Depuis trente ans qu'on islamise des questions sociales, les pouvoirs politiques et médiatiques ont particulièrement mis l'accent sur le foulard islamique. Ce faisant, ils ont réussi la prouesse de faire passer ce vêtement pour une menace, et les femmes qui le portent pour des victimes. Sans jamais bien sûr leur donner la parole.
Petite question : qui a prononcé la phrase : « Les Arabes nous échappent parce qu'ils voilent leurs femmes » ? Le maréchal Bugeaud, colonisateur de l'Algérie. L'obsession est ancienne.
Restons dans le registre de la devinette : sur cent vingt personnes, combien de pratiquantes musulmanes voilées furent interrogées par la commission Stasi ? Vous savez, celle dont le rapport aboutit à la fameuse loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles, et depuis laquelle le port du voile est interdit à l'école. Elles étaient deux. Et encore elles sont passées ensemble.
Fatiha Ajbli est l'une d'elles. Elle se rappelle : « On a été reçues le dernier jour, et le pire c'est qu'on sentait que le rapport était déjà bouclé, qu'ils ne nous écoutaient même pas ». Aujourd'hui docteure en sociologie, ses recherches portent sur les difficultés que rencontrent les femmes voilées en France, notamment face à l'emploi1.
Une émancipation impossible
Si elle a décidé de se consacrer à ce sujet, c'est pour comprendre et tenter de répondre à cette question : « Comment fait-on pour être femme, musulmane, française à part entière, et architecte de son devenir ? ». Elle nous explique un peu son parcours : « J'ai grandi avec l'idée que la seule chose qui comptait était la réussite scolaire, le mérite de chacun. Or je me suis rendu compte avec le temps que cet idéal républicain n'avait pas prise avec la réalité, puisque ce voile, qui relevait pourtant d'un choix personnel, me déconsidérait aux yeux de beaucoup ». Elle ajoute : « On se disait avec des amies, t'as vu comment c'est compliqué à l'école, imagine dans le monde du travail! »
De fait, les femmes voilées sont majoritairement exclues au moment de rentrer dans la vie active, ce que les travaux de Fatiha démontrent avec force2. Il s'agit pourtant d'une étape essentielle pour favoriser l'accès à l'autonomie de toutes les femmes. On sait à quel point l'égalité dans le travail et face à lui reste un des chantiers majeurs du féminisme.
Zakia Meziani, présidente de l'Association pour la reconnaissance des droits et libertés aux femmes musulmanes (A.R.D.L.F.M.), qui lutte depuis plus de vingt ans sur Roubaix et Tourcoing, en parle sans ambages : « Si une femme choisit de se présenter aux entretiens d'embauche avec son foulard, elle ne sera jamais prise, à quelques rarissimes exceptions près. C'est une forme de mort sociale. »
Nombreuses sont celles qui vont choisir de l'enlever quand elles arrivent à proximité de leur lieu de travail et de le remettre peu après l'avoir quitté. Il est également très courant que certaines s'auto-excluent du marché de l'emploi, et ce justement pour ne pas avoir à souffrir des stigmates de l'exclusion...Toutes les femmes musulmanes ne vivent en effet pas avec la même intensité la violence de l'injonction au dévoilement. Pour celles qui renoncent à travailler cela provoque bien sûr un niveau de frustration terrible. Fatiha nous raconte que « certaines remettent même en cause leur francité et partent à l'étranger. Elles ont joué le jeu et estiment que la République leur a fait défaut ». D'autant que le niveau de violence augmente : pour celles qui ont fait le choix de rester pour s'occuper de leurs enfants, on leur nie maintenant le droit de les accompagner lors des sorties scolaires. « Elles se disent : on ne veut pas de mes compétences dans le milieu du travail et on refuse de me reconnaître comme mère. Quelle place me reste-t-il ? »
« Qu'on lui coupe la tête ! »
L'école est par excellence le lieu que l'on présente comme subissant une « offensive intégriste ». Il est donc aussi celui qui concentre beaucoup des discours et des lois visant à bannir les voiles et, par conséquent, le principal champ d'action de l'ARDLFM.
Depuis 1994, l'association lutte pour l'égalité des femmes voilées, et comme son nom l'indique, pour la reconnaissance de leurs droits. Au départ, il s'agissait surtout de soutenir les lycéennes renvoyées pour cause de port du foulard (l'acte étant possible depuis la circulaire Bayrou de 1994). « En 2003-2004, au moment de lutter contre la loi qui interdit le voile à l'école, on a pris conscience qu'on portait un discours féministe ». Car pour Zakia « la loi contre laquelle nous avons lutté est sexiste en plus d'être raciste ». Les luttes évoluent constamment, en même temps que se réduit l'espace dans lequel peuvent se mouvoir en toute liberté des femmes ou des jeunes filles qui ont choisi de porter le voile.
