La vie en friche
Sur la friche Saint Sauveur, on n’entend plus les voitures et les immeubles sont loin. On sort du cadre imposé par les pouvoirs publics, de la rue, des centres sociaux, des squats. Les gens s'approprient la friche, pour promener leur chien, boire une bière, se piquer au calme, dormir ou seulement fuir la ville. Une friche vide ? Pas sans vie ! Mais la brèche se referme doucement sur elle-même.
Pendant des années, loin des passant.es, au milieu d’une végétation qui a repris le dessus sur les rails et les étendues de béton, des personnes sans logement s’installent sur la friche. Les maisons de fortune sont disséminées sur les 23 ha : pas d’eau, pas d’électricité, pas de poubelle, mais un « chez-soi ». Les autorités publiques sont au courant de cette réappropriation de la friche. Elles l’encouragent même, car elle permet d’invisibiliser la situation des personnes les plus précaires. Certain.es choisissent d’installer leur tente sur le « belvédère », une partie de la friche plus propre et plus confortable pour dormir. Mais, les patrouilles de police les incitent à quitter la zone, visible depuis la route, pour aller se loger du côté de la friche emmurée. Pour Max, il aura suffi d’une nuit : « Ils m’ont dit qu’il ne fallait pas rester là, que je serais plus tranquille derrière le mur ». Il a donc déménagé vers un lieu plus approprié, entendez, plus isolé.
Pratique ta friche
Le week-end, Michel et ses amis viennent sur la friche pour... chasser ! À quelques encablures du bistrot de St So et de la mairie, ils attendent, tapis dans les fourrés. La friche est un lieu de passage saisonnier des oiseaux, Michel le sait et il guette ses filets dans l’attente d’une proie. « C’est illégal, faut faire attention de pas se faire choper ! » Avant, il chassait aussi les lapins à l’aide de boulons récupérés sur les rails, « mais tout c’gibier a disparu ». Il va ensuite revendre ses prises en Belgique pour un petit complément de revenus.
Un peu plus loin, un vieux container abandonné et délabré sert depuis des années de lieu de rencontres, d’échanges, de disputes parfois, entre usagers de drogues. Les associations passent pour distribuer du matériel stérile (kits d’injection, préservatifs, poubelles spécifiques...). Quant aux flics, leur omniprésence vire au harcèlement. Afin de réaliser des contrôles d’identité sans avoir à entrer dans le container, ils n’hésitent pas à y lancer des fumigènes. Le « matos » tombe et la tension monte. Le comité d’accueil les attend dehors, bras ouverts.
C’est que les flics connaissent bien les lieux. Par une belle journée de juillet, Camille et Claude, habitant.es de la friche, assistent, effaré.es, à l’arrivée d’un escadron de motards policiers : « Ils se sont entraînés toute l’après-midi, c’était vachement impressionnant ». Les lieux offrent de larges plates-bandes de béton. L’endroit idéal pour s’entraîner en vue de la parade du 14 juillet !
Réponse solidaire sécuritaire
Récemment1, une centaine de sans-abris, exilé.es, mineur.es non accompagné.es, familles, avaient trouvé un abri du côté des anciennes halles de marchandises. Après des mois sans eau, sans toilettes, sans électricité (malgré une décision de justice qui imposait l’accès à ce minimum vital), la Mairie et la MEL décident de grillager et de murer l’intégralité des 23 ha. Il faut marquer la réappropriation du lieu par les pouvoirs publics et les dérober définitivement aux regards et à de possibles revendications.
Pour les habitant.es de la friche, il ne reste plus qu’une seule entrée : une grille à côté du Bistro St-So qui sert de passage aux employé.es et aux livraisons. La journée, un vigile contrôle les allées et venues et a pour ordre de cadenasser le soir en partant. Les habitant.es se retrouvent alors enfermé.es. « Si par malheur une personne tombe malade, je me demande comment les sapeurs-pompiers pourraient intervenir ici », raconte Alpha. Les conséquences ne s’arrêtent pas là. Le soir, des bénévoles qui amènent un repas sont coincé.es derrière la grille. « C’est la cohue, les gens se marchent dessus », ajoute-t-il.
