Janvier 2017, l'université Lille 2 est touchée par une affaire de sexisme. Un professeur d'histoire de droit affirme en amphi devant 500 étudiant.es de licence 1 à propos d'un micro qui fonctionne mal : « C'est comme les femmes, il faut taper deux fois [dessus] pour qu'elles comprennent ». La Brique republie cet article de 2015 où elle s'était attelée à analyser le harcèlement sexuel à l'université de Lille 1 et Lille 3. Un article qui reste malheureusement toujours d'actualité.
En 2013, un rapport du Sénat alertait sur le harcèlement sexuel au sein des universités. La Brique est allée enquêter du côté de Lille 1 et Lille 3, qui figurent parmi les premières facs en France à avoir mis en place des cellules de veille et de prévention. On a gratté le vernis de ces jolies initiatives… Et ça nous a pas rassurés.
À l'Université, beaucoup en ont croisé, des allumés du verbe qui suintent le sexisme, des maniaques des mains baladeuses et des petits rendez-vous intimistes pour « faire le point… sur le travail de recherche ». Pourtant, pas facile de trouver une enquête précise sur le sujet (1). Quelques travaux législatifs rappellent bien que le harcèlement sexuel « est une réalité largement occultée et cependant plus présente qu'on ne veut bien le croire dans l'enseignement supérieur et la recherche » (2). Mais trop souvent réduit aux frasques de nos hommes politiques et patrons vicelards, le harcèlement sexuel ordinaire est moins connu. Il est souvent qualifié à tort de harcèlement moral (on nie alors le caractère sexiste de l'agression), ou utilisé en vrac pour parler d'autres violences sexuelles. Bref, il reste un délit difficile à identifier quand on en est victime.
Séduire ou dominer ?
Le harcèlement sexuel n'est pas seulement pratiqué par un.e professeur.e sur un.e étudiant.e, mais peut également être subi par un.e membre du personnel non-enseignant, ou encore entre étudiant.es. Il implique dans la plupart des cas une relation de domination, qu'elle soit de classe, de genre, de race ou d'âge. Le plus souvent, l'agresseur est un homme, et la victime une femme. Il existe autant de modes opératoires que de profils de harceleurs : ceux qui utilisent la stratégie du bon copain, du tyran, du chantage, du brouillage de la norme. « Mais c'est pour riiiii...reuh !! ». Non, ce n'est pas pour rire, et ce n'est pas drôle.
Face à de telles tactiques, difficile de repérer le moment où l'on peut se sentir victime de harcèlement. Dans leur guide pratique d'informations et de défense disponible sur leur site internet, le CLASCHES (voir encadré) révèlent « la complexité de la relation entre professeur.es et étudiant.es, dans laquelle peut s'opérer une confusion entre domination et séduction ». Le plus important, comme ce collectif le souligne, c'est le ressenti. Les harceleurs se font souvent passer pour des « séducteurs ». Or, dans un rapport de séduction, le ressenti est positif. S'il est négatif, que l'on s'est senti mal à l'aise, qu'on a l'impression qu'on perd le contrôle sur la situation, c'est que l'autre tente de nous imposer une relation inégalitaire. Le harceleur n'essaie pas de séduire mais de dominer en humiliant, en faisant perdre à sa proie toute confiance en elle, en la soumettant à ses choix et ses désirs.
Les victimes mettent du temps à se remettre psychologiquement et physiquement. Le harcèlement provoque de nombreux symptômes de stress post-traumatique comme la dépression, l'isolement, des pertes de mémoire, des insomnies… Si la liste est longue, c'est aussi que la victime a souvent peu de ressources à sa disposition pour faire cesser à temps les violences qui la plongent dans un état de mal-être aigu. Le CLASCHES indique que « le temps écoulé entre les derniers faits de harcèlement et le moment où [ils] reçoiv[ent] le témoignage est en moyenne de cinq ans, alors que la prescription pour ce délit est de trois ans ». Alors pourquoi les victimes mettent-elles autant de temps pour se livrer ? On rencontré Léa*, qui nous a parlé de son expérience en tant que victime de harcèlement sexuel.
