Le nom pourrait faire croire à un nouveau Rite d’Initiation Sexuelle imposée à la jeunesse française par ces adultes obscènes qui n’ont eu de cesse, depuis le coup d’État de Macron, d’humilier et de réprimer les jeunes du pays. Le Grand Oral est le nom de l’épreuve phare du nouveau bac inventé par Blanquer. Les réformes conjointes du bac et du lycée auront été les œuvres majeures de Blanquer qui les aura maintenues dans des conditions (covid… ) les rendant pourtant à peu impraticables. Il n’est pas interdit d’y voir un véritable projet pour la jeunesse.
Le grand oral remplace les TPE. Il s’adresse à la fois aux bachelier.es des séries générales et techniques et se compose de trois moments. Un passage de 5 min préparé à l’avance sur la spécialité choisie par le ou la candidat.e. Dix minutes de questions. Puis un petit entretien sur l’orientation. C’est présenté – en théorie – devant un.e prof de la spécialité et un.e autre prof. La note compte pour 10 % du bac, c’est donc important.
Adam, prof à Lille, nous explique comment il a reçu sa convocation au jury le dimanche soir pour le lundi matin. Charlotte, mère d’un enfant en bas âge, n’a pu se rendre à sa convocation surprise : elle a ensuite su qu’elle n’avait pas été remplacée et les candidat.es, qui n’avaient pas été prévenu.es du report de l’épreuve, se sont pointé.es pour rien. Vraiment sympa. Khadija, prof de lettres à Roubaix, explique avoir fait passer des oraux de biologie accompagnée d’un collègue documentaliste : « vers la fin, je finissais par comprendre le sujet dont les élèves parlaient. Au moins, ajoute-t-elle avec humour, j’ai appris des choses ». Léo, prof néo-titulaire (en poste depuis 1 an seulement) à Villepinte (93), a appris la veille pour le lendemain qu’il était vice-président d’un jury d’harmonisation des notes. Heureusement, la hiérarchie lui a confié un PDF de 6 pages sur sa mission – pourquoi former les gens quand on peut leur envoyer des tutos ? Et ce ne sont pas des exemples choisis pour notre cause : chaque enseignant.e avec qui nous avons pu parler nous rapporte une histoire semblable. Continuons donc : convocation reçue sur la boîte pro à 4h du matin pour le jour même, convocation reçue le lendemain du début de l’épreuve, prof convoqué à deux endroits différents « en même temps » (sous Macron, l’impossible devient réel), prof d’histoire appelé à évaluer un oral de chimie, tandis que le prof de physique, lui, révise sa géographie, épreuve d’anglais passée, à Faidherbe, devant des profs ne parlant pas la langue…
Pourquoi autant de couacs ? Après tout, le rectorat a déjà organisé le bac. Luc, prof d’histoire-géo et syndiqué au SNES, croit avoir une explication : « les personnes habituellement en charge des convocations au rectorat ont été remplacées par des contractuel.les qui se sont noyé.es dans le travail. Le bruit court qu’un management plutôt brutal s’est mis en place au rectorat, avec beaucoup d’absent.es, d’arrêts maladie et un grand recours aux contractuel.les. On a vu les effets de ces pratiques. » Alors que d’habitude le rectorat centralise les demandes de remplaçant.es (et avec le covid et les convocations de dernière minute, les absences n’ont apparemment pas manquées… ), les lycées ont cette fois dû se débrouiller par eux-mêmes, en démarchant auprès des autres établissements. « La direction passait des coups de fils en catastrophe à d’autres bahuts : prêtez-nous un collègue là ! »
2. Sur l’oral
Classiquement, on considère que les épreuves finales sont plus discriminantes socialement que le contrôle continu, parce qu’elles font la part belle au brillant et autres qualités que les examinateurs petits-bourgeois aiment à retrouver chez les enfants de la bourgeoisie.
On considère de plus que l’oral favorise tout spécialement ces mêmes enfants de bourges, parce qu’ils/elles parlent comme il convient dans cette situation (et non parce qu’ils/elles parleraient mieux en général et encore moins parce qu’ils/elles diraient des trucs plus intéressants : c’est juste une histoire de code, comme on dit).
