Ce texte a été rédigé par Harry qui participe depuis 11 ans à La Brique. Il s’adresse aux Ami.es du journal qui ont de près ou de loin contribué à sa réalisation. Il partage son sentiment (toujours mélodramatique !) sur ce qu’il croit être une nouvelle crise au sein du journal. La Brique laisse béton ou peut-elle tenir le haut du pavé de la presse locale ? On manque de bras. On a besoin de sang frais pour pas s’en faire un sang d’encre.
Il y a des matins où il est plus difficile de se lever que d’autres. Les lundis matins, je traîne la patte jusqu’à l’heure supposée de la « réunion de La Brique ». Chacun.e doit « produire » dans la journée un petit quelque chose, qu’on avait vaguement prévu la semaine précédente et qu’on a laissé couler toute la semaine, un dessin, une proposition de brève ou d’article, des trucs à faire pour le collectif.
Je tourne en rond, je retarde, le cœur n’y est pas, un rapide tour sur YouTube pour perdre du temps et chercher en vain quelques bribes de motivation : au pif, proposé par l’algorithme, un Youtubeur narcissique nous offre un quart d’heure de « Je réagis à vos Tik Tok sur moi ! (et sur mes sons) », quasiment 7 millions de vues ! C’est sidérant de vide inter-sidéral. La Brique, quand elle sort, tire à 3000 exemplaires. Nous ne jouons pas du tout à armes égales.
Le « VU » nous achève vers 16h. L’ancien Zapping compile le meilleur de la merde passée à la télé la veille, enchaînant les conneries droitières d’Hanouna, les saillies réactionnaires de Pascal Praud enrobées des idioties de la télé-réalité, parfois un but de ligue 1, un extrait de documentaire ou un moment de grâce météorologique sauvera quand même le monde.
Dans la plupart des cas, je rassemble le peu de courage qu’il me reste et traverse la moitié de Lille pour me rendre à notre local. Je traîne sur la route par le chemin des écolier.es. Les camarades arrivent au compte-goutte. On ne sait jamais combien nous serons à la réunion. L’angoisse, c’est d’arriver le premier et de trouver porte-close. Être seul pendant une voire deux heures dans notre « rédac’ » aux murs jaunis par la nicotine et le temps, recouverts des 66 anciennes unes et qui te mettent la pression. Depuis la rentrée, rares ont été les moments où nous avons atteint le quorum1 fixé à cinq personnes.
L’horloge tourne. Le cortège des défections s’accumule : « Je ne pourrai pas venir ce soir, j’ai une réunion importante au boulot », « Pour moi, ce ne sera pas avant 20h30 ». Certes, c’est déjà bien d’avoir un message plutôt que d’attendre des fantômes. Pour ma part, je n’échappe pas à la règle. Devant ce mur de la réunion du lundi soir de La Brique, j’utilise parfois une excuse authentiquement vraie : « Je ne pourrai pas venir ce soir, j’ai une crise de foi ». En utilisant toujours la même vraie-fausse faute d’orthographe.
Un de ces derniers lundis, l’annonce de la mort de Michel Pinçon a joué comme un détonateur. Nous l’avions interviewé avec Monique Pinçon Charlot (sa compagne) dans notre numéro « Luuuuttte ! » en 2016. Impossible de repartager l’interview, le site internet est « down ». On n’a pas payé l’hébergeur. Ce n’était pas faute de l’avoir vu arriver, « - payer OVH. » était à l’ordre du jour depuis quatre semaines dans nos réunions. En catastrophe, un copain a dû faire chauffer sa carte bleue.
On essaye de rassembler les troupes, on ne peut pas continuer comme ça ! Voyons toutefois le positif, les finances de La Brique ne sont pas en danger. Bon, en même temps, nous n’avons sorti qu’un seul numéro cette année. On a tout de même un endroit pour se réunir même s’il n’y fait pas chaud l’hiver. On ne part pas de zéro, on a une bonne moitié de numéro en cours, on décide de maintenir les articles déjà existants. On essaye de remettre le pied à l’étrier, qu’importe la quantité, on va se rabattre sur le site en attendant, histoire qu’il y ait un minimum de publications quelque part et en espérant rassurer les troupes.