Se dire « victime de harcèlement sexuel »
Léa a eu affaire à deux professeurs de l'université de Lille 3. « Quand je suis rentrée en Licence 1 à Lille 3, j'ai eu un chargé de TD, G. : jeune, charismatique, drôle, beau-gosse, bon pote avec tout le monde, bref dans le coup ! Il a vite instauré une relation particulière entre nous. Petits clins d'oeil, dès qu'il devait s'asseoir pour des exposés c'était à côté de moi, ou sur le coin de ma table pour faire son cours ». S'ensuit une période de trois années de « séduction intellectuelle ».
Léa se retrouve en master. G. lui propose de la suivre pour le mémoire de recherche. Rien ne laissant présager la tournure que va prendre leur relation, elle accepte. « Il m'avait inscrit à un groupe de lecture avec d'autres étudiants. Un soir, on devait se retrouver tous ensemble pour parler des textes. Quand je suis arrivée au rendez-vous, j'étais… la seule ! Je me suis retrouvée piégée entre la table, la vitre du restau et ses révélations ». C'est le grand déballage. « Il m'a dit que je lui faisais penser à sa femme quand elle était jeune, qu'il allait tout plaquer, ses enfants, sa femme, qu'il voulait qu'on écrive un article ensemble. Il m'a balancé tout un tas de questions. T'as un copain ? Il s'est jamais rien passé avec ton coloc' ? T'es pour les relations libres ? ». Et puis, bien sûr, il lui demande si elle veut venir là où il crèche pour la nuit.
« Je l'ai trouvé pathétique. J'ai senti qu'on avait franchi un nouveau cap, que tout ça c'était pas une relation prof-élève ». Léa refuse ses avances. Et G. prend ses distances, au point de lâcher le travail de recherche. Léa repique son année de master 1 et va suivre quelques séminaires avec une professeure, Mme A., enseignant la même matière que G. Ces ceux-là entretiennent une relation ambiguë depuis l'arrivée de G. dans l'UFR. Ils se jalousent sur le plan académique, mais se charment en permanence. Léa va subir les conséquences des tensions de ce duo infernal.
Avec A. dans la partie, tout empire. « Elle me faisait passer pour une cruche en cours en me posant tout le temps des questions pièges, elle m'a accusée de plagiat deux fois et me faisait plein de sous-entendus sexuels en parlant de moi et de G. ».
« Tout va s'arranger »
Léa avertit alors le directeur de son UFR. Celui-ci lui explique que toute cette histoire ne doit pas sortir de son bureau car ça peut nuire à la réputation de la fac. « Il m'a dit que G. devait gérer cette histoire. Ce qu'il a fait et m'a expliqué : “A. m'a dit qu'elle était très agacée par toi à cause de ton charisme, de ta jeunesse. Elle est vieille et toi, t'es tout ce qu'elle n'est plus. Mais paradoxalement, elle a dit qu'elle avait le béguin pour toi ! ». Le CLASCHES explique les différentes formes que peut prendre le harcèlement sexuel : des gestes, des paroles, des situations gênantes, répétées ou non. Un harceleur essaie de déstabiliser sa victime en la faisant passer par des grands huit émotionnels : un jour, on est la meilleure, le lendemain, on est en-dessous de tout. La mécanique du harcèlement repose sur le fait que la victime en vienne à croire que le problème vient d'elle, et qu'elle doit donc se taire.
Léa plonge alors dans un stress terrible. Elle finit avec difficultés son mémoire et la sentence des bourreaux tombe : une note d'un demi-point en-dessous de la note permettant d'accéder à un master 2. « Je suis partie en claquant la porte et j'ai plus voulu entendre parler d'études pendant plus d'un an, le temps de m'en remettre. Je me suis enfermée, j'avais plus aucune confiance en moi ». Mais quand les victimes veulent se livrer, à qui parler sans avoir peur de représailles et pour que le harceleur cesse d'agir en toute impunité et définitivement ? Que font les universités pour protéger leurs victimes ?
