Bac philo : travail et liberté sont-ils compatibles ?

le grand oral2Chaque année, les journaux peu inspirés écrivent un papier sur le bac de philo. Mais cette année, le ministère de l’éducation a décidé d’innover en détruisant le bac. En attendant de détruire le reste ? Sans l’ombre d’un doute.
Récit de la mobilisation des enseignant.es de philo de l’académie de Lille.

Pour quiconque dôté.e d’une forme minimale de sens pratique, il était évident dès septembre que l’année scolaire 2020-2021 allait être perturbée par le Covid : absences à foison d’enseignant.es et de lycén.nes, passage en demi-groupe (soit souvent 18 élèves tout de même) à partir de novembre, suite aux mobilisations, inégalités liées au fait que certains établissements - bourgeois - conservaient les classes entières quand d'autres passaient en demi-jauge… Les profs de philo ont vite réclamé la suppression de l’examen terminal pour cette année et le passage au contrôle continu. Ce n’est pourtant que le 5 juin que Blanquer prend une décision qui n’en est pas complètement une : les élèves valideront la meilleure note, entre leur note au bac et la moyenne de leurs notes au contrôle continu. La décision apparaît peu satisfaisante : pour la majorité des élèves, les notes de l’année suffisent à valider le bac. On ne voit pas bien pourquoi alors maintenir une épreuve terminale. Mais c’est qu’il ne faudrait surtout pas dire que le covid a empêché la marche en avant du ministre : comme la mer rouge devant Moïse, les faits s’écartent devant Blanquer et le réel se plie à ses désirs, quoi qu’il en coûte. Il faut donc maintenir l’apparence de la maîtrise : le bac aura lieu. Les profs de philo en ont fait les frais.

La technique est-elle au service du progrès ?

Cette année, une nouveauté qui n’est pas anodine : les enseignant.es ne reçoivent plus les copies réelles, mais des versions numériques. La correction se passe sur le logiciel Santorin. Au-delà des dysfonctionnements et problèmes déplorés partout (obligation de lire devant un écran, ce que tout le monde n’est pas en mesure de faire sans peine, pages manquantes, copies où apparaissent le nom du candidat – merci pour l’anonymat –, copies scannées horizontalement et impossibles à remettre dans le sens de la lecture, ce qui force le correcteur scrupuleux à lire la tête penchée, impossibilité de rapprocher des copies différentes pour les comparer, difficulté d’avoir une vue d’ensemble d’un devoir… ), l’informatique apparaît ici surtout comme un instrument de contrôle. Simon, prof à Montebello (Lille), l’explique clairement : «l’heure de connexion et de déconnexion s’affiche : on ne dispose plus de son temps de travail comme on l’entend, mais celui-ci est susceptible d’être surveillé. Le temps passé à la correction de chaque copie est également indiqué. Il y a des stats qui apparaissent : la progression de la correction est indiquée en pourcentage, le temps moyen passé par copie aussi. » On imagine sans trop se forcer l’usage que des bureaucrates inventifs ne manqueront pas de faire de ces outils de surveillance : « rationaliser » en dépit du bon sens, augmenter le nombre de copies à corriger, au motif que X en corrige plus dans le même temps, demander des comptes à Y sur sa faible productivité, voire « encourager » en temps réel…

Le ministère avait osé l’argument écologique : on s’épargne le transport des copies. Devant les protestations sur l’incommodité du logiciel, les profs sont invité.es à réimprimer elleux-mêmes les copies scannées ! Voilà des gens que la parole engage.

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Y a-t-il de justes inégalités ?

D’habitude, la correction est précédée d’une « réunion d’entente », où des copies-tests sont corrigées afin que les enseignant.es s’accordent sur des critères de notation. Il n’y va pas seulement d’une question technique (qui croit vraiment à la vérité de la notation?), mais d’une question souveraineté et de sens du métier : les enseignant.es discutent et se mettent d’accord sur le sens des épreuves et peuvent le faire parce qu’ils.elles sont expert.es en leur discipline.

Cette année, le rectorat a visiblement décidé de jeter ces vieilleries à la trappe. Les copies-tests sont reçues le 17 juin au soir dans la boîte professionnelle, pour une réunion d’entente fixée le lendemain matin. Personne ne les a lues, naturellement, et la réunion prive de de fait de parole les personnes concernées. Une petite modification lexicale manifeste bien cette dépossession : dans le langage officiel, on ne parle désormais plus de « correcteur » mais d’« intervenant ». Le savoir professionnel des profs est nié : ils ne définissent plus de critères d’évaluation mais reçoivent ceux que l’on a défini pour eux.

