« Ce matin je me suis réveillé sous un couvre-feu
Oh mon Dieu ! J'étais un prisonnier moi aussi
Qui ne pouvait reconnaître tous ces visages devant moi
Ils étaient tous en uniforme. »
Bob Marley, Burnin’ and lootin’
L’histoire est en boucle…
Partout en France, en région parisienne comme en province, des grandes métropoles aux villes moyennes, réactions à chaud suite au meurtre de Nahel Merzouk (17 ans) par un policier le mardi 27 juin. Pour beaucoup, c’est l’assassinat de trop qui fait éclater la rage qui couvait depuis longtemps. La colère embrase les esprits et dépasse les mots.
Jeudi soir, dans les rues autour de la Porte des Postes à Lille, on croise des petits groupes de jeunes, smartphone à la main, qui s’arrêtent parfois sur le trottoir pour discuter quand ils rencontrent un autre groupe. On imagine à quel point ils s’identifient à la victime : « ça aurait pu être moi ou mon pote ». Leurs échanges sont vifs et engagés, même s’iels gardent cette légèreté de la jeunesse qui se rit du danger. Il y a du défi dans les regards, et une forme de fragilité aussi dans leur fines silhouettes adolescentes. On a quand même envie de leur dire de faire attention, leur dire qu’en face, c’est pas des rigolos, mais ils le savent déjà.
Déambulations
Sur le rond-point, c’est l’état de siège dès la fin d’après midi. À l’exception de la rue des Postes, toutes les issues sont tenues par les keufs qui ont convoqué quelques tueurs du RAID pour les épauler. Debout sur le toit d’un 4x4 blindé noir déjà grave flippant, l’un des cow-boys d’élite tout de noir vêtu prend la pose avec son fusil à pompe, scrutant de haut la foule présente sur les trottoirs et les passants qui s’arrêtent incrédules devant le dispositif policier. Plus tard sur internet, on apercevra ses acolytes en pleine action, au niveau du pont qui traverse le périph’, interpellant 2 gamins sous la menace de leurs armes à feu épaulées et prêtes à servir : « Tu te couches ! »
À une terrasse vers J-B Lebas, les gens suivent les émeutes en direct sur leur fil Twitter et commentent, reconnaissant parfois un bâtiment ou un coin de rue, et plutôt inquiets de la tournure que peuvent prendre les évènements. Soudain, une voiture s’arrête, vitre baissée, le conducteur d’une trentaine d’année apostrophe les gens : « Vous êtes contents, il y a un des nôtres qui est mort, et vous buvez votre bière ! » Incompréhension et tentative d’explication : comment témoigner sa solidarité à quelqu’un que la colère aveugle ? « On est français pourtant, mais ils nous aiment pas ! » Il a raison, il y a une question d’amour, ou plutôt de haine, derrière cette division profonde de la société, cette plaie. Surtout, il y a une question de politique, une forme d’apartheid qui ne dit pas son nom. « Ce soir, ça va péter ! », et il redémarre pied au plancher.
Tour de vi(ce) policier
Retour à Wazemmes, des feux brillent au loin en travers de la rue des Postes et un peu partout sur le trajet. Sur fond d’incendies, on aperçoit des silhouettes en contre jour, des corps animés entre effervescence et tension, tous les sens en alerte. CertainEs sont spectateurTRICEs, d’autres ont décidé de prendre une part active au désordre. Au dessus du quartier, le vrombissement permanent d’un hélicoptère doit couvrir celui plus discret des drones de surveillance aperçus par quelques unEs, alors que les flics se déploient sur un large périmètre entre les boulevards Victor Hugo et Montebello, traquant des personnes. Du quad kaki aux jumelles d’observation, l’ambiance est au safari, nous sommes des bêtes.
Le lendemain, nous recevons un mail à La Brique qui nous apprend qu'un flic a tiré avec son fusil ce soir-là près du métro Montebello, avec des photos de la munition ramassée après coup en pièce-jointe : douille de métal et gaine de plastique vert. Pour le site « Désarmons-les ! » que la personne a contacté, il s’agit d’une cartouche de calibre 12 (courant pour les fusils de chasse et certains fusils à pompe) contenant 12 grains de chevrotine en caoutchouc de type "Gomme cogne"1. Tirés avec une arme de combat beaucoup plus puissante qu’un LBD2, les projectiles ont en plus l’avantage de se disperser avec la distance, réduisant la précision mais augmentant le nombre potentiel de blesséEs. Bref, lorsque les flics pointent leurs armes à feu sur la population, ce n’est pas de la dissuasion.
La valse des images
Comme à chaque fois qu’il est dépassé par l’ampleur de la réaction populaire, le pouvoir met en scène sa réponse répressive. La plupart des médias se font un plaisir de relayer des images qui accréditent la possibilité d’un basculement et justifient la militarisation qui se met en place dans l’exercice du maintien de l’ordre. Il faut rassurer l’investisseur, le propriétaire et l’électeur. Pourtant, l’élargissement de l’arsenal et des moyens de surveillance, l’utilisation de véhicules blindés et d’unités anti-terroristes dans certains secteurs jugés sensibles, ainsi que le déploiement massif de plus 40 000 keufs sur l’ensemble du territoire n’ont pas suffit à empêcher l’embrasement et ne rassurent personne.
