« Mobilité = priorité ». Damien Castelain, président de Lille Métropole, avait-il besoin d'un tweet débile pour rappeler ce que tout le monde ressent chaque jour si fort ? La « mobilité » malmène déjà le pouls de nos vies accélérées ; elle fracture nos horaires de taf ; elle excite constamment les smartphones, et elle commande même nos « projets d'avenir ». Elle est cette espèce de lame de fond qui nous pousse à réaliser toujours plus vite toujours plus de trucs qu'on nous dit de faire.
Parce qu'elle est une des idéologies de notre temps, La Brique l'a placée sous ses scalpels. Le sociologue Hartmut Rosa dit à propos d'elle qu'elle est une « force totalitaire » : elle exerce en permanence une pression sur nos têtes, dans tous les domaines de la vie; et il est presque impossible de la critiquer. Elle est cette « peur constante que nous pouvons perdre le combat, que nous pouvons cesser d'être capables de suivre le rythme, c'est-à-dire de satisfaire tous les besoins (en augmentation constante)... la peur de ne jamais être capable de rester dans la course1 ».
« Force totalitaire »
Ici comme ailleurs, la mobilité accélérée n'enrôle pourtant pas tout le monde sur le même mode. Pendant qu'elle sucre les acquis des chômeurs, la société Transpole met en place des plans de déplacements pour aider les entreprises. Pendant que les urbain.es pressé.es font leurs achats sur le net, les ouvriers de Dourges, de Hem ou de Lesquin se brisent l'échine dans les entrepôts du « e-business ». Pendant que les cadres traversent le centre-ville en vélo pour pédaler de chez eux au boulot, Pôle emploi conduit les pauvres à s'exiler bosser à plus de cent bornes de chez eux. Pour ceux-là d'ailleurs, la mobilité physique n'est déjà plus que la condition nécessaire pour espérer le surplace économique. La mobilité, comme course à la compétitivité, laisse les inadapté-es derrière elle. Elle finit par ramener à ces deux évidences : l'homme circule moins librement que la marchandise ; c'est même la marchandise qui fait circuler l'homme.
Pis allées...
La mobilité embarrasse même jusqu'aux décideurs publics : elle épuise les énergies non-renouvelables, nous salope l'air qu'on respire, nous entasse dans les bouchons, nous assaille de nuisances sonores et réclame toujours plus d'aménagements pharaoniques. Alors voilà que, depuis quelques temps, la région et les oracles de la Troisième révolution industrielle frétillent autour d'une nouvelle lubie : la « mobilité douce », supposée solder tous les problèmes. Toute la famille est de la partie : Lille Métropole est à fond derrière, Jérémy Rifkin se gave – au propre comme au figuré – du mot, le Conseil régional plussoie, Philippe Vasseur et le patronat s'en font les perroquets appliqués. Que cache cet unanimisme universel ? Des intérêts particuliers : anticiper l'augmentation du prix du baril sur la facture énergétique des entreprises, améliorer la productivité des salarié.es, ouvrir de nouveaux marchés autour de la « smart » économie. Autant dire que la « mobilité », même douce, n'a que peu de chances de nous sortir de l'impasse.
Le covoiturage c'est bien, la rage contre la voiture c'est mieux
Ce que le discours satisfait des décideurs du coin masque mal, c'est que se déplacer mieux veut surtout dire se déplacer plus. Les formes soft de déplacement – depuis le fret jusqu'au vélo – ne font aujourd'hui que s'additionner aux circuits établis. Dans une région qui, à l'intérieur la division européenne du capitalisme, se spécialise dans le transit de marchandise, on ne construit pas une route, un canal ou une ligne de train pour faire de l'A1 une coulée verte, mais plus sûrement pour équiper le poulpe économique de tentacules supplémentaires. C'est cours ou crève – sans ligne d'arrivée.
Alors peu importe que les statistiques régionales enregistrent à l'avenir quelques (hypothétiques) pourcentages positifs sur les taux d'usage du V'Lille. S'il n'y a jamais eu aujourd'hui autant de bagnoles, de cametards et de bouchons sur la métropole, ce n'est pas qu'on s'est simplement mal (laissé-es) organisé-es ; mais que tout conduit, dans la métropole capitaliste, à devoir mobiliser toujours plus tous les transports. Les derniers gadgets intelligents ou collaboratifs transportent au fond la même philosophie que leurs aînés : gagner du temps pour en manquer toujours plus. Mobilité Douce, Mobilité Aliénée - MDMA, l'ecstasy que tout le monde prendra.
Le collectif de La Brique
1. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.