« Le cynisme est la probité du pauvre » (Nitsch)

Les années précédentes, les enseignant.es de philo disposaient de 10 jours ouvrés pour corriger 120 copies. Cette année, 6 jours et demis, pour le même nombre de copies. Comment expliquer cette légère différence ? Par des dysfonctionnements, d’abord : les copies arrivent en retard. Elles apparaissent le 18 juin sur Santorin plus tard que prévu, vers 18h, quelques profs commencent alors à corriger… puis les copies disparaissent avant d’être ensuite réattribuées ! Autant de perdu.

Mais plus fondamentalement, s’il y a moins de jours, c’est que, de l’aveux même d’autorité hiérarchiques un peu embarrassées, tout cela n’est pas très sérieux : « nous avons clairement eu comme demande implicite de bâcler la notation », explique Patrick, prof à Lens. Il faut donner l’impression que le bac a eu lieu, sans pour autant y croire vraiment. Il faut faire semblant. Un inspecteur cynique n’hésite pas à vendre la mèche : « ne vous plaignez pas, vous aurez moins de choses à corriger cette année » lâche-t-il aux profs, sous-entendant par là que la plupart des devoirs pourront être expédiés vite fait. Et de fait : « cela faisait 20 copies par jour environ. C’est matériellement infaisable si l’on veut faire les choses sérieusement » assure Maryam, prof à Béthune.

L’État est-il le garant de la liberté des individus ?

Regroupé.es dans une coordination informelle des profs de philo de l’académie, soutenu.es par le SNES, Sud , Fo-Lycée et la CGT, une bonne partie des profs (80 enseignant.es sur 270) appelle à ne pas entrer les notes sur Santorin avant le 29 juin, date limite fixée par le rectorat. C’est la rétention de notes, outil de sabotage déjà utilisé en 2019 contre la réforme du bac. Les revendications : un délai de correction supplémentaire (jusqu’au 2 juillet et non le 29 juin), l’abandon de Santorin, la suppression de la réforme du bac. Une première rencontre avec la rectrice (laquelle, linguiste de qualité, préfère être appelée « madame le recteur » car la fonction, comme on sait, est nécessairement masculine, argh) ne donne aucun résultat. Les profs organisent plusieurs rassemblements et ne lâchent pas. Une seconde rencontre a lieu le 29 : les profs obtiennent un délai d’un jour. Une partie des enseignant.es se met alors en grève.

C’est à ce moment-là que Santorin révèle un autre de ses pouvoirs stupéfiants : la numérisation des copies permet à l’administration de contourner la rétention de notes par les profs. De là à penser que cet usage était prévu… Les copies des profs grévistes, pourtant corrigées, mais pas notées, commencent en effet à disparaître du logiciel. Dans la nuit du 1er juin, des enseignant.es d’autres académies sont appelé.es par des inspecteurs pour recorriger ces lots de copies supplémentaires, contre la promesse de 60 euros par tranche de 15 copies. Autrement dit : le travail de correction des profs grévistes, pourtant effectué (seule la note n’a pas été délivrée), est retiré des mains de ces profs (lesquel.les ont donc corrigé pour rien – et ne seront donc pas rémunéré.es pour ce travail, ce qui représente une perte de 700 euros) et réexpédié, par la grâce de l’informatique, à d’autres enseignant.es jaunes invité.es à corriger en un temps record des copies pourtant déjà corrigées une fois. Pour une chose au moins, le ministère n’hésite pas à mettre les moyens : c’est quand il s’agit de briser les grèves.

On n’a aucune raison de tenir particulièrement au mythe républicain du bac : le sérieux de l’examen, de la notation, tout cela nous passe au-dessus. Mais on ne se réjouira pas pour autant de voir que l’examen se révèle une farce. Contrairement à leurs autorités hiérarchiques, les profs n’ont rien à gagner à se montrer cyniques : car ce qui est en jeu ici, c’est la négation du sens de leur travail. Pour des raisons d’affichage politique, Blanquer, le très ambitieux ministre de l’éducation, tient à maintenir l’apparence d’un examen final cette année : « tout est sous contrôle ». L’examen a donc lieu, alors même qu’il ne compte pas. Les profs doivent corriger, mais c’est pour de faux. Qui peut donc ainsi vouloir travailler pour rien ?

L’administration a montré son autoritarisme : les profs se retrouvent pénalisé.es pour avoir voulu faire correctement leur métier. La transformation des profs en exécutant.es est en marche.

Anne Karine

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