La Brique a trifouillé les bas-fonds de la société patriarcale. Elle publie aujourd’hui sur le net son enquête : « Silence on viole ».
Le viol a ça de pratique qu’il rassemble les esprits les plus antagonistes. Qui est pour le viol ? Personne. Et pourtant le viol existe, dans tous les milieux sociaux. L’explication la plus répandue consiste à dire que les violeurs sont des fous, des aliénés, des monstres et tout le monde est d’accord pour qu’ils crèvent en prison, voire qu’on les pende haut et court. Du moment qu’ils sont sanctionnés comme il se doit, l’honneur est sauf. Tous les autres peuvent se rassurer de ne pas « être comme ça » et avoir la conscience tranquille. On voudrait bien suggérer autre chose pour avancer un peu. Car s’il suffisait d’enfermer et de stériliser quelques fous pour que le viol n’existe plus, il n’existerait déjà plus.
En revanche, si on considère le viol comme l’expression d’une société dans laquelle le corps des femmes est un objet destiné à satisfaire le désir (insatiable, irrépressible, même primitif) des hommes, on comprend mieux pourquoi le viol demeure. Et pourquoi l’accumulation des mesures liberticides sensées nous protéger des vilains monstres n’y change rien.
Concrètement, c’est quoi le viol ? Un acte sexuel contraint, c’est-à-dire non consenti. Mais la notion même de consentement [1] repose sur l’idée que les deux partenaires sont égaux. Or, pour pouvoir dire non il faut déjà être sujet de sa vie sexuelle, et pas l’objet de celle d’un autre. Combien de femmes ne se sont pas une fois dans leur vie laissé faire parce qu’elles avaient la trouille de dire non et de s’exposer au regard – ou à la sanction – de l’autre ? En fait, rien n’autorise à penser qu’une frontière claire puisse s’établir entre un viol et une relation sexuelle « librement consentie » [2]. Pourtant la différence est essentielle et l’amalgame dangereux : toute relation sexuelle entre un homme et une femme n’est pas un viol. Mais on a beau chercher un critère qui permette de délimiter cette frontière, on n’y arrive pas : la contrainte, la menace ou la surprise – les termes légaux – se ressentent mais ne se mesurent pas. Cela dépend dans chaque cas d’une multitude d’éléments : le contexte (couple avec violence conjugale, dépendance économique ou isolement), de la fréquence de l’acte (se forcer une fois ou être forcée toute une vie) et de l’intention de l’agresseur potentiel (avait-il des moyens de savoir que l’acte sexuel n’était pas désiré ou cela l’arrangeait-il bien de ne pas le voir ?). Reste à s’en référer à la parole de la victime. De fait, une femme ne gagne pas grand chose à se poser comme la victime d’un viol. Elle a plutôt tout à y perdre : crédibilité, amitiés, confiance en soi... Par ailleurs, entre les pubs ou « Dire non c’est penser oui » [3], l’apprentissage de la soumission sexuelle ou domestique, et la culpabilité de « l’avoir bien cherché », on est davantage incité à ne pas voir le viol, qu’à le voir où il n’est pas. Indépendamment du peu d’espoir qu’on place dans la justice institutionnelle, il serait peut-être bon de commencer à se saisir des paroles de victimes, si difficiles à émerger, pour ce qu’elle sont : l’expression de leur douleur.
Aussi destructeur que banal, un viol est est la négation de la vie qui habite le corps d’une femme, sa réduction à un objet bon pour la poubelle une fois consommé. Les faits divers scabreux sont la partie visible de l’iceberg et c’est rarement par le sommet que le « bât » blesse. La mise en scène de ces « scandales », véritables défouloirs, permet aux passions sordides de se déverser sans complexe : plus on se déchaîne avec ferveur sur le dangereux pervers, plus on intériorise le fait que le viol existe ailleurs. On veut bien voir des violeurs dans la misère sociale et dans les caves des cités mais jamais chez nous, nos potes ou nos familles. En attendant, la domination masculine se perpétue. Les femmes sont toutes des proies potentielles, coupables d’attiser le désir dès qu’elles manifestent un peu de liberté. Les élus (de droite comme de gauche) peuvent mettre des pansements sur des jambes de bois, faire bonne figure et se servir du monstrueux violeur pour justifier des politiques xénophobes et sécuritaires. Et tout ça, en créant de la « cohésion sociale ». Pour beaucoup, consciemment ou non, la société du viol c’est plutôt une bonne affaire.
Les articles du dossier :
« La destruction de certaines, la menace pour toutes »
« Donner la vue du sang ? »
« L’Échappée. Se reconstruire après un viol »
« Épouvantables épouvantails »
« Ni moi, ni mes potes »
« La querelle des chiffres »
« Jeanneton et les garçons »
« Phœnix »
« Extraits, citations »
Enquête menée et réalisée en mars 2012 (N°31) par les filles de La Brique, Lucie et Lucie, avec l’aide précieuse de Tim, Camille, Camille Poule, Charlotte, Camille, Gabrielle et Hélène de L’Échappée. Un grand merci à elles ainsi qu’à toutes celles qui nous ont confié leur histoire, nous ont donné envie et permis de mener cette réflexion.
[1] Le terme consentement, souvent repris pour indiquer la barrière entre un viol et une relation sexuelle, est lui même très éclairant. Quand on dit qu’on consent à faire quelque chose, on parle rarement de quelque chose qu’on a envie de faire. Parler de consentement (pour les femmes, parce qu’un homme ne dirait jamais qu’il « consent » à avoir une relation sexuelle, il la provoque) révèle déjà à quel point la question du viol est mal posée, et surtout les potentialités réservées aux femmes dans leur vie sexuelle : tant que tu consens, tu peux déjà t’estimer heureuse. Et puis « qui ne dit mot consent », hein ?
[2] Dans cette enquête nous nous concentrerons sur les viols commis sur des femmes, permis par la société patriarcale. Les viols commis sur les enfants participent de la même logique, mais nous semblent important à distinguer tant il est évident qu’un enfant n’est en mesure ni de désirer ni de consentir à avoir une relation sexuelle avec un adulte, quel qu’en soit le contexte.
[3] Slogan officiel des chocolats Suchard.