Depuis quelques années, la thématique « genre et espace public » fait des ravages. Les colloques universitaires, think tanks1 (comme Genre et ville) et plans nationaux se multiplient. Les villes subventionnent les associations travaillant sur le sujet, et les entreprises s’emparent de la question (SNCF, RATP, etc.) à leur profit. Tous se demandent comment faire en sorte que les femmes occupent l’espace public autant que les hommes.
Marcher pour s’approprier l’espace
En 2014, le ministère des affaires sociales et de la santé lance un programme national afin d’inciter les mairies à organiser des « marches exploratoires » qui suivent toutes un même protocole : en non-mixité, les femmes se réunissent pour établir un diagnostic sur les endroits où elles ne se sentent pas à l’aise. Elles organisent ensuite une marche collective pour se rendre sur les lieux pointés, s’arrêtent, discutent, échangent sur ce qui devrait être fait pour améliorer le bien-être des habitantes du quartier. Enfin, dernière étape, la marche de restitution, lors de laquelle les élu.es sont présent.es et reçoivent les propositions formulées par les habitantes.
Anne Mikolajczak, fraîchement nommée à la mairie de Lille en tant que 24e adjointe déléguée aux « droits des femmes – politique en faveur de l’égalité hommes-femmes », se saisit du projet. Nous l’avons rencontrée et, pour elle, « cette question du rapport femmes-espace public est une priorité ». Elle profite donc du contexte institutionnel pour impulser conjointement avec le service « politique de la ville » les premières marches exploratoires. Elles ont lieu dans deux quartiers de Lille, le faubourg de Béthune et Lille-Sud, et sont animées par l’association Paroles d’habitants.
Tout cela sent à plein nez la démocratie participative en bonne et due forme : les pouvoirs publics récoltent l’avis de la population sans avoir pour autant l’obligation d’agir par la suite. Mais la démarche permet de se construire une belle vitrine démocratique. Pourtant, cette initiative semble donner des résultats intéressants. Les femmes se rencontrent, discutent et « vont même à Paris pour défendre le rapport auprès du ministère », précise l’élue. Anne Mikolajczak suit le travail de l’association de près et dit ainsi avoir vu « des femmes vraiment changer ».
De l’origine de la vulnérabilité
Dans le contexte actuel où le discours féministe a trouvé de nouveaux ennemis craignant de perdre leur position dominante (mouvements masculinistes, homophobes, contre la « manif pour tous »), ces initiatives contrastent et paraissent salutaires. Car si l’espace public est ouvert à tou.tes, un petit tour dans les rues montre vite que son occupation est fortement inégale et suit des critères genrés et hétéro-normés. Pour de nombreuses personnes (femmes, lesbiennes, gays, trans, mais aussi personnes « racisées »), sortir dans la rue revient en effet à s’exposer à des agressions verbales et physiques : regards soutenus, remarques sur les vêtements et l’attitude, insultes, gestes furtifs, autant d’affirmations machistes pour rappeler que nous n’avons pas tou.tes le droit d’y être.
Le problème réside dans la légitimité dont bénéficient ces actes. Ils sont tellement fréquents et en accord avec la norme dominante qu’on n’en parle même plus. Pourtant, ils génèrent de nombreuses stratégies invisibles et quotidiennes : se déplacer en vélo plutôt qu’à pied, arrêter de porter des jupes, éviter certains quartiers à certaines heures. Ainsi, les personnes dites « vulnérables » s’excluent elles-mêmes de certains lieux et ont intégré certaines manières de se comporter pour être plus tranquilles dehors.
Ces faits sont légitimés par une double croyance : il en aurait toujours été ainsi et les femmes étant « fragiles », elles préféreraient rester à l’intérieur. Or, même si elles n’apparaissent dans les statistiques qu’à partir de 1945, les femmes ont toujours travaillé et ont toujours occupé, d’une manière ou d’une autre, l’espace public. Par ailleurs, cette croyance fait perdurer une image faussée du foyer comme espace serein par excellence. Alors qu’en réalité la majorité des violences sur les femmes se déroule à leur domicile et est exercée par une personne connue, « son » homme la plupart du temps. On ne peut donc pas considérer qu’il existe une opposition réelle entre espace public-dangereux-masculin et espace privé-sécurisé-féminin.
Un outil remastérisé
Cette thématique n’est donc pas nouvelle, de même que les actions militantes développées pour faire parler d’elle. Dans ce cadre, les marches exploratoires apparaissent comme une version institutionnalisée d’autres manifestations telles que la marche des fiertés homosexuelles, forme plus politisée des Gay Prides, ou encore les marches de nuit non-mixtes qui ont lieu depuis quelques années à Lille, Paris ou Marseille. Organisées la plupart du temps sans l’aval des pouvoirs publics, l’objectif de ces manifestations est de revendiquer le droit à occuper l’espace public quels que soient le sexe et les préférences sexuelles des personnes, et ce de jour comme de nuit.