Sur les réseaux, les images se succèdent toute la nuit dans un défilé hypnotique de feux de poubelles, de fusées d’artifice crépitantes ou de bâtiments qui brûlent (écoles, commissariats et casernes de gendarmerie, entrepôts…). De nombreuses mairies sont attaquées, ce sont les lieux du pouvoir et de l’État les plus proches et les plus accessibles auxquels les émeutierÈREs peuvent s’attaquer, ces édifices où s’affiche cette promesse républicaine qu’on ne tient pas : « liberté, égalité, fraternité ». Toutes sortes de commerces sont aussi pris pour cibles et victimes de destructions plus ou moins importantes, parfois de pillage. Parmi les magasins pillés, on constate que ce sont beaucoup les produits de consommation courante qui sont visés : de la bouffe (de l’huile, du lait...), des couches et de la lessive, des cigarettes… CommerçantEs, riverainEs, pour tout le monde c’est la sidération au matin, même si la plupart comprend les causes de cette explosion.
Mémoire boomerang
On se souvient de l’automne 2005, de Zyed Benna et de Bouna Traoré, deux adolescents de 17 et 15 ans traqués par des keufs jusque dans un transformateur EDF où ils meurent électrocutés. On se souvient aussi des semaines qui ont suivi et des émeutes qui se sont étendues à tout le pays. Le feu d’aujourd’hui ravive les braises du souvenir. Le temps d’une génération, 18 ans, et tout s’est aggravé : police radicalisée, autoritarisme d’État, criminalisation de la population ou généralisation des discours de haine et d’intolérance... Alors que le coût de la vie n’arrête pas d’augmenter et que l’incertitude est de mise pour les années à venir, tout concoure à une situation explosive, partout.
En 2017, dès le début du mouvement des gilets jaunes, beaucoup d’habitantEs des quartiers populaires se sont joints aux mécontentEs, conscientEs de la nécessité d’une réponse collective aux difficultés du pays. D’ailleurs, une partie de la population, épargnée jusque-là, a pris alors conscience de la répression dans sa réalité concrète : décrédibilisation, intimidation et mutilation. Encore cette année, pendant le mouvement des retraites, nous étions dans la rue pour peser sur les décisions, qu’importe le quartier, la ville ou le village. On a tous vu alors de quelle manière le gouvernement à géré le dialogue social.
La roue tourne
Nahel est mort, et ce n’est pas un accident. C’est un fait, trop de personnes meurent suite à une rencontre avec des policiers pour qu’on puisse parler d’accident3. Trop de victimes, souvent des personnes qu’on stigmatise déjà pour leur origine, leur religion, leur culture ou leur lieu de résidence. Aujourd’hui, les flics sont incités à faire feu et confirment la tendance en pressant la gâchette. C’est les années Sarko et la surenchère sécuritaire, c’est la loi de 2017 sous Hollande qui assouplit les règles d’utilisation des armes à feu par la police, c’est l’usage décomplexé de la violence pour réprimer les gilets jaunes, c’est l’état d’urgence qui n’en finit pas. Les crises successives (attentats, révoltes, épidémies…) ont permis au pouvoir d’installer un système qui revendique son autoritarisme et où la réponse policière est souvent la seule envisagée
Déjà, les appels au calme se multiplient, plus ou moins bien intentionnés, même si on peut comprendre le besoin de recueillement. Pendant ce temps, les racistes, islamophobes, suprémacistes, négationnistes… continuent de répandre jusqu’à la nausée leur fascisme plus ou moins assumé dans les médias, plus ou moins dissimulé. Les pousse-au-crime sont au micro et leurs discours incendiaires sont diffusés à des heures de grande écoute, à deux doigts d’appeler à la guerre civile. Les idées d’extrême droite infusent toujours un peu plus dans la classe politique. De la droite à la sociale démocratie, on n’hésite désormais plus à en reprendre les concepts les plus répugnants et à les mettre en œuvre sur le terrain. Sans compter la peur, l’aveuglement, les divisions.
ALORS, ON NE VA PAS SE CALMER !
L’histoire est en boucle…
Molotok
« Ils veulent pas qu’ça brûle comme en 2005,
Pourtant ils font les mêmes erreurs. »
Ninho, Prêt-à-partir
1. Type de munitions en vente libre, notamment sur internet, autour de 15€ les 5 cartouches pour une marque française, même si celles utilisées par le RAID sont de fabrication américaine.
2. Il est difficile de comparer les 2 armes sachant qu’il ne s’agit pas des mêmes projectiles. À 25 mètres leur énergie semble équivalente au moment de l’impact (autour de 80 joules), même s’il y a plus de billes en caoutchouc « gomme cogne » qui partent au moment du tir. Plus pénétrantes car plus petites, mais aussi plus légères, elles doivent avoir une portée plus courte. On peut noter néanmoins qu’ elles sont éjectées du fusil à une vitesse de 675 km/h alors que pour le LBD 40, la vitesse du projectile est estimée à 350 km/h. (sources : sapl.fr et maintiendelordre.fr)
3. Depuis 2014, le média d’information Basta! recense les interventions policières létales, globalement en hausse, même si l’on peut remarquer un pic à partir de 2020. Pour sa part, La Brique a publié à plusieurs reprises (dans le cadre des décès de Selom et Matisse, n°54 en 2018 et de Toufik, n°63 en 2020) une liste des personnes mortes dans le cadre d’une opération de police en France depuis le début des années 2000 : « Ceci n’est pas une bavure ! »