De quelques mythes à balayer

patronatDans le Nord, il en est encore pour repeindre en héros mythiques les figures les plus voraces du capitalisme industriel. « Nos » patrons seraient parés de toutes les vertus morales : bienveillants, courageux, charitables ou généreux, ils seraient tout entier occupés à servir le dynamisme de la région. Pas tout-à-fait ce que racontent les livres d’histoire.

 

Motte, Lepoutre, Despatures, Prouvost, Toulemonde, Thiriez, Pollet… Ces noms vous disent peut-être quelque chose. Et pour cause : ils composent les CA des principales entreprises de la région, qui sont aussi parfois des multinationales bien installées. Leur réussite, ils la doivent notamment à cette capacité d’enrober de valeurs généreuses leurs intérêts carnassiers.

Génies ou héritiers ?

Il y a d’abord ce fameux mythe de la première génération d’entrepreneurs qui, par son inventivité, son goût du risque et son génie, aurait monté les entreprises à succès qui « firent » le XIXe siècle. Peu importe que, à rebours de cette success story, les Motte par exemple, se soient enrichis en écoulant leurs marchandises aux colonies avant même la Révolution. Peu importe qu’au XVIIIe siècle, l’industrie textile soit déjà une affaire de spéculation et d’exploitation, dans le cadre de ce qu’on appellera plus tard la proto-industrie. Au moment où s’ouvrent à Tourcoing et Roubaix les premières filatures de laine, de lin et de coton, leurs dirigeants ressemblent moins à de jeunes aventuriers qu’aux ressortissants d’une bourgeoisie sortie victorieuse de la Révolution.

Humanisme bon teint ou paternalisme conservateur ?

Vers le milieu du XIXème siècle, la Révolution Industrielle bat son plein. Certains parlent d’un capitalisme « familial et humain ». L’industriel père de famille a la tête dans le procès de travail, pendant que la mère bûche à la compta. C’est presque bon (ou saint) esprit : les patrons passent à l’usine et s’inquiètent du bien-être de leurs petites mains. L’Association Catholique des Patrons du Nord enfante des syndicats mixtes qui s’affairent à lier patrons et ouvriers vers un destin commun. Les uns pour le meilleur, les autres pour le pire. Christianiser le prolétariat pour figer la hiérarchie en place, ou comment solder la question sociale à peu de frais. Mais l’humanisme patronal a bon dos : il n’empêche ni la casse méthodique des mobilisations ouvrières (notamment via le Consortium de l’industrie textile, fondée en 1919 par Eugène... Mathon) ni l’obstination des industriels à profiter d’une législation balbutiante pour mettre les enfants au travail.

Entreprise familiale, ou prédateur mondial ?

Contrairement à certaines idées reçues, la mondialisation du capital n’est pas un phénomène nouveau. Dès le XIXe siècle, plusieurs entreprises nordistes possèdent des usines à l’étranger, avec notamment pour objectif de faire jouer la concurrence salariale. Après la Seconde Guerre Mondiale, à l’instar de la filature Charles Pollet (futur La Redoute), les 3 Suisses et la Blanche Porte, certains grands patrons se reconvertissent dans la distribution et la vente par correspondance. La relève, dopée aux techniques managériales américaines, émerge dans les années 1960 et s’incarne dans un trio composé de Francis Holder (Paul), Paul Dubrule (Novotel), et Gérard Mulliez (Auchan).

Aujourd’hui, les héritiers du capitalisme local côtoient ainsi la nouvelle garde d’un entrepreneuriat mondialisé. Ils recyclent leurs empires dans les nouvelles technologies, l’immobilier, la finance, les assurances, le commerce en ligne, et partent à l’assaut des marchés étrangers. Leurs fils, jeunes loups élevés dans les écoles de commerce locales ou parisiennes, attendent de reprendre la filiale Espagne du groupe de papa. Et si Bonduelle se décrit encore comme une entreprise « familiale » en dépit de son envergure multinationale, c’est uniquement qu’elle veille à réserver ses postes clés aux héritiers de la dynastie. Bref, sous le folklore familial et humanisant, l’histoire de la bourgeoisie nordiste est d’abord celle, banale, d’entrepreneurs avant tout soucieux de faire fructifier leur patrimoine par-delà les crises du capitalisme [1].

Notes

[1Pour plus de détails, lire Pierre Pouchain, Les Maîtres du Nord, Perrin, 1998, ou l’interview que l’historien Jean-François Eck accorde à Histoires d’entreprises, n°9, mars 2011.

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