Loin du cynisme des pouvoirs publics, la solidarité prend forme et vient pallier aux manquements des institutions. Après quelques semaines, le vigile décide de ne plus verrouiller l’entrée. Un habitant de la friche rappelle qu’« il fallait faire croire que la grille était fermée pour pas qu’il se fasse virer. » Le matin, à son retour, il propose aux habitant.es du camp de se rapprocher du bistrot de St So pour remplir les bidons d’eau ; les employé.es filent volontiers des repas aux habitant.es le dimanche.
La pression policière est constante. En plein milieu de la nuit, les voitures de police débarquent toutes sirènes allumées et se garent devant l’entrée de la friche. Pour Lucas, qui est sorti de sa tente voir ce qu’il se passait, « on aurait dit qu’ils avaient bu ». Les flics crient et insultent les personnes réveillées. « Je suis vite retourné me coucher et ils sont repartis en faisant crisser leurs pneus ».
À la même période, un clin d’œil grinçant s’expose juste à côté, Gare Saint Sauveur : « Afriques Capitales », qui affirme : « Les pays dont on rêve sont souvent plus beaux que ceux que l’on découvre »... On n’aurait pas pu mieux formuler. Depuis octobre et l’expulsion des habitant.es de la friche, les pouvoirs publics sont dans les starting blocks pour raser toute trace de vie. Pour preuve, les premières pelleteuses sont là, les arbres tombent sous le bruit des tronçonneuses, des canapés apparaissent, vestiges d’un salon improvisé au milieu des broussailles. Il faut préparer l’arrivée des archéologues, obligation légale avant le bétonnage. Déterreront-ils une tente Quechua ?
Navas
1. Brubru, Momo, « Gare Saint Sauveur, Voix sans issue », La Brique, Numéro 52, Automne 2017.
2. Collectif de La Brique, « Didier Fusillier, l'homme qui se vante de privatiser l'espace public », La Brique, Numéro 14, Mai 2009.
Friche sans saveur
Pas de printemps en fleur à Saint Sauveur, les arbres sont coupés, le bétonnage peut commencer. Une décision que les habitant.es auraient « prise » suite à cette grande concertation commanditée par la ville de Lille... selon les dires de Martine Aubry. Entre slogan publicitaire et argumentaire de vente, la ville reste spécialiste de l’enfumage participatif.
En 2005, l’ensemble du site est proposé pour un concours d’architecte et d’urbaniste européen. Dès 2008, Martine Aubry fait plancher trois équipes sur le « futur de la friche Saint Sauveur ». Le cahier des charges est décidé en haut lieu, on parle de 70 000 m² de bureaux, 2 000 logements et de 3 ha d’espaces verts.
La première décision arbitraire, c’est la réhabilitation, en 2009, des anciennes halles de marchandises en lieu « culturel » : la « Gare St So ». À l’occasion de l’événement « Lille3000 Europe XXL », la ville de Lille y organise un « séminaire de réflexion Ville 3000 »1. Des « sociologues, urbanistes, paysagistes et architectes venus d’horizons internationaux », ont « carte blanche » afin de s’exprimer sur le futur de la friche. On « invite élus, associations, professionnels, artistes…»1 mais pas les habitant.es.
Arnaque à tous les étages
La concertation est constituée de trois phases, la première ne commence qu’en 2013, cinq ans après les premières annonces de Martine Aubry. C’est l’aménageur du site, la SPL-Euralille, dont Martine Aubry est présidente, qui est chargée d’organiser la concertation. Il met en place un groupe de travail transversal censé émettre un avis sur le projet.
