« Avec la Révolution, il faut trancher ! »

Revolution 1bisFlo Grouazel, ancien de la Brique, et Younn Loccard, ont signé avec Liberté le premier des trois tomes d’une BD renversante et célébrée qui nous montre la Révolution française comme on ne l’avait jamais vue. Version complète de l'interview exclusive des deux artistes-historiens !

La Brique : Vous avez écrit la bd à deux : comment vous vous êtes organisés pour ce travail collectif ?

Nous avons partagé toute la conception des pages, de l'écriture au dessin, mais nous avons réalisé ces dernières chacun de notre côté. Après l'écriture (enfin, disons plutôt le dialogue, puisque la majeure partie de notre travail en commun se fait par la parole), nous avons dessiné un chapitre sur deux de la bd sous la forme de story-boards, de plus en plus détaillés, jusqu'à une version très poussée où tout les éléments importants des planches sont déjà là. Ce travail nécessite pas mal d'aller-retours entre nous et aboutit à une base que nous avons validée tous les deux et qui nous sert pour passer à la réalisation des pages finales, c'est-à-dire l'encrage et la couleur, que nous faisons chacun de notre côté. Nous nous envoyions régulièrement les scènes encrées que l'autre découvrait donc dans leur formes définitives comme une petite surprise. Cette manière de faire était conditionnée par la distance qui nous séparait pendant la création de ce premier tome : l’un, Younn, était à Lorient, l’autre, Florent, à Lille. Aujourd'hui que nous sommes tous les deux réunis, nous changerons peut-être de méthode pour la suite.

Nous sommes actuellement en train d'écrire le tome 2, dont le scénario, mise-à-part quelques grandes trajectoires, n'était pas du tout écrit. Nous préférons garder un peu de flou sur l'histoire à venir pour ne pas devenir les exécutants de notre propre travail, la partie dessin pouvant parfois être un peu fastidieuse quand elle n'est pas mélangée avec des moment d'invention. Et aussi parce réunir la documentation sur la totalité de la période et faire des recherches dans les bouquins nous aurait pris bien trop de temps si nous l'avions fait en une fois ; on ne se documente pas du tout pareil sur 1789 et sur 1792 par exemple. En faisant comme ça, on se garde aussi un peu de découverte et on évite d'avoir une vision trop dirigée de la période, de tomber dans le piège de la téléologie qui caractérise beaucoup d'histoires de la Révolution.

LB. La réappropriation de symboles de la Révolution française dans les luttes actuelles vous a-t-elle inspirée ?

À vrai dire, quand on a commencé ce travail il y a bientôt six ans, les symboles de la Révolution brillaient plutôt par leur absence. C'est en partie face à ce vide qu'on a lancé le projet. Mais c'est aussi pour nous plonger dans la période, la redécouvrir en faisant ce travail qu'on a commencé, presque davantage pour nous-même que pour les futur.es lectrices.teurs dans un premier temps. Il fallait qu'on gratte les images d'Épinal qu'on traînait depuis le collège, et qu'on essaie de voir ce que recouvrait cette énorme étiquette de « Révolution française ». On avait juste l'intuition qu'il y avait plein de choses à apprendre, à montrer, des gens, des anonymes, dont il fallait se souvenir, des luttes à faire remonter à la surface...

LB. Votre BD donne à voir le Paris de la Révolution d’une manière étonnamment réaliste : quelles sont vos sources ?

Il y a pas mal de choses qu'on trouve sur internet quand on cherche un peu du côté de Gallica, ou de wikicommons. On peut aussi aller voir du côté de la peinture, comme au musée Carnavalet, voir de la photo avec les relevés de Marville sur le Paris d'avant Haussmann1, en prenant quelques précautions. Mais le mieux reste quand même les bouquins, quand on a le budget ! Nos sources de l'époque sont des dessins, croquis, peintures, gravures (qui sont souvent des réinterprétations), des images dont, entant que dessinateurs, nous nous sentons très proches. C'est un vrai plaisir de se mettre « dans le crayon » des gens qui ont vu et dessiné les rues de ce Paris lointain. Tout le reste, c'est de l'imagination, des anachronismes aussi mais qui nous paraissent faire sens, ou des transpositions d'ambiances qu'on peut encore rencontrer dans certains coins du Monde. On comble parfois les lacunes du voyage historique par nos souvenirs de voyages géographiques.

 

Revolution 1bis

LB. Y avait-il des écueils à éviter, pour vous, dans la représentation de la Révolution ?