De la prévention, mais encore ?
On a été faire un tour du côté de Lille 1, pour comprendre le fonctionnement, les objectifs et l'efficacité de sa cellule de prévention et de conseil contre les harcèlements mise en place en avril 2014. Depuis 2010, ce sont deux membres du personnel non-enseignants, cinq étudiant.es et six enseignant.es dont quatre hommes et neuf femmes qui ont contacté la Mission égalité femmes-hommes de l'université pour témoigner de violences subies qu'elles qualifiaient de harcèlement moral et sexuel. La Mission égalité est à l'initiative de la création de la cellule de prévention, afin que les victimes soient mieux accueillies et conseillées qu'elles ne l'étaient alors. Quinze femmes, huit hommes et seulement trois étudiant.es la composent.
Un de ses représentants nous explique, sous couvert d'anonymat, l'objectif premier de sa mise en place. « La cellule est un sas de décompression pour les victimes. On les écoute et on essaie de trouver les ressources à l'interne et à l'externe qui peuvent les supporter dans leurs démarches afin de briser leur silence. On fait aussi de la prévention sur le sujet ». Mais lorsqu'on demande quelles actions sont entamées envers les supposés harceleurs, ça bafouille pas mal – et pour cause. La cellule ne dispose d'aucun interlocuteur juridique. Le responsable des affaires juridiques de Lille 1 n'est là que pour défendre l'université. Pour une raison simple : si l'un.e de ses membres est attaqué.e, l'université est également visée. D'après nos sources, le responsable juridique n'est pas favorable à ce type d'initiatives. Il préférerait renvoyer systématiquement les victimes vers les syndicats du personnel ou étudiants.
Quand la parole est plombée, le silence est d'or
Mais le problème est plus profond : les membres de la commission sont souvent des pairs de la personne incriminée. Comme l'indique l'une de nos sources, « il y a une réelle fidélité entre les pairs. Alors le supposé harceleur est quasi tout le temps blanchi ». Dans son rapport, le Sénat recommandait pourtant « que les faits de harcèlement sexuel soient jugés par la section disciplinaire d'un établissement autre que celui dont relèvent la victime et l'auteur présumé de ces agissements », et qu'une enquête spécifique au milieu de la recherche et de l'enseignement supérieur soit menée le plus rapidement possible sur le sujet.
Si notre enquête s'est focalisée sur les universités de Lille 1 et Lille 3, c'est simplement que Lille 2 a assuré à l'un de nos interviewés « qu'elle n'avait pas besoin de mettre en place de cellule de prévention contre le harcèlement sexuel car ses étudiant.es et son personnel ne rencontrent par ce genre de problème ». No comment…
Aucun membre de la cellule de Lille 1 n'est ni professionnel du sujet, ni militant.e féministe. Si la mise en place de la cellule a pris du temps, de la proposition de sa création en 2010 au vote de la composition de ses membres en 2014, c'est que les tensions ont été vives entre les élus du Conseil d'administration. Avec un résultat étonnant : « les personnels de l'université directement concernés, au titre de leur fonction, à s'occuper des questions de harcèlement (assistantes sociales, psychologues, médecin de prévention, responsable des affaires juridiques) n'ont pas vocation à être membre de la cellule » (3). Tiens donc ! Un témoin de l'affaire nous explique : « toutes les personnes étiquetées comme féministes ont été explicitement ou implicitement blacklistées car “trop partiales“, et “incapables de faire la part des choses“ ! Donc forcément en faveur de la victime ». CQFD.