Ce groupe de travail n’est en fait composé que des habituelles instances de participation lilloises dont le seul avis rendu est celui du conseil communal de concertation (CCC). Ce conseil est cadenassé : à sa tête Wallid Hanna, adjoint au maire, une représentante de la Chambre du commerce et d’industrie du grand Lille, et un représentant de l’union nationale de la propriété immobilière…
Afin de bétonner en toute légalité la friche, la SPL-Euralille doit créer une zone d’aménagement concertée (ZAC). Cette démarche administrative impose une concertation préalable. « Libre d’en choisir les modalités », la mairie met dans le même panier une réunion publique, une expo, un journal de propagande, et une urne pour y déposer des cartes postales avec l’avis des habitant.es. Mais la mairie a fixé le cahier des charges avant la concertation… pratique, puisque cela empêche toute modification du projet.
L’avis du CCC est surtout utile comme argument de vente. C’est sous cet argument que la SPL annonce en 2014 que l’architecte danois Jan Gehl est désigné pour dessiner le quartier St So. Il est l’auteur du livre Une ville à échelle humaine, dans lequel il torpille Euralille, pointé comme LE projet inhumain. Dans son livre, il répète la nécessité de ne pas faire plus de quatre étages. « À partir du cinquième [...] bureau et logement devraient relever du contrôle de la circulation aérienne. En tout état de cause ceux-ci ne font plus partie de la ville » Or, dans le projet final sont prévus des bâtiments qui montent « à R+8 [rez-de-chaussée plus 8 étages] pour faire rentrer le soleil ». Peu importe ce que vous pensez, la SPL a les moyens de vous faire changer d’avis !
L’espace Vert ? MRES béton !
En 2015, c’est sous la houlette de la Maison régionale de l’environnement et des solidarités (MRES) que se fait la concertation. Un vent vert soufflerait-il sur le projet ? Un groupe de travail presque totalement constitué d’associations membres de la MRES est mandaté pour produire une « contribution collective »2.
Celle-ci propose l’implantation de la « nouvelle MRES » sur la friche, dont la ville de Lille est propriétaire, et qui souhaite récupérer les lieux d’ici mars 2018. Sophie, qui a participé à ces réunions, nous explique qu’une dirigeante de la MRES s’y est un jour invitée « pour discuter de la possibilité d’un futur bâtiment MRES sur la friche », alors que les participant.es étaient justement en train « d’argumenter pour qu’il y ait moins de bâtiments » ! Au sein des locaux chauffés de la MRES, avec boissons et petits gâteaux, les associations membres oseront-elles refuser la proposition ?
Quant à Cédric, autre participant, il s’entend dire au cours d’une discussion avec Xavier Galand, le directeur de la MRES, qu’une telle implantation, « ce n’est pas la défense de l’intérêt de quelques un.es… mais la volonté de placer un projet d’intérêt général ». La MRES est sauve, le bétonnage de la friche est d’INTÉRÉT GÉNÉRAL ! Les menaces de sanctions financières ont finalement raison de la MRES et les associations qui la compose. Un coup de peinture vert est donné à la concertation qui finira dans les placards. Le mot d’ordre reste le même : tais-toi ou concerte... la bonne parole !
Le voile participatif tombe
Mai 2017. Wallid Hanna et la SPL convoquent les instances de concertation à la mairie. Le but ? Présenter la phase 3, une concertation express sur deux semaines à la gare St So. Les participant.es comprennent qu’on veut leur faire valider l’implantation de la piscine olympique sur la friche. Or ça fait déjà six mois que son budget a été définitivement validé par les élu.es locaux. Wallid Hanna s’est fait porter pâle à la dernière minute, et c’est à la SPL de défendre, seule, cette nouvelle phase de « concertation ».