Confronté à cette objection, Blanquer répond avec profondeur que « s’exprimer à l’oral, c’est quelque chose que l’on aura à faire toute sa vie ». (C’est indéniable et c’est vraiment très intelligent de le remarquer, mais Blanquer ne semble pas percevoir la spécificité de la situation « s’exprimer à l’oral pendant un examen »).
Or un problème supplémentaire, justement, c’est que la spécificité de cette situation, « s’exprimer à l’oral... » un jour d’examen, n’a pas été enseignée, ou si peu. Dans certains établissements, aucune heure n’a été dédiée à la préparation de l’épreuve : les élèves se présentent donc le jour-j sans jamais s’être entraîné.es à l’oral avant. Bon courage. Un autre problème, c’est que les problèmes n’ont pas eu lieu partout : suite aux mobilisations d’enseignant.es et de lycéen.nes en novembre, la gestion de la crise sanitaire a été déléguée au niveau local, aux directions d’établissement, le ministère se refusant à édicter des directives nationales. Cette concession s’est révélée un cadeau empoisonné. Les enseignant.es pointent en effet une forte rupture d’égalité : si 70 % des établissements sont passés en demi-jauge, dispensant par conséquent moins d’heures de cours, les lycées des enfants de la bourgeoisie, les lycées privés sous contrat, sont restés notoirement ouverts en classe entière pendant le covid. C’est même devenu un argument de vente pour ces établissements : des enseignant.es rapportent que l’on a vu la mention « cours à 100 % » apparaître sur les dossiers Parcoursup…
Mais les élèves ne sont les seul.es perdu.es. Thomas, prof à Wazemmes, nous raconte : « dans l’année, j’ai reçu une formation, une seule, au cours de laquelle les inspecteurs nous ont lu la grille d’évaluation. Comme si nous ne pouvions pas le faire par nous-mêmes. Les inspecteurs étaient incapables de répondre aux questions que nous leur posions : ils ne savaient rien, ils étaient clairement paumés. Et nous aussi, de fait : comment préparer à une épreuve dont le contenu est aussi flou ? Puis pas de nouvelles, jusqu’au 14 juin, soit quelques jours avant les jurys, où on nous a de nouveau convoqués pour une visio, laquelle a d’ailleurs déconné pendant une heure ». Cette absence de préparation ne semble pas une spécificité locale : ainsi, à Créteil (93), le 11 juin, l’ensemble des profs du 93, toute matière confondues, a dû assister à une lecture de la même grille d’évaluation sur powerpoint.
Il faut signaler le caractère totalement improbable (faute d’autre mot pour qualifier ça) des critères d’évaluation de cette grille. Ceux-ci sont présentés sous forme de tableau, dans des colonnes allant de « très insuffisant » à « très satisfaisant », et on y chercherait en vain la moindre trace de pensée. On y trouve réellement ce critère, par exemple : « Le candidat parvient à susciter l'intérêt. » Voilà qui étonne : n’est-ce pas aux examinateur.rices de faire l’effort de s’intéresser à chacun.e ? Non, plus maintenant, puisqu’il s’agit pour l’élève de se vendre à l’oral, de se rendre désirable au grand O. Mais c’est l’ensemble des critères qui apparaît suffisamment flou pour laisser libre cours à l’expression des préjugés sociaux dont sont forcément porteur.ses, à divers titres, les enseignant.es : qui donc, à votre avis, sera jugé avoir un « discours assez clair mais un vocabulaire limité » ?
Pour d’autres profs, c’est la partie « orientation », à la fin de l’épreuve, qui met mal à l’aise. Cette dernière prend souvent une tournure très personnelle. Les élèves, qui ne sont pas préparé.es à cette question, en arrivent à expliquer au jury leur parcours de vie, leurs centres d’intérêt, leur Parcoursup’… et le ou la candidate laisse place à un.e jeune sympa, attachant.e, un peu paumé.e. Mettre une note à quelqu’un après un tel échange devient absurde.