Foi de canard
Le couloir à côté de notre salle de rédaction vaut antichambre où les langues se font plus personnelles, « Tu vas quand même pas te mettre la rate au court-bouillon pour le journal quand même », « Hors de question pour moi de voir le canard couler », « On prend simplement le temps, y’a pas de danger ». Certain.es se font du souci, d’autres sont plus confiant.es. Pris par l’apoplexie ou l’apathie, il arrive qu’il n’y ait plus de verve dans le verbe. Nous souffrons en silence, celui du vide de nos colonnes. Méduse reconnaît qu’on s’est peut être usé.es à vouloir tenir en vain des objectifs, on s’est peut être mis trop la « pression ». C’est qu’en effet la responsabilité au sein du collectif est « divisée par le nombre d’individus » et que la charge mentale n’est pas automatiquement répartie de la même façon selon les personnes.
Il faut lutter toujours, défendre le canard contre les lignes éditoriales bercées de vents libéraux et marées d’extrême droite. Il y a un enjeu à ne pas céder à leurs agendas, à leurs pièges et choix binaires préfabriqués où la question sociale est systématiquement reléguée aux oubliettes.
Mais écrire sur quoi et pourquoi, et pour qui, telles sont les questions. Chaque jour sa polémique raciste, chaque jour le rouleau compresseur du pouvoir macronnien, chaque jour une débilité à la Roussel ou à la Rousseau (au choix) ou un drame militant pour écorner l’espoir. Chaque mois son lot de nouveaux obscurantismes, chaque année une crise mondiale dans la gueule, une litanie sans fin de nouvelles mauvaises chaque fois plus graves qui cherche à nous perdre. Et qui sortira ce soir les poubelles du local ?
À Lille, La Brique perd en visibilité2. Le terrain manque. À quand remonte la dernière manifestation dans le centre-ville ? Et à quand remonte la dernière mobilisation massive de gauche ? Dès que le mouvement social semble vouloir durcir le ton, ce sont les gaz et les grenades en réponse. Les cris d’orfraies (or frais!) sur les plateaux et les paniques bourgeoises sont toujours en faveur des riches. Leur émoi est systématiquement à géométrie variable.
Nous perdons en visibilité, et nous sortons moins de numéros et c'est un cercle vicieux. Comment toucher de nouvelles personnes prêtes à nous rejoindre lorsque le journal commence à prendre la poussière au fin-fond d’un rade ? Est-ce qu’écrire dans La Brique ça donne encore envie ? Ajoutez à cela, la crise récurrente du secteur de la presse et des kiosques, deux ans de Covid, un livre « des 15 ans du journal » à vendre à bout de bras pour les quelques résistant.es encore présent.es dans le collectif.
Et puis la vie d’un collectif qui a vu passer des centaines de personnes, quelques dizaines qui sont restées quelques années, ça bouge, y’a des hauts et des bas. « Pas de quoi se faire de la bile ». En quinze années, la vie avance. Machin.e a trouvé un travail, promet de revenir de temps en temps, puis finalement seulement au bouclage, puis plus du tout, faute de temps. On est aussi victime du partage du temps entre capital et pas travail. Vivre à Lille avec le RSA comme ailleurs, c’est toujours plus difficile, les différentes réformes de l’assurance chômage commencent à avoir raison du temps militant et associatif. D’autres trouvent d’autres collectifs plus remuants. Et enfin, on en rigolait hier, « à La Brique, y font plus d’enfants que d’articles », on y est presque !
Un canard qui se fait mousser ?
On les voit arriver, les oiseaux de malheur du Beffroi qui trinqueront à notre mort. La Brique, ce journal « mal informé », qui ne « cite pas ses sources » et dont les membres n’ont pas toujours le cran de signer de leur vrai nom ! Ah les lâches ! C’est que nous ne sommes pas des professionnel.les, nous sommes des émanations lilloises, des anonymes, des gens qui s’offrent le toupet d’aller écorner là où - à notre niveau - ça peut faire mal aux puissants et aux professionnels de la « gôche », souvent de guingois.