Pour les personnes présentes, c’est la désillusion. Le ton monte : « La piscine n’était pas prévue, la concertation c’est du pipeau. Vous essayez de nous faire rêver et ce sera un enfer ! », « Je ne vous crois pas, je ne crois pas les élus et je ne crois pas au projet ! ». Les employé.es de la SPL essaient de renverser le rapport de force : « Wouhaa vous êtes super violents ! », tandis que les président.es des groupes de concertation tentent de cadrer la révolte : « venez avec vos idées, vos envies, tout en restant dans le cadre. Notre place n’est pas une place d’élu.es, c’est une place de citoyen qui regarde un projet et donne un certain nombre d’idées ». La réunion touche à sa fin, les (dé)concerté.es s’interpellent devant la mairie : « C’était quoi ce truc ? »
Pour une fois, au-delà de la légitimation d’un pouvoir politique, la concertation a aussi créé un consensus du côté des participant.es. Dans le bilan3, on peut lire leurs appréciations : « Une honte », des citoyens « pas dupes », un « déni démocratique », une consultation « bidon ». Clairvoyants, les rédacteur.trices du bilan observent « une profonde défiance des citoyens, de manière générale, face aux temps de concertation ouverts par les collectivités ». Tu m’étonnes !
Air-Chaos
1. www.lille3000.eu
2. « Contribution collective au projet d’aménagement de Saint-Sauveur », www.mres-asso.org
3. « Bilan de la concertation et de la mise à disposition de l’étude d’impact », www.lillemetropole.fr
Rentabiliser la misère. Pour la SNCF, un train d'avance
Le long du parc Jean-Baptiste Lebas et de la rue de Maubeuge, sur les trois immeubles présents, deux sont voués à la destruction. Les habitant.es de ces immeubles sont les premièr.es concerné.es par ce futur projet, puisque amené.es à déménager ou à vivre le nez dans les travaux pendant plus de dix ans. Mais le flou règne. La mairie affirme avoir mis en place un dispositif d’information via du porte-à-porte, mais les habitant.es rencontré.es n’ont vu personne, et surtout pas les plans du projet. La seule information obtenue, c’est par voie postale. Le 17 juin 2017 (trois ans après les premiers plans présentés au public), les habitant.es reçoivent une lettre. Et surprise cette dernière n’est pas de la Mairie mais du propriétaire qui les invitent à une réunion d’information sur le devenir de leurs maisons, prévue... trois jours plus tard.
En effet, les habitant.es des deux immeubles souffrent également de l’indifférence de la SNCF, propriétaire des lieux. Cette indifférence concerne autant la transmission d’information sur leur devenir que l’insalubrité de leur logement. Ces immeubles ont été construits dans les années 50 par immeubles des chemins ferrés (ICF), aujourd’hui filiale à 100 % de la SNCF, qui y logeait ses employé.es. Au fil des années, les bâtiments se détériorent. L’un.e des locataires interrogé.es reçoit des décharges électriques en faisant la vaisselle, un.e autre doit attendre deux mois et demi avant que le plafond de sa salle de bain effondré soit réparé. À plusieurs reprises, ICF a promis des rénovations, sans que cela soit suivi d’effet. L’agitation institutionnelle autour de la friche n’arrange rien. ICF en profite pour jouer la montre, rentabiliser ses immeubles jusqu’à la démolition. Peu importe l’état des bâtiments et les conditions de vie de leurs occupant.es, on tire sur la corde jusqu’au bout du filon.
Sur la friche, l’entretien des immeubles a disparu, laissant les habitant.es se débrouiller seul.es. Les locataires s’organisent pour ramasser, chaque mois, les ordures déposées sur le parking. L’un d’eux retapisse tous les ans son appartement aux murs moisis, à ses frais. Le long du mur qui jouxte la façade extérieure, les infiltrations sont particulièrement importantes. Belle ironie quand on sait que la façade a servi comme toile à l’un des artistes de la biennale d’art murale lilloise (BIAM), que la mairie se réjouit de financer chaque année. Un habitant commente l’œuvre : « Elle me fait horreur cette fresque, j’ai l’impression que c’est fait exprès pour cacher la misère ». On ne peut qu’acquiescer.
Alors que ICF a négocié entre 80 et 100 logements sur le futur quartier Saint-Sauveur, l’entreprise a pris le soin de préciser à ses anciens locataires que ces logements ne sont pas pour eux. Rentabiliser la misère, puis l’évacuer, une politique de la SNCF, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Martine Aubry.