Tapis et couverture
Le turnover de ses membres (tous les deux ans) est permanent. Difficile alors de se forger une solide expérience pour combattre efficacement le harcèlement. Le conseil d'administration a certes mis en place des formations accélérées pour les membres de la cellule. Mais là encore, y'a un hic. Illes nous expliquent : « On ne nous a donné aucune bille sur les ressources utilisables en cas de harcèlement envers un étudiant. On a demandé à une psychologue du travail qui venait nous former de nous expliquer les démarches à suivre. Elle a répondu qu'on lui avait demandé de venir parler seulement des cas de harcèlement envers le personnel de l'université ».
Autre tactique : certains membres de l'administration cherchent à recaser les supposés harceleurs. « Quand il y a un problème avec une personne qui en oppresse d'autres dans un service, il y a deux solutions. Soit on transfère la victime dans un autre service et elle accepte souvent d'elle-même, soit on fait monter en grade l'oppresseur et on l'envoie dans un service qui n'a pas besoin d'être aussi efficace que celui dans lequel il se trouvait. Et puis dans ce service du coup, il y a un turnover permanent de petits nouveaux pour pas qu'il y ait de gros problèmes » raconte un membre du personnel de Lille 1. Il semble préférable pour l'image de l'université que la poussière reste bien cachée sous le tapis.
« Un alibi »
Un de nos interviewés proche de membres de la cellule témoigne : « Cette cellule c'est un alibi, un stratagème que l'administration a pondu pour se dédouaner juridiquement en cas de problème ». Il nous explique que si la victime veut passer par un procès traditionnel, elle a peu de chance de le gagner : « La décision est biaisée. Les étudiants par exemple n'ont pas les moyens de s'offrir une défense aussi solide que les universitaires. La décision dépend de cela. Même devant la justice, il y a encore rapport de domination, de classe ».
Le CLASCHES appelle aux témoignages de victimes et de témoins : ils sont aussi un outil leur servant à dresser un état des lieux indicatif des violences sexistes et sexuelles. À Lille 3, la démarche de création de la cellule de veille et de prévention contre le harcèlement sexuel et ses modalités sont toutes autres que celles de Lille 1. Ce sont justement des professeures issues de la frange féministe non institutionnelle qui se sont saisies de la question du harcèlement et qui composent en majorité la cellule. Et ça change la donne.
À Lille 3, ses membres ne sont pas là pour « faire la part des choses ». Quand une personne vient se confier, c'est qu'elle se sent victime. Elle est accueillie en tant que telle. Pour autant, la cellule de Lille 1 est un premier pas pour informer les victimes. Elle représente un des seuls lieux d'expression accessible pour les personnes qui n'ont pas forcément une culture militante. Certain.es de ses membres tentent de trouver des ressources à l'externe, notamment auprès des syndicats et d'associations féministes. Comme le souligne l'une des personnes que nous avons interrogée : « il faudrait que les féministes de la fac de Lille 1 se ressaisissent de la question, à la manière du CLASCHES. C'est ça qui mettrait, à mon avis,un coup de pied dans la fourmilière ! » Et permettrait peut-être, un jour, de museler tous les prédateurs qui nous pourrissent l'ordinaire.
Mimi Pinson
* Les prénoms ont été changés
(1) On sait juste que 40 à 60 % des femmes sont victimes de violences sexistes et sexuelles au cours de leur vie, selon une étude citée par le CLASCHES dans son guide pratique.
(2) Références Sénat, AN.
(3) Extrait du règlement de l'université de Lille 1.
Encadré :
Le CLASCHES est un collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l'enseignement supérieur basé à Paris. Il est composé d'étudiant.es et a été créé à l'initiative de doctorant.es. Celui-ci dénonce le dispositif de prévention et de sanction interne aux université qui ne permet pas aux étudiant.es victimes harcèlement sexuel d'obtenir cessation des violences et réparation. S'il ne fournit pas d'aide psychologique et d'accompagnement juridique, son objectif est de lever le silence sur ces violences, de sensibiliser, de diffuser des informations juridiques, et d'oeuvrer à la réforme des institutions universitaires et de recherche.