Et les profs de déplorer, face à cette absence de critères d’évaluation réels, que dans cette épreuve l’apparence (briller, donner une bonne impression) prendra le pas sur les savoirs véritables.
3. Quelle pourrait être la signification sociale du grand oral ?
Les pratiques pédagogiques ne sont pas juste des pratiques scolaires, des exercices de pensée : ce sont des pratiques qui visent à produire un certain type de personne.
En l’occurrence :
- l’entretien d’embauche professionnel devient une épreuve scolaire, il n’y a sans doute pas à chercher plus loin. Blanquer, ancien directeur de l’ESSEC, importe les pratiques du supérieur (et pas n’importe lequel : écoles de commerce, sciences-pipo…) au lycée. Mais un oral pour se vendre, à 18 ans, ce n’est pas juste un exercice : c’est toute une manière d’être, de te conformer aux attentes, d’avoir peur, que l’on t’inculque. Le remplacement des TPE, épreuve préparée à plusieurs et permettant aux jeunes de travailler un sujet libre, par le grand oral, est à ce titre significatif.
- Dans cet entretien d’embauche, le savoir s’efface au profit de la rhétorique. Ce n’est pas anodin. Avec ce supposé « grand oral », on prépare les élites aux Grandes Écoles et les élèves qui galèrent à chercher un taf. Mais ce qui est en jeu n’est pas seulement cet enrôlement dans le capitalisme, chacun.e à la place qui lui revient. Il y entre aussi une négation de la pensée. On parle pour « convaincre » et « persuader » (c’est la raison de la présence d’un.e prof non-initié.e, qui doit poser des questions naïves), pour séduire, pour obtenir ce qu’on veut. Si la première partie de l’épreuve reste axée sur un sujet scolaire, dans la deuxième partie (le récit de vie) c’est start-up à fond. The Voice comme épreuve scolaire : « je te veux dans mon équipe », pathos et storytelling fortement recommandés. Comment ne pas penser alors à l’usage de la parole dont font preuve nos gouvernant.es, à ces gens qui semblent si étrangement éloigné.es du réel ? Désormais, il s’agit, de plus en plus, de parler pour ne rien dire, de vider les mots de leur sens, de détacher la parole de la vérité.
- savoir parler avec aisance en disant n’importe quoi : on ne peut s’empêcher de se dire, même si l’interprétation paraît forcée, qu’on évalue les jeunes sur leur capacité à ressembler à Macron, lequel devient le modèle d’accomplissement proposé à la jeunesse. Horreur infinie d’un monde où tout le monde se destinerait à ressembler à Macron. Notons du moins que Blanquer satisfait la frange réac’ : à celles et ceux qui se plaignent que les jeunes ne savent plus parler, il montre que l’État s’affaire au redressement de la jeunesse. Le grand oral est un peu le complément pédagogique du Service national universel (SNU).
4. Interprétations
On s’est souvent étonné.es de l’indifférence totale dont Blanquer semble faire preuve envers le réel : lorsque Blanquer parle pour dire que tout s’est très bien passé, la réalité est bien souvent en désaccord (voir à ce sujet notre excellent article Blanquer contre le réel).
Mais notre hypothèse est que ce désordre est concerté. Blanquer pourrait sans doute reprendre les mots d’un ancien philosophe chinois : « un grand chaos règne sous le soleil, la situation est donc excellente ». Blanquer est là pour : discipliner la jeunesse (la peur de l’avenir avec Parcoursup, l’individualisation des destins avec la suppression des filières collectives au lycée, le SNU…) ET POUR détruire le service public d’éducation en le livrant aux appétits marchands. Le patron d’EDF vient de vendre aimablement la mèche : la suppression du bac national, dit-il dans un forum de sales capitalistes, permettra à terme aux entreprises de définir les contenus d’apprentissage selon les besoins du patronat. La destruction du bac participe très consciemment de cela : le dysfonctionnement est organisé, les inégalités entre établissements sont accentuées, afin que les familles-consommatrices soient incitées à aller voir là où ça marche le mieux.
Andreas, Gudrun et Ulrike