que le placement en foyer est de leur responsabilité, les schmitts les remettent à la rue en pleine nuit. Lorsque des mineur.es se présentent sans être accompagné.es, il est fréquent qu'on leur ferme la porte du poulailler au nez.

La bonne excuse du plan Grand Froid

Le 8 février, il neige sur la friche et les températures sont polaires. La préfecture annonce l'activation du niveau 2 du plan Grand Froid (températures négatives le jour et comprises entre -10 et -18°C la nuit). Aucun moyen de transport n'est prévu pour amener les personnes dans les premiers hôtels réquisitionnés à Tourcoing et à Mons. La nuit tombe, c'est la débrouille et certain.es proposent leurs véhicules personnels pour accompagner les exilé.es.

Les personnes mises à l'abri ne sont pas sereines : la durée de la réquisition reste un mystère. Les hôtels semblent avoir été réservés jusqu'à fin février alors que la trêve hivernale se termine le 1er juin.

Silence radio face aux questions des assos. Interpellé par Quatennens, le préfet Lalande daigne répondre au député LFI en évoquant un hébergement « pour toute la durée de la veille saisonnière ». Le Samu social a ensuite d'autres sons de cloche : l'hébergement pourrait prendre fin dès le 31 mars... Cette date butoir désormais dépassée, les exilé.es espèrent être hébergé.es au moins jusqu'à la fin du mois de juin.

Mais la crainte d'un démantèlement de la friche reste forte, au vu de l'empressement des autorités à la vider de ses occupant.es. Trois jours après les premières mises à l'abri, l'un des accès à la friche a été bouché par d'énormes blocs de béton. Seul demeure le « pont des gueux » qui enjambe l'enceinte sous le métro aérien. En réaction, les exilé.es se relaient sur la friche, par peur de voir disparaître leurs cabanes. Moussa explique : « On n'a pas juste besoin de loger quelques mois à l'hôtel. On a des projets, et pour les réaliser, on doit être régularisés. Pour le moment, on n'a que la friche, après l'hôtel, on ira où si ça n'existe plus ? Dans le métro ? Dans les gares ? Dans un nouveau squat ? Tu peux pas faire ça toute ta vie. Soit tu te donnes la mort, soit t'es dans le pétrin. »

photo clip 3

Maintien des solidarités sur la friche

Les hôtels réquisitionnés se trouvent à Tourcoing, Mons-en-Barœul, Marcq-en-Barœul et Lille. Le collectif des exilé.es s'est dissous entre ces villes. La friche reste le lieu où les exilé.es se retrouvent le soir, tissent les amitiés et les solidarités. Les militant.es adaptent leur accompagnement suite à l'éclatement du collectif. Il leur a fallu batailler auprès de la direction départementale de la cohésion sociale pour avoir une autorisation d'accès aux hôtels. En parallèle, leurs actions sur la friche continuent. L'ambiance y est particulière. En plus des descentes de flics et la crainte du démantèlement, deux incendies ont dévasté des cabanes en mars. Beaucoup d'effets personnels, dont des papiers, sont partis en fumée.

Le printemps fleurit quand même la friche. On y croise des jeunes en plein tournoi de foot ou des artistes tournant un clip. Pour finir sur une bonne note, on vous conseille de suivre Junior Mafia qui fait du son très prometteur avec Moussa (7). Les photographies illustrant cet article sont extraites de son clip.

Gratuité des transports pour les exilé.es !

Les personnes exilé.es réclament la gratuité des transports. Beaucoup n'ont aucune ressource et accumulent les amendes Ilévia et SNCF. En cas de régularisation, l'addition peut être très salée. Orlane, coordinatrice d'Utopia 56, explique que la situation est catastrophique : « Certains viennent à Lille à pieds depuis Tourcoing pour esquiver les contrôles. Des exilé.es sont parfois logé.es chez des hébergeur.euses solidaires hors de Lille. Un jeune couple accueilli à Orchies a cumulé plus de 300 euros d'amendes ! » Il n'existe qu'un seul dispositif en faveur des exilé.es, obtenu par l'action du Centre de la Réconciliation. Mais ce tarif « préférentiel » ne concerne que les mineur.es scolarisé.es et n'est valable qu'un an non renouvelable. Malgré une lettre ouverte de plusieurs associations adressée à la MEL et à Ilévia, la situation se fige et les amendes se multiplient.

Camo
Dessin : Je signe ici ?

1. Voir l’article sur le procès : Délit de solidarité avec les exilé.es, La Brique n°63, Automne 2020.

2. Le règlement européen « Dublin III » prévoit que le pays responsable de la demande d’asile est notamment celui où les empreintes de la personne exilé.e ont été relevées en premier.

3. Article de Me Norbert Clément sur ces rafles : « Souriez, Policiers : vous êtes filmés » disponible sur le site internet pole-juridique.fr

4. Trois juges des libertés et de la détention du Tribunal judiciaire de Lille ont refusé de constater l’irrégularité d’interpellations ayant eu lieu sur la friche les 5 juin, 18 septembre et 22 décembre 2020. Décisions en accès libre sur le blogue de Me Clément.

5. Les agent.es sont obligé.es de porter, de façon visible, les 7 chiffres du Référentiel des identités et de l’organisation, depuis l’arrêté du 24 décembre 2013 (n°INT1327617A).

6. Castaner a failli interdire cette technique, en juin 2020, pour plaire à l’opinion publique mais s’est dégonflé face aux syndicats de flics.

7. Son clip « The Love of Life » est disponible sur le Youtube.

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