Dans les premiers mois de la Révolution, patrons et négociants lillois profitent de la situation pour s’imposer face aux autorités municipales tenues par la noblesse. Au prix d’une répression de la révolte populaire qui se veut exemplaire. Reportage de notre envoyé spécial.
Vingt-trois juillet 1789. L’échafaud est dressé sur la Grand’Place de Lille. Il est plus de quatre heures de l’après-midi et les cloches résonnent pour ameuter la foule. L’homme qui va être pendu en public s’appelle Charles-Louis Monique, un pauvre anonyme comme tant d’autres qui peuplent la ville. Le jugement rendu par le tribunal de la maréchaussée l’accuse de « vol commis vis-à-vis d’une Maison qui était pillée pendant une émeute ». Quelques pièces volées, dont une en or, dans une demeure luxueuse. À Paris la Bastille est prise depuis neuf jours ; à Lille on continue à exécuter « de par le Roi ». Pour l’exemple.
Nuit d’émeute
L’émeute qui a causé la condamnation de Monique est survenue il y a moins de quarante-huit heures, dans la nuit de mardi à mercredi — 21/22 juillet. Une « émeute désastreuse », témoigne un employé d’une maison de commerce venu assister à la pendaison. « Le fort du mal s’est porté chez les sieurs des Oursins, Martel, Druez et Lagache ; on y a tout foncé, brisé. » À partir de sept heures du soir, la foule se forme et prend d’assaut les maisons de plusieurs notables, dont deux membres du Magistrat — le gouvernement de la ville — puis, vers trois heures, celle d’un négociant bien connu, M. Martel. Parallèlement, un groupe de quatre cents femmes se rend à l’église collégiale Saint-Pierre, rue de la Monnaie, afin de reprendre, par la force si besoin, l’argent de la dîme, cet impôt multiséculaire imposé par l’Église. Repoussées par les forces de l’ordre, elles reviennent le lendemain et, cette fois, font raquer les clercs.
« J’ai passé une nuit affreuse, dans un abîme d’horreurs ». Madre des Oursins, membre du Magistrat, dont la maison a été attaquée à vingt heures, ne cache pas sa colère. Il explique que « rien n’a échappé au pillage. Il ne reste que les murailles nues et dégradées ». Son intérieur bourgeois est dévasté par la « populace » : portes, fenêtres, cheminées de marbre, meubles mis en pièces et jetés dans le canal, porcelaines, cristaux, vins et liqueurs dilapidés, lits et draps brûlés, vêtements, dentelles, diamants, bijoux, effets des domestiques volés.
Des émeutiers étrangers ?
Le notable de 52 ans reproche aux forces de l’ordre d’avoir abandonné sa maison. Mais d’autres rappellent leurs faibles effectifs, et dénoncent plutôt l’incapacité du Magistrat à réagir rapidement. Pour Imber d’Ennevelin, chef de la maréchaussée de Flandres et d’Artois, c’est la nouvelle de la prise de la Bastille, parvenue à Lille le 17 juillet, qui a provoqué ces « désordres et excès affreux ». Dans un placard affiché en ville le lendemain de l’émeute, il fustige les responsables qui, pour lui, sont « des étrangers, des vagabonds et gens sans aveux ». Et d’appeler les « citoyens que le patriotisme dévoue au repos de la Société » à « arrêter indistinctement […] tous étrangers, non munis de pasport, et qui ne justifieront point duement de la légitimité des motifs pour lesquels ils séjournent dans cette Ville […]. On enjoint aux dits étrangers d’en sortir dans six heures ». Pour les autorités, les « étrangers » mais aussi les femmes — les « agitatrices » — représentent d’utiles boucs émissaires. En face, on leur oppose les « pères de famille, hommes sages, citoyens éclairés et vrais patriotes ». Ainsi leur est-il plus aisé de passer la faim sous silence. La faim qui pousse à la révolte.
Lille est affamée
Pour le comprendre il suffit d’observer ce que l’émeute, loin d’être aveugle, a pris pour cible : les maisons d’un administrateur royal en charge de greniers à blé, de membres du Magistrat dont un — des Oursins — responsable du comité de ravitaillement en blé de la Ville et d’un négociant. Tous accusés, par la foule incendiaire, d’être des « accapareurs ». Autrement dit d’acheter du blé en grande quantité pour provoquer une pénurie et le revendre à un prix plus élevé.
À Lille le prix du pain augmente sérieusement depuis le début d’année. En cause, la mauvaise récolte de 1788, l’hiver précoce et violent qui s’est installé durablement jusqu’au printemps et… la spéculation. Déjà le 29 avril dernier, plusieurs boulangeries étaient pillées, les vitres de maisons brisées comme celles, encore, du négociant Martel. Seule une femme a été arrêtée. Accusée d’avoir poussé à l’émeute chez un brasseur de la rue de la Barre, sa sentence a été exécutée le 18 mai : déshabillée sur la Grand’Place, fouettée et marquée par la fleur de lys au fer rouge. Les émeutes « de la faim » frappent Lille dans un contexte de crise de l’industrie textile. Depuis 1786 et le traité de commerce franco-anglais, la ville subit la concurrence des produits britanniques. À titre d’exemple, on compte 74 faillites d’ateliers en 1788 contre 47 en 1787. Le chômage et la misère concernent actuellement plus d’un tiers de la population, soit environ 20 000 personnes.
« Révolution » bourgeoise
Les échos parisiens promettent une révolution. Mais pour le peuple lillois, ce mot n’existe pas. Les membres du Magistrat, institution aux mains de la noblesse, ont certes été écartés de la rédaction des cahiers de doléances pour la préparation des États généraux. Mais ce sont quatre représentants du grand négoce, dont le fortuné M. Vanhoenacker, qui l’ont accaparée. Contrôlant déjà la Chambre de Commerce, ces hommes aspirent à prendre le pouvoir politique. Or il semble que l’émeute du 21 juillet leur en donne l’occasion. En effet le lendemain à dix heures du matin, des citoyens « sages » — les plus riches — qui dénoncent le laxisme du Magistrat, se sont réunis à l’Hôtel de Ville. Selon leur communiqué, cet évènement les a portés « à établir, dans le moment, une Milice Bourgeoise qui est à présent formidable et qui empêchera sûrement que de pareils désordres se reproduisent. Pour l’organisation de cette milice et diriger ses opérations, il a été composé un comité ». En vingt-quatre heures, 2000 volontaires ont rejoint la milice et les placards du « Comité de la Ville de Lille » supplantent à présent ceux du Magistrat : « On fait savoir qu’il est défendu à toutes personnes non enregistrées dans la Milice Bourgeoise de cette Ville de former aucun attroupement ». La bourgeoisie vient de prendre le pouvoir.
Charles-Louis Monique, qui attend sa mort, a vécu les températures extrêmes de l’hiver dernier — vingt degrés en dessous de zéro. Il a connu le mois de mars sous la glace et la neige, l’augmentation du prix du pain, les salaires misérables pour des journées de plus de quinze heures, probablement le chômage et la surpopulation des logements ouvriers. Il voit, autour de lui, la foule encadrée par les miliciens qui arborent la cocarde tricolore. Ses bourreaux déclarent alors que les « troubles de la capitale » ont pris fin et que lui, misérable, « a été pris les mains garnies dans le pillage ». On le pend, puis on l’étrangle. L’Ordre est rétabli mais sera, à présent et pour longtemps, bourgeois.