Aujourd'hui, l'association intervient principalement pour les mères interdites de sorties scolaires (conséquence de la circulaire Châtel de 2011). Elle nous raconte quelques histoires d'une violence inouïe. Comme celle de cette institutrice qui avait découpé le visage d'une maman voilée sur une photographie affichée en classe : « Le pire, nous dit Zakia, c'est qu'elle croyait bien faire en appliquant la loi ». Pas de voile à l'école donc, même pas en photo. Une bêtise mariée à un manque d'empathie incroyable : « Elle ne se rendait même pas compte de ce que ça pouvait impliquer pour l'enfant de voir la tête de sa maman ainsi découpée. »
L'association organise également souvent des rencontres avec des acteurs sociaux locaux, ainsi que des débats, une activité centrale pour les membres : « On est persuadées qu'il faut parler, prendre la parole pour faire évoluer les mentalités. »
Des féministes qui excluent... des femmes !
De fait, il y a du travail ! Car le plus grave, c'est que cette relégation des musulmanes trouve sa légitimité dans des arguments prétendument féministes émis par celles et ceux qui ne savent envisager le voile que comme une oppression imposée par le père, le frère, ou le mari. D'où ces magnifiques couplets rhétoriques, réguliers sur nos ondes, qui aboutissent à exclure tout en prétendant vouloir libérer...Fatiha nous explique : « On va nier le sujet féminin musulman pour l'installer dans une posture d'objet opprimé. C'est la principale violence faite à ces femmes, on les déshumanise en ne reconnaissant jamais leur libre arbitre, leur subjectivité ». Il est vrai que le féminisme dominant ne résiste pas à ses prétentions universalistes. On l'a vu aux Etats-Unis avec le Black feminism, quand des femmes noires se sont élevées contre des discours féministes qui ne prenaient pas en compte leurs réalités et leurs difficultés propres. Pour Fatiha :« Ce féminisme est bourgeois et la symbolique de la libération qu'il met en avant en parlant des femmes voilées a des relents colonialistes. »
Les exemples historiques ne manquent pas quant aux injonctions plus que douteuses faites aux musulmanes, voire aux actes violents perpétrés depuis l'époque de la colonisation3. Tous témoignent d'une profonde méconnaissance de l'islam, ainsi que de la signification historique et actuelle du voile4. En même temps, sans prendre en considération la parole des premières concernées, c'est compliqué de comprendre.
Prises en étau
Quand on y regarde de plus près, les principales difficultés des femmes musulmanes sont pourtant celles de toutes les femmes : l'égalité dans le couple, les difficultés d'organisation avec la double journée, la reconnaissance du travail invisible, etc. Fatiha résume : « Si on ne peut pas s'entendre sur des choses simples comme l'instruction ou le travail, il reste quoi du féminisme ? »
Cette logique qui aboutit à plus de discriminations envers les femmes voilées, les empêche de poser la question du sexisme dans leur communauté. Zakia nous explique qu'« on a même parfois le sentiment d'une collusion entre ce féminisme qui prétend libérer les femmes musulmanes en les excluant, et le machisme, parce que ça en arrange bien certains que leurs femmes restent à la maison ». Une conséquence logique dont on se demande comment elle n'a pas germé dans l'esprit des chevaliers de la laïcité, comme Elisabeth Badinter5.
