On se sentait un peu cons. On venait de sortir un numéro bien dark sur l’extrême-droite tout en vous souhaitant bonnes vacances – c’était pas bien cohérent, on vous l’accorde. Alors, on a voulu se rattraper. Et, une fois n’est pas coutume, remiser nos vieilles obsessions : Martine Aubry, les fachos, le Grand Capital et tout le tintouin. On voulait sortir un truc léger, un truc qui parle de nous, ou du moins d’un univers qui nous plaît, qui nous parle...
D’ailleurs ça tombait bien. Ça faisait un petit bout de temps qu’une idée jaunissait dans le fond des cartons : faire une enquête sur le papier. Quoi le papier ? Ben… le papier, quoi ! Les journaux, la lecture, l’écriture, les bouquins, leur confection, tout ça. On voulait s’évader un peu, vagabonder dans les livres, sniffer à pleins naseaux les odeurs artisanales de l’atelier.
Sauf qu’on s’est vite fait rattraper par nos vieux vices. À mesure qu’on dépliait tous les enjeux que renferme ce « papier », on s’est rendu compte qu’il serait bien difficile de se passer de la critique sociale.
« Work hard, have fun, make history »
Puisqu’il paraît qu’un édito doit gloser sur l’actualité, prenons donc Amazon. C’est arrivé près de chez vous. L’an passé, à Douai, exactement. Voyez comme ce petit événement parle bien de son époque : l’installation dans la région d’un enfant de la mondialisation ; une belle histoire vantée par la presse locale, faite de tout plein d’emplois (2 500 !) pour des personnes en désespérance sociale ; une économie du numérique à la pointe des secteurs à haute valeur ajoutée – n’en jetez plus.
« Le Douaisis a su répondre aux attentes du groupe Amazon, l’une des plus belles enseignes mondiales », peut-on lire sur le site de l’agglomération. C’est y pas merveilleux ? Stakhanovisme, délation, pression des contremaîtres, concurrence déloyale aux petites enseignes, culture en chaîne et à la chaîne, mort des rapports humains 1 : que les politiques puissent se féliciter de répondre à pareilles « attentes », voilà qui en dit assez sur ce monde de parfaits cinglés.
Au départ de nos réflexions, à le fixer comme ça, il avait l’air un peu innocent, le papier. En fait, chaque gramme dont il est constitué porte en lui certaines des mauvaises pulsions de notre époque. Se retrouvent ainsi à tournoyer autour de la feuille les appétits des gros prédateurs : les firmes dégueulasses qui viennent bouffer les petites échoppes et piétiner les intérimaires, et puis les illusions numériques, venues remplacer la chair, l’échange et la parole.
Les deux faces du papier
À force de retourner ce papier dans tous les sens, on s’est aussi mis en danger. Après tout, qu’est-ce que la presse, les livres ou l’écriture, sinon le monopole de quelques-un-es ? Le monopole de ces privilégiés qui savent user des mots comme des armes et dont – à sa petite mesure – La Brique fait aussi un peu partie. Pour dire, on a même pensé pondre une enquête... sur vous, lecteurs et lectrices. Est-ce que notre canard ne circulerait pas surtout entre les mêmes petites mains délicates, celles de la classe moyenne intellectuelle ? ’Pas eu le temps de répondre à cette question qui tâche. Mais un jour, il faudra bien...
On s’est donc d’abord retrouvé là, au pied de la page : le papier comme propriété du capital ; le papier comme joujou des classes cultivées. Fort heureusement, il se trouve aussi que le papier a deux faces. Alors on n’a pas oublié d’aller explorer l’autre versant, celui griffonné d’idéaux émancipateurs. On a fouiné dans les canards des deux derniers siècles, à l’époque où ça bataillait ferme et où la presse locale n’était pas aussi chiante qu’une flaque de pluie. Rendu visite aux éditions lilloises qui se contrefoutent des grosses comptabilités et pour qui le contenu des livres veut encore dire quelque chose. On a aussi discuté le bout de gras avec celles et ceux que l’école a blessé, mais qui ont retourné l’écrit à leur avantage. Traqué les moyens de se faufiler entre les mailles de la toile Fnac/Furet. Et donc, à l’heure où les drones de tous ordres menacent de nous coller au cul, on a confectionné quelques petits avions de papiers...
1. Jean-Baptiste Mallet, En Amazonie : inflitré dans le « meilleur des mondes », Fayart, 2013. Disponible sur Amazon.