Nous4 avons participé aux premiers temps du protocole : la réunion préparatoire, la marche exploratoire et la réunion de bilan. Une restitution auprès des élu.es locaux est prévue, mais pas avant janvier. Le taux de participation est dérisoire : une dizaine de femmes arrive péniblement à la réunion de préparation – il faut dire que même le personnel de la gare a du mal à nous indiquer la salle. On en retrouve moins du double à la marche ; quant à la réunion de bilan, le score plafonne à six ! Le projet aurait pourtant pu faire l’objet d’une communication massive : ces entreprises ont des pouvoirs de communication titanesques... Mais on n’est jamais mieux servi que par soi-même : dans cette mascarade pseudo-participative, à part nous et quelques autres femmes, toutes les participantes bossent soit pour Keolis, soit pour Citéo5. Lors de la première réunion, ces collègues se disent « intéressées par la démarche ». Elles veulent « voir si elles peuvent s’en inspirer » dans leurs services respectifs. Nous sommes tombées en pleine réunion de famille ! Et comme s’en réjouissent celles et ceux qui mènent la réunion : après le caractère expérimental des marches exploratoires vient le temps d’une véritable « industrialisation » du concept. Pour le meilleur du pire des mondes ?
Merci papa
C’est un homme qui ouvre la réunion préparatoire. Normal, pour introduire le projet d’une marche non-mixte. Ce monsieur, c’est le responsable du pôle sûreté de la SNCF de Lille. Comme c’est le chef, il nous explique comment ça va se passer. Il rappelle le cadre dans lequel s’inscrit l’action de son entreprise : le plan de lutte, sorti l’été dernier. Il évoque vite fait et sans lien le cas des frotteurs dans le métro parisien pour énoncer quelques secondes plus tard le prétendu objectif : réduire le sentiment d’insécurité des femmes dans les transports publics et aux abords des gares de Lille.
Pour l’atteindre, trois étapes : diagnostiquer les points forts et les points faibles de la gare Lille Flandres et ses abords et établir un parcours ; ensuite, la marche aidant, proposer des solutions pratiques ; et enfin changer le regard des femmes sur les transports en commun. Par contre, le chef nous prévient : « Pour pas que vous soyez déçues... C’est pas parce que vous proposez quelque chose qu’on va le mettre en place. Les propositions sont examinées, évaluées... Et on demande à ce que ce soit réaliste parce que si vous me dites : "À cet endroit-là faut mettre 8 caméras et 20 spots halogènes", ça va pas le faire ». Forcément, pour lui, seul l’arsenal sécuritaire est une réponse envisageable. Et si nous voulons nous inspirer des propositions faites par d’autres femmes, dans d’autres quartiers ou d’autres villes ?
Élodie L., chargée de mission pour l’égalité femmes-hommes à la mairie de Lille, s’apprête à dire oui, réjouie à l’idée de partager son travail. Mais le chef l’arrête d’un geste du bras. « Vous comprenez, on préfère que vous ne soyez pas influencées ». Non, on ne comprend pas : ça pourrait nous aider à ouvrir les yeux sur le terrain, de voir sur quels éléments d’autres femmes avant nous ont été vigilantes. Faire évoluer l’outil des marches exploratoires, s’en emparer. Comprendre ce que les femmes ont proposé pour renforcer le sentiment de sécurité... Sentiment ? C’est cette approche affective qu’on nous demande d’avoir. La philosophie de la marche est précisément fondée sur le « sentiment d’insécurité », terreau fertile de la propagande sécuritaire. Nous sommes là pour légitimer l’action des flics et élargir encore un peu plus les normes du contrôle. C’est compris, les filles ? Papa a dit : on ne réfléchit pas, on ressent !
Au nom de la liberté, mon cul !