Nous ne voulions pas écrire un cours d'histoire, où la chronologie serait déroulée, à vue, pour les lectrices et les lecteurs. Et nous ne voulions pas de « psychologisation » des « grands personnages ». Nous voulions mettre en scène nos personnages à nous, fictifs ou réels : des anonymes. Ensuite, nous nous sommes attachés à ne pas montrer la violence sans la questionner, qu'elle soit incarnée, encore une fois, quelle ne soit pas anonyme. Nous refusons absolument les interprétations qui mettent en jeu des masses unanimes, des foules hurlantes et qui associent les violences populaires à une vague de zombies. Nous voulions également façonner un imaginaire renouvelé par rapport aux mises en scène du bicentenaire, du cinéma de Guitry, ou de la Troisième république. On se tient éloigné des poncifs : cocardes à toutes les sauces, bleu-blanc-rouge, Mariannes... autant que faire se peut, et on essaye de re-historiciser les rituels révolutionnaires ou même les modes pour ne pas les resservir sans un peu de recul.

LB. Peut-on alors parler d’une approche « déflationniste », qui consisterait à aller voir derrière les mythes, les pages célèbres de la Révolution ?

Oui, ça collerait assez à notre projet. On essaye de mettre en scène des moments un peu inédits de l'historiographie grand public. Y compris des scènes qui font le quotidiens de nos personnages qui ne s'arrêtent pas de vivre entre deux « journées ». Je ne sais pas exactement à quelle tendance ou à quel courant on pourrait être rattachés, on a été piocher à des sources très différentes, mais c'est sûr que d'avoir sous la main le travail de Haim Burstin sur le Faubourg Saint-Marcel2, par exemple, nous oriente de fait vers une vision moins événementielle, moins spectaculaire de la période. Après, on essaye aussi de montrer ce qui se joue dans les grandes émotions collectives qui sont quand même des tournants importants politiquement. On est aussi lecteurs de livres qu'on pourrait qualifier d'histoire sociale, donc la vie quotidienne, les petites luttes qui vont parfois à contre-courant de la grande, les vies des anonymes nous intéressent (et expliquent) plus que la psychanalyse de trois ou quatre figures. Je lis en ce moment Richard Cobb qui est assez détonnant sur le sujet, mais impossible à rattacher à une école.

LB. Par suite, les « Personnages Célèbres » habituels sont discrets, tandis que d’autres groupes sont sur le devant de la scène…

L'histoire de la révolution parlementaire, les députés, c'est passionnant (cf T. Tackett3) et ces hommes (!) ont pris leur part dans la lutte collective. Mais ils l'ont aussi confisquée, comme nous espérons le montrer au fil du récit. D'ailleurs, nous avons aussi un personnage qui est député et qui incarne ce mouvement réformateur radical. Ceci dit, il est très dur de montrer en bande dessinée une assemblée de 1200 personnages qui parlent une langue très belle mais très compliquée. Le théâtre s'y prête infiniment mieux comme nous l'avons expérimenté en assistant à la pièce Ça Ira ! de Joël Pommerat. On ne peut pas faire ça dans des cases, nous, on est presque obligé de montrer l'action, la rue, les foules qui bougent, pas les discours, même s'ils sont enflammés. Et puis il y a aussi un côté AG dans l'assemblée qu'on avait envie de tourner en dérision. Il y a dans ce mouvement des parlementaires, toutes assemblée confondues, et jusque dans les plus petites assemblées de sections d'ailleurs, un transfert de notabilité qui reste très excluant pour la majeure partie de la population. Pour nous, ce n'est pas là que se joue l'essentiel.

Notre parti-pris de montrer plein de gens différents, issus de milieux souvent opposés, est politique sans aucun doute. Il est essentiel de comprendre comment un mouvement de cette ampleur part de mille directions différentes et se fait dans une absence d'unanimité. Il n'y a pas de « révolutionnaires » clairement identifié.e.s. Dès qu'un groupe prend en charge la direction du mouvement, il implose, se déchire, et la plupart des leaders d'un jour deviennent les agents de la réactions six mois plus tard... Même la radicalité est à interroger, puisqu'elle peut empêcher toute institution d'un ordre nouveau, et qu'elle contribue à façonner des haines très durables. Bref, c'est ce gros merdier qu'on essaye d'interroger de l'intérieur, y compris, et peut-être d'abord, pour nous, pour y voir plus clair.

Pour ce qui est des poissardes, nous avons été mis sur la piste de Reine Audu par nos lectures, et c'est elle qui nous a guidé en quelque sorte. Nous voulions montrer cette victoire du mouvement populaire et des femmes surtout, qui remportent une manche essentielle : la ratification des décisions de l'assemblée des 4 et 26 août (« abandon » des privilèges au rachat et Déclaration des Droits) et retour du Roi dans Paris, sous le contrôle direct de la population. Ce mouvement est loin d'être une marée humaine mais elles obtiennent gain de cause en marchant collectivement… C'est assez inédit dans l'histoire des mobilisations populaires à cette époque.