Il nous a été suggéré de faire comme nos camarades de la Lettre à Lulu à Nantes, de passer au même rythme de parution « Irrégulomadaire ». Ou comme la légende le veut, de boire tout notre bénéfice. On voit aussi nos camarades du Postillon passer à 4€ et de sous-titrer pour la première fois un « Parution à l’improviste » depuis sa création. Après 19 ans de bons et loyaux services, l’équipe du Ravi à Marseille a tout simplement « baissé les bras ».
L’idée générale est quand même de respecter vos sous, si La Brique se saborde, elle ne le fera pas par facilité. L’idée d’un autre journal, sous un autre format est posée sur la table, d’autres suggèrent de faire don de notre trésor à d’autres journaux ou collectifs. Mais laissons-nous une chance...
Un journal qui passe une petite annonce
Journal local plus ou moins dynamique, sérieux sans trop l’être, cherche nouvelles plumes pour se faire un nouveau duvet. Recrutement sur dossier ou à la gueule, temps de bénévolat hebdomadaire illimité contre camaraderie, bières locales et terrine végane. Ego-trip et ex-socialistes s’abstenir. Personnes rédactrices, dessinatrices, maquettistes, comptables et barricadeuses vivement souhaitées.
On s’est toujours retrouvé.es autour de notre texte de base, qui en quinze ans, n’a pas pris de ride. « Ce qui nous touche et nous tient à cœur n’est pas forcément une vérité établie et partagée collectivement », c’est ce qu’on se communique autour de notre grande table en bois au local par notre diversité, on assume notre subjectivité et nos partis-pris, on écrit d’où nous parlons.
Quinze ans, quitte à vous surprendre, c’est, à l’échelle d’un microcosme militant, super long ! Outre le soutien du lectorat, c’est une ambiance particulière, au-delà de l’expérience unique, qui a fait tenir l’aventure jusqu’ici. Il y a, au-delà des « générations » du journal, une familiarité, des langages, des vues, des habitudes, des rituels, une mémoire… bref : une culture.
Un journal qui se meurt, c’est dramatique. La fin d’une actualité, le dernier article publié, les ami.es qui s’en vont, retournent à leur anonymat, la porte qui se ferme une dernière fois, la lumière qui s’éteint, les dernières volutes de roulées qui s’envolent puis disparaissent.
Cette culture, c’est quinze ans à détricoter le monde qui nous entoure, c’est un don à nos ami.es, nos camarades et finalement nos concitoyen.nes. C’est à chaque fois creuser et s’interroger sur ce qu’il y a derrière notre quotidien. Le journal est un poste d’observation qui ne soit ni un parti, ni un syndicat, ni une entreprise et qui n’a d’intérêt que son objet lui-même.
Divers.es dans nos opinions, nous construisons ensemble notre indépendance d’esprit dans les intercalaires entre les questions de classe, de race, de genre ou anti-productivistes. Chacun.e vient avec son approche, son passé politique ou associatif, nous mettons en commun et complétons nos angles de vues. Nous pratiquons l’horizontalité le mieux possible. Forme et fond ne font qu’un. Nous poussons parfois même le vice à illustrer entre nous nos articles.
Aujourd’hui, La Brique lance un appel, d’abord auprès des ses ami.es, puis à tout le monde pour refonder un collectif. On voudrait être certain.es de bien accueillir et de transmettre le flambeau à de nouvelles têtes motivées et fraîches. C’est qu’à l’heure où la presse des milliardaires se déchaîne contre tout ce qui peut avoir un côté vaguement social, que le service public de l’information déjà peu reluisant est en train de s’effondrer, que des groupes soumis à des intérêts économiques et politiques polluent les ondes avec des questions absconses où toute grille d’analyse disparaît, que dans ce brouhaha qui fiche la nausée, il est vital d’exister pour ne pas devenir taré.es et de ne pas mettre de point au bout de cette phrase ni de cette aventure
Harry Cover
Rendez-vous au local 19 novembre 19h00
(Au moins pour faire la fête)
Auberge espagnole et kara-woké multiculturel.