Le processus est sexiste en lui-même, comment pourrait-il peser contre le harcèlement ou les violences sexuelles dans les transports ? Tout est misé sur les stéréotypes lourds et faciles de « demoiselle en détresse » et de « maman respectable ». On est en train de nous dire que nous fantasmons le danger, et que ce sont nos sentiments qui nous empêchent de mettre le nez dehors – et de biper nos tickets à puce RFID. Pas qu’on serait retenues à la maison par les tâches domestiques ou familiales, notre éducation, ou encore par des expériences fâcheuses...
Keolis a déjà organisé des marches participatives dans le métro, en s’arrêtant particulièrement sur les stations Porte de Valenciennes à Lille, et Gare Lebas à Roubaix. Héloïse Gerber, coordinatrice prévention chez Keolis, nous diffuse alors un petit clip documentaire de Keolife5. On y voit quelques-unes des participantes à ces marches-là, ainsi que leurs motivations. Parmi elles, l’une des cheffes de La Redoute, ravie de participer pour que ses employées puissent aller et venir plus sereinement sur leur lieu de travail, sans se faire apostropher par les relous du quartier. Ah ! Le bien-être des salarié.es, c’est la performance possible, la confiance retrouvée dans sa hiérarchie ! Et puis cette madame Transpole aussi, qui sort clairement de ses habitudes en venant sur son propre terrain pour « comprendre » pourquoi elle compte moins de clientes que de clients. Après la vidéo, on s’attache à déterminer un parcours.
Des sentiments et des gommettes
Nous nous retrouvons successivement face à trois plans6 pour les commenter. Il faut anticiper le sentiment d’insécurité et coller des gommettes rouges là où nous le ressentirions. Les endroits cramoisis sont de deux ordres différents. Il y a les espaces vides et sombres. Et il y a ceux où traînent des personnes marginalisées ou des jeunes qui tchatchent, qui zonent, qui se rencardent. Puisque tout est axé sur « l’émotion », les gommettes sont posées à chaud, sans recul ni réflexion. Précisément là où zonent les personnes les plus stigmatisées de la société : les pauvres et les non-blanc.hes ! Coup de maître ! Et le scénario se déroule sans qu’à aucun moment on ne parle de harcèlement sexiste ou de violence sexuelle. De ce qu’il peut y avoir de spécifique dans une gare ou dans les transports en commun, et en particulier à Lille. Le mot « sexisme » n’est pas prononcé une seule fois pendant la réunion pourtant « préparatoire ». Sans aucun élément d’analyse à portée de cerveau, nous sommes là comme des cobayes neutres – mais vaginés7 – pour cibler les recoins qui emmerdent depuis longtemps les personnes responsables de la sécurité dans ces lieux de passage dont on souhaite optimiser les flux. La bonne excuse.
Marcher, une formalité...
On aurait pu écrire le compte-rendu avant de participer à la marche tellement c’est téléphoné. Nous voilà embarquées dans un tourbillon de remarques exaspérantes. C’est d’un ennui... Le groupe est amené à noter n’importe quoi : certaines femmes incriminent des tags (c’est « moche ») et sont au contraire émerveillées par l’installation des panneaux vidéo mange-cerveaux flambant neufs dans le hall historique de la gare Lille Flandres, entièrement rénové. Faut dire que les questions pour nous inciter à commenter portent essentiellement sur l’esthétique des lieux, tout est fait pour éloigner l’émergence d’une réflexion politique. Ainsi, au lieu de noter l’atteinte à la dignité humaine due à la grande insuffisance de services d’hygiène gratuits dans la ville – dans certains recoins ça pue la pisse, les excréments et la crasse humaine – on note que ça nous empêche d’accéder aux ascenseurs sereinement. Les groupes sont équipés d’un appareil photo : tous ont photographié des cartons dans un ascenseur, c’est ridicule ! Quel rapport avec le sentiment de sécurité ? Aucun. À part ça, la présence policière, douanière et militaire est saluée par quelques participantes. À la fin de la marche, on fait part du fait que l’approche « affective » ne nous semble pas être la seule option possible. Élodie L. nous rétorque qu’il y a eu des « experts » en amont. Aux experts la part cérébrale, aux femmes celle des sentiments, donc.