 Revolution 2bis

 

LB. L’un de ces quasi-absents de marque est le roi…

Encore une fois, les grands personnages, les figures du pouvoir, ne sont pas notre sujet. Le roi, surtout Louis XVI, est un acteur particulièrement inefficace dans cette histoire, il n'agit jamais au bon moment et jamais dans la bonne direction. Nous avions pensé en faire une sorte de personnage de gags, qui reviendrait régulièrement à chaque chapitre. Mais c'était encore lui donner trop d'importance. Il ne nous dit rien, à nous, ni aux lecteurs et lectrices de 2020, il ne fait rien comprendre, individuellement, il ne porte aucun discours, aucun espoirs, juste une réaction toujours à côté de ses pompes. De la même manière, si on faisait une bd sur le quinquennat de Hollande, on ne se concentrerait pas sur les états d'âmes du président, on s'en fout. Ce qui nous intéresse c'est la situation sociale, la rue, la populace.

LB. Dans votre volonté de montrer une autre histoire de la Révolution, vous représentez une scène pas si souvent évoquée, la destruction des barrières de l’octroi de Paris.

C'est un événement qui n'a pas l'écho de la prise de la Bastille, mais qui pour les Parisien.ne.s a eu au moins autant de poids. Les barrières de Paris formaient une ceinture – le mur des fermiers généraux - et tout ce qui y transitait, marchandise comme personnes, devait s'acquitter d'une taxe. Dans le tumulte des journées du 12-13 juillet 1789, tous ces péages sont incendiés. C'est moins glorieux que le symbole de la forteresse imprenable, et les octrois ont continué d'être perçus jusqu'en mai 1791 avant d'être abolis (le Directoire les rétablira). Mais c'est un autre symbole, qui nous parle très directement depuis l'année dernière. Encore une fois, il faut aussi gratter et aller voir qui participe à ces incendies, qui y a directement intérêt, et ne pas prendre pour argent comptant un discours sur le « peuple » héroïque. Mais pour nous, il fallait montrer à quoi étaient occupé une partie des émeutiers de ces journées de juillet : trouver des armes et faire tomber les Barrières iniques.

LB. Le frère du député de Kervélégan, l’un de vos héros, est-il imaginaire ?

Oui, Abel est un personnage purement fictif, c'est un peu un transfuge temporel, il est trop 2019 pour être vrai, et il joue le rôle du naïf débarqué là par hasard. On a choisi Augustin le Goazre de Kervélégan parce qu'il vient d'un coin près de chez nous, qu'il est plutôt très radical en arrivant à Versailles, membre du Club Breton, et que sa biographie est suffisamment lacunaire pour nous permettre de jouer avec.

LB. La page 267, où l’on voit une galerie de portraits de membres de la garde nationale : d’où viennent ces identités ? Où avez-vous pris l’inspiration pour les visages ?

Ces membres du régiment que commande Abel comptent parmi les millions d'anonymes qui ont fait les foules révolutionnaires. Les porteurs de piques à carmagnoles hurlant à l'unisson de l'imagerie du bicentenaire. Leur donner un nom, un métier, une adresse et un visage c'était l'enjeu. Les informations que nous donnons sur leur compte sont déformées à partir d'une liste authentique exhumée par Burstin, mais les figures viennent évidement d'ailleurs. C'est tout le mensonge de la fiction ! On n’écrit pas pour les morts on écrit pour aujourd'hui, ce n'est pas un hommage à des disparus. Les visages ont été pris sur internet, en tapant dans Google images les noms et prénoms que nous venions d'inventer.

LB. Pendant longtemps, il était inenvisageable de parler de la Révolution en France sans prendre parti. Avez-vous un parti ?

Ce n'est pas un travail qui laisse nos convictions indemnes ! En tous cas, même si la division entre les pro et les anti-révolutionnaires a encore de beaux jours devant elle, elle masque d'autres lignes de fractures, peut-être plus intéressantes à nos yeux. Mais cette absence de consensus fait l'intérêt du sujet. Certains épisodes de notre histoire ont clairement leurs gentils et leurs méchants, ce sont d'ailleurs ces épisodes qui cimentent en général le récit national. Avec la Révolution, il faut trancher, élaborer et défendre ses positions. Ça invite à la sédition.

 

1 Ch. Marville, photographe officiel sous le Second Empire, a photographié Paris avant et pendant les travaux d’Haussmann.

2 Haim Burstin, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794)

3 Timothy Tackett, historien US, auteur de : Par la volonté du peuple, comment les députés sont devenus révolutionnaires.

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