Derrière la métropole tertiaire, une ville inégalitaire

sociologie lille2Sorti en juin dernier aux éditions La Découverte, Sociologie de Lille est un petit manuel écrit par un groupe de neuf chercheur.ses lillois.es, regroupé sous le nom de Collectif Degeyter. L’ouvrage rencontre un écho peu habituel pour ce genre de production universitaire. La Brique a voulu comprendre… Discussion avec trois des co-auteur.ices, Cécile Vignal, Fabien Desage et Antonio Delfini.

On a été frappé.es par une des idées du bouquin, qui est que Lille, et plus largement la métropole lilloise, est une ville en grande partie construite par et pour le capital. C’est ce que vous cherchiez à démontrer ?

C’est plutôt une conclusion qui est venue du croisement de nos différents travaux. Ce qu’on montre, c’est que la « tertiarisation » actuelle, le fait que l’emploi dans la métropole soit aujourd’hui majoritairement un emploi de services, est le fruit d’une reconversion du capital industriel et textile. Mais on ne peut la comprendre qu’à l’échelle de la métropole.

Dès le XIXe siècle, les patrons s’organisent à l’échelle de l’agglomération (Lille, Roubaix, Tourcoing et les villes limitrophes), tout en essayant de peser politiquement sur les municipalités et les politiques de logement, d’hygiène, de protection sociale... De même les élu.es à la fin des années 1960 s’organisent avec la création de la Communauté urbaine, et vont directement contribuer à la tertiarisation en faisant souvent front commun avec le patronat local. Face à ces deux organisations, on remarque que seuls les luttes et les mouvements sociaux ne sont pas organisés à cette échelle là.

Vous montrez que ces inégalités se traduisent alors fortement dans l’espace urbain…

Oui, dès le départ, les investissements des industriels ont construit une ville inégalitaire avec des quartiers très pauvres comme certaines parties de Roubaix, et d’autres à Lambersart, Marcq-en-Baroeul et plus tard Bondues ou Brigode, où se concentrent les classes supérieures, dans un environnement privilégié. Croix, ville limitrophe de Roubaix, est l’une des villes en France où la contribution moyenne à l’impôt sur la fortune est la plus élevée. Les inégalités dans la métropole lilloise sont plus marquées que dans d’autres villes françaises.

Une particularité de villes comme Lille ou Roubaix, c’est que les classes populaires habitent dans le centre de la ville ou à proximité, et non en lointaine banlieue, ce qu’on retrouve aussi à Marseille par exemple. A Lille, six quartiers sur dix sont considérés par l’Etat comme des « quartiers prioritaires » des politiques de la Ville (quartiers les plus en difficulté qui font l’objet d’actions spécifiques). Pourtant, cette réalité du territoire est aujourd’hui largement invisibilisée, au nom de l’objectif d’ « attractivité ».

Plusieurs passages illustrent aussi plus concrètement, au travers de trajectoires personnelles, les difficultés de la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Qu’avez-vous voulu montrer ?

En effet, il y a des enjeux d’action publique, les transformations politiques, et puis il y a la vie quotidienne des habitant.es. Ce qui a été une reconversion réussie pour le capital industriel (la tertiarisation de l’économie de l’agglomération) correspond à une précarisation accrue pour les classes populaires, notamment en raison d’une dégradation du marché du travail et des conditions d’emploi. Cette « tertiarisation » cache en réalité, à côté des emplois de « cadres à haute valeur ajoutée », un ensemble de boulots précaires, très peu qualifiés et/ou à temps partiel par exemple dans le commerce, les services à la personne, surtout occupés par des femmes. Dans les grandes villes de l’agglomération, les taux d’inactivité et de chômage sont beaucoup plus élevés que la moyenne française. Pour Roubaix c’est vingt points de plus que la moyenne nationale !

Face à cette situation, on observe un ensemble de pratiques de subsistance, en marge du marché et des normes du travail classique. Des petits boulots au noir comme les mécaniciens de rue par exemple, ou le travail à domicile, de rénovation de logements ou de soins aux personnes.