Que ces démarches relèvent des pouvoirs publics ou des collectifs militants, on a envie de soutenir la multitude d’initiatives sur tous les niveaux d’actions possibles. Car pour adoucir la cuirasse et favoriser les prises de parole et occupations d’espace, il n’existe pas 36 solutions. Il faut sortir des situations individuelles, se rencontrer, partager les vécus, bref, créer de la solidarité pour prendre confiance mais aussi comprendre qu’il s’agit d’un problème social, qui concerne donc l’ensemble de la société.
En parler quoi qu’ils en disent ?
À la mairie de Lille, l’optimisme forcené d’Anne Mikolajczak nous interpelle tout en nous laissant songeuses. Pour elle, « l’important, c’est de lancer la démarche. Plus on en parle, plus on avance ! » alors, « dès qu’il y a une opportunité, [elle] fonce ». Si on ne peut que saluer cette détermination, il nous semble quand même important de questionner la manière dont ces initiatives sont menées et à qui elles s’adressent en priorité.Les marches sont ainsi exclusivement organisées dans les quartiers populaires de Lille : après le faubourg de Béthune et Lille-Sud, bientôt Fives. Ce ciblage alimente l’idée selon laquelle ces questions ne concernent que les populations pauvres et d’origine arabo-musulmane, alors que ces problématiques se retrouvent partout, du Vieux-Lille à Lille-Sud, quel que soit le quartier, la religion ou l’origine sociale des personnes concernées. À ce titre, on aurait aimé voir des marches exploratoires se dérouler dans des quartiers bourgeois, où la concentration de bars soi-disant « sans relous » est un condensé de sexisme qui vous donne envie de vomir2.Mais visiblement ce sexisme-là, blanc et bourgeois, ne fait pas partie des priorités des pouvoirs publics sensibles à ces questions.D’autre part, se concentrer sur l’espace public peut vite se transformer en une stigmatisation de certains espaces et des personnes les occupant, sans poser les questions essentielles. Car une politique en faveur de plus d’égalité dans l’espace public ne peut pas se limiter à la mise en place de lampadaires plus puissants ou de ramassage d’ordures plus efficace3, même si les discussions autour de ces projets peuvent être le support à la création de liens durables.
Une thématique « à la mode » mais pas prioritaire
Plusieurs associations lilloises de défense des droits des femmes réunies au sein du Collectif du 8 mars affirment, entre autres, que la priorité n’est pas que là. En juin 2015, elles rédigent un cahier de revendications à l’occasion du passage à Lille de la marche mondiale des femmes. Transmis à la mairie, ce cahier pose comme la priorité la création d’un bureau unique pour mieux orienter les femmes dans les services appropriés. Elles demandent aussi l’augmentation du nombre de places d’hébergement pour les victimes de violences, les migrantes, les sans-logement ou les mal-logées. L’organisation de marches exploratoires ne vient qu’au quatrième point. Pour les femmes interrogées, cette « thématique est à la mode » et bénéficierait d’une forte attention, au détriment d’autres problématiques.
L’État se disant incompétent en la matière, il délègue le travail à des associations composées de bénévoles qui se forment les unes les autres. Il leur faut des subventions pour financer les frais de fonctionnement des associations, pour les aider à payer leur loyer afin d’avoir des structures pérennes pouvant accueillir les femmes, salarier les bénévoles et ainsi disposer d’un personnel compétent et permanent. Même s’il est plus facile pour la municipalité de faire dans la démocratie consultative que dans l’allongement de lignes budgétaires, il reste à la charge des collectivités de financer ces associations qu’elle a chargées de missions de service public.
La question du rapport des femmes à l’espace public interroge le poids des normes dominantes qui structurent nos rapports sociaux de sexe. L’espace urbain est traversé de tensions. Il permet à la fois la subversion des normes (avec les marches des fiertés) mais continue aussi à être le lieu du sexisme où domine la figure de l’homme blanc hétérosexuel. Les origines de cette domination sont lointaines, profondes et appellent à multiplier les fronts de résistance. C’est pourquoi toute initiative est bienvenue, si tant est qu’elle politise un minimum la question et s’adresse réellement aux premières concernées. Mais seul un positionnement politique global fera bouger les choses4, c’est-à-dire une politique où ces questions ne seraient pas seulement la priorité de la 24e – et dernière – adjointe mais bien de tous.tes les élu.es qui, poussé.es par le travail associatif et les mouvements sociaux, devront faire en sorte que toute décision politique soit passée au crible de la question du genre.
Mutines
1. En français, « réservoir d’idées » ou « laboratoires d’idées ». Les think tanks sont des regroupements d’experts qui produisent des études et des rapports.2. À ce sujet, voir le super texte de Clemmie Wonder « C’est toi l'dessert », La Brique n°42, février/mars 2015.
3. Voir dans ce numéro l’article sur les marches participatives « Des femmes pour l’excuse sécuritaire ».4. Voir dans ce numéro l’entretien réalisé avec Édith Maruéjouls dans ce même numéro.