Fatiha nous explique pourquoi la focalisation sur le garçon d'origine arabe, réduit à la figure des quatre V (voileur, voleur, violent, violeur)6, est loin d'être anodine de ce point de vue. Déjà parce qu'elle permet de dédouaner le sexisme de tous les autres et même de le nier. Tant qu'on parle des « banlieues », on oublie que dans toute la société la cause féministe recule. Mais aussi car cette extrapolation aboutit à un sournois conflit de loyauté : « Les femmes musulmanes ont à poser la question des inégalités hommes/femmes dans leur milieu d'origine », un processus rendu plus difficile par le fait que les hommes de leur communauté sont systématiquement montrés du doigt. « Elles ne veulent pas renforcer leur stigmatisation. Ce qui fait que le travail en interne ne se fait pas, ou plus lentement. »
Elle ajoute : « Pour elles le travail est double: elles doivent non seulement déconstruire des traditions machistes qui ont encore cours dans leur milieu d'origine, mais en plus défier un féminisme dominant qui accable toutes les femmes voilées. »
Un kaléidoscope d'oppressions
Ce qui rend l'appréhension du problème plus complexe, c'est que celles qui portent le voile subissent en effet des discriminations à plusieurs titres. Ce sont des femmes, dont l'islamité est visible, qui sont souvent issues d'une immigration pauvre, non blanche, et ont fréquemment à pâtir d'appartenir à un territoire relégué. Beaucoup sont aussi peu ou pas diplômées. Pour Fatiha : « Il ne s'agit pas d'additionner quelques-uns de ces éléments, il faut tenter d'envisager et de comprendre comment ces facteurs interagissent, comment ces personnes ne sont pas oppressées seulement en tant que femmes, ni en tant que musulmanes, mais d'une manière bien spécifique ». Elle ajoute : « C'est très important, car on a tendance à ramener ce qu'elles vivent à de l'islamophobie, donc à penser qu'elles sont victimes au même titre que les hommes. C'est beaucoup plus compliqué. »
Féministe et musulmane
Féministe et musulmane voilée, Zakia Meziani travaille avec ces complexités depuis plus de vingt ans déjà. Elle nous explique comment elle conçoit son engagement : « J'entends qu'on puisse considérer que se couvrir soit anti-féministe parce qu'on le fait par rapport au regard des hommes, mais ce mais ce n'est pas ma manière de voir les choses ». Elle précise : « Je considère en tant que féministe que c'est à chacune d'entre nous de choisir les voies de son émancipation, qu'elle soit spirituelle, ou matérielle, ou je ne sais quoi. On n'a pas à nous imposer une norme venue d'en haut qui dirait ce qu'il faut être ou pas pour être féministe. Je considère que soutenir les filles qui ne veulent pas porter le voile, ici ou ailleurs, c'est le même combat que soutenir celles qui veulent le faire, ici ou ailleurs. Je dispose de mon corps comme je l'entends et je ne veux pas entendre de leçon qui dirait en somme que plus on se dénuderait, plus on serait féministe. »
En plus de sa fonction de présidente de l'ARDLFM, Zakia est aussi membre à Tourcoing de la Ligue des droits de l'homme, ainsi que du collectif Roms. Pour elle, « il existe un vrai croisement entre les luttes des minorités ». Elle nous parle aussi d'homophobie, notamment des liens tissés lors du mouvement contre la loi de 2004 avec l'association les Flamands roses dont des membres avaient manifesté et tracté aux côtés des jeunes musulmanes.
Pour une véritable laïcité
Pour Zakia comme pour Fatiha, la France était dotée des outils suffisants pour accueillir une nouvelle communauté religieuse, notamment avec sa loi de 1905 de séparation de l'Église et de l'État. Toutes les deux se revendiquent de la laïcité, qu'elles estiment être un concept pacificateur. « Le problème, conclut Fatiha, c'est que celle-ci perd tout son sens quand elle est utilisée de manière si dogmatique qu'elle en apparaît presque comme la religion d'État. »
Le climat était déjà à l'inquiétude, mais depuis les massacres des 7 et 9 janvier derniers, les paroles nauséabondes se sont libérées, de même que les actes. C'est le grand déballage des partisans de la « guerre culturelle » qui ne prennent parfois même plus la peine de se cacher sous des prétentions de haute morale universaliste. On pourrait facilement penser que le pire est à venir. Pourtant, toutes deux nous disent avec les mêmes mots l'espoir que font naître en elles de nouvelles rencontres, l'impression que de nouvelles forces émergent. Zakia nous raconte que « sur le terrain il y a des dynamiques, des réseaux qui s'étoffent ». Finalement, ce sont elles qui nous ont redonné confiance.
Lawrence
1. F. Ajbli, Les Françaises musulmanes face à l’emploi, le cas des pratiquantes voilées, Thèse de doctorat soutenue à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), sous la direction de Farhad Khosrokhavar, 2011
2. à retrouver sur http://www.efomw.eu3. Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l'empire, La Fabrique, 2012
4. Sur ce sujet, voir (entre autres) le livre de Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Flammarion, 2014
5. Celle là même qui affirmait sans crainte du ridicule : « [Le combat féministe] s'adresse aux jeunes femmes de la première génération de nouveaux arrivants, ou encore aux jeunes filles d'origine maghrébine (...) Franchement, depuis longtemps, dans la société française de souche, on ne peut pas dire qu'il y ait une oppression des femmes ». Elisabeth Badinter, L'Arche, novembre-décembre 2003
6. Nacera Guenif-Souliamas et Eric Macé, les féministes et le garçon arabe, ed. L'Aube, 2004