On a là des formes d’organisation, des résistances, qui ne sont pas pensées comme politiques mais plutôt de la débrouille, dans un espace urbain pauvre où il n’y a plus l’accès au salariat stable. Ça nous permet aussi de ne pas montrer une vision misérabiliste, de ne pas définir cette population uniquement par ce dont elle manque, son absence d’emploi.

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La métropole lilloise est souvent présentée par les pouvoirs publics, comme promise à un avenir radieux grâce à la métropolisation, la tertiarisation, les nouvelles technologies… votre travail est clairement à l’opposé de cette image, véhiculée notamment par les médias. Quel est votre rapport avec les médias locaux, ils se sont intéressés au bouquin ?

France 3 région a par exemple réalisé récemment un reportage à l’occasion des cinquante ans de la Métropole Européenne de Lille. Ils ont pris contact avec l’un d’entre nous, qui a longuement discuté avec le journaliste, en essayant de faire évoluer le cadrage de départ, tout à la gloire de la «métamorphose» du territoire... Mais au final, le reportage de 30 minutes utilise deux courts extraits d’entretiens, ça n’a rien à voir avec ce qu’on expliquait. C’est tout juste si on entend quinze secondes sur les quartiers populaires, avec en fond des images d’euratechnologies… Donc pour répondre à la question, il est très difficile de faire passer un discours plus critique.

Il faut savoir que la MEL a un gros budget de communication, avec un travail très poussé d’orientation, de prise en charge des journalistes. Pour les cinquante ans la MEL a arrosé les budgets publicitaires des journaux, pour qu’ils diffusent des pages sur leurs « grandes réalisations ». Elle a aussi publié récemment un bouquin qui est hallucinant, un atlas qui a coûté pas loin de 100 00 euros, la 4e de couverture dit quelque chose comme « ce livre démontre la force de frappe internationale de la métropole » !

Les médias ne sont pas abordés dans le bouquin mais leur rôle est fondamental dans la diffusion de cette « image » de la métropole et sa dépolitisation. C’est pour ça que c’est important de diffuser un autre récit qui ne soit pas celui des vainqueurs.

Vous avez déjà présenté votre bouquin une trentaine de fois, devant des publics variés (universitaires, militant.es, associations…). Qui le lit selon vous ? A qui est-il utile ? Quel peut être le prolongement de ce travail, politiquement par exemple ?

Il y a plein de questions intéressantes qui surgissent lors des présentations, une qu’on nous a souvent posée c’est comment ça tient? Un habitant sur deux à Roubaix vit sous le seuil de pauvreté, comment expliquer que ces espaces ne parviennent pas, ne parviennent plus, à politiser ces inégalités, à en faire un «scandale» et la source de revendications collectives ?

Il y a pas mal d’universitaires qui nous lisent bien sûr, et des profs du secondaire qui l’utilisent avec leurs élèves. Le format « manuel » est assez pratique pour ça. On a aussi de nombreux échanges avec des fonctionnaires, des urbanistes, des militant.es associatif.ves ou partisan.es, qui nous disent souvent à quel point le livre leur a été utile. Il analyse des choses qu’ils et elles pressentent, mais ne peuvent pas toujours dire, parce que leur travail dépend du choix politique des élu.es. Le bouquin questionne en creux quelle marge de manœuvre ont ces fonctionnaires, du moins celles et ceux qui veulent changer les choses, qui sont confrontés au déni des élu.es locaux.ales sur la situation, une volonté de ne pas savoir, clairement.

Nous sommes des universitaires, donc ce n’est pas directement à nous de dire « quoi faire » de ce récit. Mais face à l’indifférence voire au déni des élites politiques, nous continuerons à éclairer ces inégalités que certain.es ne veulent pas voir, et à porter le débat sur leurs conséquences.

Propos recueillis par Mikette

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