Émargez, on s’occupe du reste !
Ils nous ont demandé de la « peur » et ça nous a mises en colère. Sous couvert de permettre aux femmes de se déplacer plus librement, ce que Keolis et Transpole veulent attirer avant tout, c’est une foule de consommatrices. Au détriment d’une autre population, dont le pouvoir d’achat est moindre et la présence plus dérangeante. Cela va très loin : lors de la réunion de bilan, le chef – que tout le monde appelle Hugues – nous incite à parler des bancs situés place des Buisses. Apparemment, ça fait longtemps qu’ils veulent les remplacer. Mais attention, pas par n’importe quels bancs : par des bancs équipés d’accoudoirs. Personne, et encore moins Hugues, ne fait mystère de la raison : « Les bancs, faut être très clair, on les met avec accoudoirs pour éviter toute errance humaine ». Les SDF se les accaparent ! Une honte pour les « vieilles dames » qui ne peuvent pas profiter de ces bancs qui « appartiennent à tout le monde ». Comprenez : tout le monde, exceptés les sans-abris. On aurait pourtant parié que, si personne n’osait poser ses miches sur ces fameux bancs, c’était tout simplement pour éviter de se les geler, parce qu’ils sont glacés. En tout cas, le but est clair : se servir de nos propos pour servir leurs intérêts. Cachez donc ce pauvre que je ne saurais voir...
Les choix opérés – l’absence de formation à l’outil « marche participative » et l’accent mis sur les sentiments – déterminent un cadre qui nous dépossède des enjeux politiques. « Pourquoi ne parle-t-on pas de sexisme ? » Élodie L. nous répond : « Si vous voulez parler de sexisme, allez-y, c’est votre droit, ça vous appartient de le faire pendant le temps d’échange avec les élu.es ». En voilà une réponse pleine de sens pour cette « démarche » qui prétend s’inscrire dans le cadre du plan de lutte contre le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports en commun ! C’est comme si était organisée la fête du chocolat, que les participant.es s’étonnent de l’absence de chocolat et qu’on leur rétorque : « Bah, vous n’aviez qu’à en amener ! »
Ces choix n’ont rien d’anodin, ils orientent les politiques sécuritaires et les aménagements urbains. Sous le couvert de la « démocratie participative», les instances dirigeantes ont le pouvoir de se justifier grâce à la « parole des femmes ». Avec le projet pourtant formidable de nous rendre plus libres dans nos déplacements. Mais la réalité, c’est que nous sommes utilisées pour sécuriser davantage une société ultra-verrouillée et pour engraisser les entreprises. Pendant que ces mêmes sociétés peuvent se targuer d’avoir fait leur B.A. et même de favoriser l’émancipation des femmes. Rien que ça !
Stella et Mona
1. Keolis est la filiale des transports en commun de la SNCF qui possède entre autres Transpole.2. La société publique locale d'Euralille se charge de l'aménagement des collectivités locales de la métropole.3. Dans le nouveau service public des transports, on parle de client.es et plus d'usagèr.es.4. Nous : deux envoyées spéciales de votre journal préféré.5. Entreprise de sous-traitance de Transpole qui se charge de la médiation (les « gilets orange » du métro).6. Nom ridicule, néanmoins réel, de la marque de production multimodale de l'entreprise Keolis.7. Trois échelles différentes : le plan de l'arrêt de métro Lille Flandres (le niveau entre la gare et les quais), le plan de la gare Lille Flandres et un plan plus élargi de la gare Lille Flandres : le parc Matisse, Euralille et la gare Lille Europe y figurent.8. C'est la vision de l'entreprise que l'on cherche à mettre en mots, évidemment pas la nôtre.