En 2015, La Brique rencontrait des femmes issues de la communauté Gens du voyage, organisées en collectif et bien décidées à faire reconnaître les pollutions générées par deux usines installées autour de leur aire d'accueil. Nous découvrions alors les zones de relégation dans lesquelles sont installé.es les Gens du voyage.
Décembre 2014, La Brique suit pendant plusieurs semaines le Collectif des femmes du terrain d’accueil d’Hellemmes-Ronchin. Elles sont en lutte pour réclamer auprès de la Métropole Européenne de Lille (MEL) des expertises sur la qualité de l’air et des sols de leur aire d’accueil, qu’elles soupçonnent d’être abondamment polluées par les activités de deux usines qui l’entourent1. « Avec la poussière, nous avons plein de maladies de peau et respiratoires, qui touchent particulièrement les très jeunes et les plus âgés », explique Maya, au cours de nos échanges. Nous découvrons des personnes refoulées, à la marge de tout. Ces familles sont coupées de toute possibilité d’échanges avec des voisins, des commerces, des transports, pour la bonne et simple raison que ces éléments, qui constituent généralement les bases de l’environnement des citadin.es, sont absents. Dans cet endroit reculé choisi par Lille Métropole, personne ne passe, à part les camions malaxeurs de l’usine à béton d’à côté.
Impossible n’est pas MEL
Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, en 2006, quand Lille Métropole leur propose de s’installer dans cet endroit perdu, la fabrique de béton est déjà là. Impossible donc, de déclarer ce bout de territoire comme constructible pour des habitations. Impossible aussi d’y installer des bureaux, ou une zone commerciale. Impossible encore, d’imaginer une école ou une faculté en ces lieux. Les allées et venues incessantes des véhicules de chantier, le bruit généré par l’usine, les particules rejetées par les cheminées, rendent irréaliste et raisonnablement indécente et dangereuse toute implantation humaine alentours. Sinon, pourquoi les deux usines qui entourent aujourd’hui le terrain seraient-elles placées sous la surveillance de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) ? Il existe malgré tout une opportunité de rentabiliser ce périmètre inexploitable : le proposer à des Gens du voyage, privé.es de toute autre solution, hormis l’illégalité et la répression de la police.
Bienveillance métropolitaine
En 2006, le manque d’aires d’accueil estencore plus grand qu’aujourd’hui, en dépit des obligations légales que doivent respecter les communes2. Les Gens du voyage ont donc pour pratique de s’installer illégalement où ils peuvent. Les familles d’Hellemmes-Ronchin squattent à cette époque un terrain à quelques centaines de mètres de ce qui sera leur aire d’accueil. Lille Métropole leur propose de s’y sédentariser tout en conservant leur mode de vie en caravane. « On connaissait l’endroit, alors on ne s’est pas méfiés », se souvient Cindy. Les familles acceptent, d’autant plus qu’elles sont désireuses de pouvoir se stabiliser et de ne plus subir les affres des interventions policières. À quelques exceptions près, le nomadisme n’est plus aussi fort qu’avant dans les communautés. La plupart des métiers historiquement exercés par les Gens du voyage ont disparu et il leur faut trouver un travail en ville. La volonté de scolariser les enfants pour qu’ils sachent lire et écrire pèse aussi dans l’acceptation de ces changements, renforcée par l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans. Cette proposition d’installation cache deux opportunités carnassières. Alors que tout espoir de rentabiliser cet espace semble perdu, Lille Métropole encaisse des loyers pour la location des dalles et le stationnement des caravanes. Elle crée un marché pour un prestataire de services qui s’occupe de toutes les réparations, remplacements, travaux… Ce dernier encaisse des charges en entretenant a minima une infrastructure plus proche de celle d’une aire d’autoroute des années 1970, que d’une aire d’accueil. Par ailleurs, cette population aux déplacements imprévisibles qui effraie l’État, les collectivités, les communes, se trouve enfin fixée. C’est le prolongement de la guerre que la République sédentaire mène au nomadisme.
Riposte documentaire
Au printemps 2015, après leur manifestation devant l’immeuble de la MEL, les femmes du collectif du terrain d’Hellemmes-Ronchin décident de réaliser un film documentaire afin de sensibiliser à leur lutte3. Ce faisant, elles vont à la rencontre des Gens du voyage d’autres terrains disséminés sur la Métropole. Elles veulent savoir dans quelles conditions ils vivent. Leurs observations mettent en évidence le fait qu’elles ne sont pas seules à faire face à un environnement hostile. À Saint-André-Lez-Lille, l’aire d’accueil se situe entre une ligne TGV et le périphérique. À Seclin, on trouve à l’entrée du terrain, une centrale électrique, et pour le border en fond, une ligne de chemin de fer. À Armentières, même tandem en étau : centrale électrique et ligne de chemin de fer. C’est sur le terrain de Lille que se conjuguent tous les risques : le passage du métro extérieur, une ligne de chemin de fer, le périphérique, et une déchetterie. Cette relégation sociale dans des espaces ravagés est bien un fait récurrent qui trouve son origine dans des décisions politiques.
L’enfumage face aux faits
Un an plus tard, au début de l’année 2016, à l’issue des tests réalisés sur le terrain à leur demande, les femmes reçoivent la copie des rapports de la DREAL. Dans un langage technocratique habile, elles sont déboutées de leurs accusations : il n’y a pas lieu de s’inquiéter, ni de crier au danger. Tout est « conforme ». À bien y regarder, les faits sont plus contrastés. Les mesures officielles de la qualité de l’air sont réalisées au moyen d’une expérience douteuse, sur vingt-deux jours, dont dix jours de pluie et un jour de vent, des conditions de collecte de données inadéquates pour des rejets sédimentaires. Leur présence n’excéderait pas 29 milligrammes par mètre cube. Tout irait bien, car la norme de référence serait une norme allemande fixant la limite à 350 mg par m3. À cet égard, l’Institut National de Recherche et de Sécurité affirme : « La concentration en poussières alvéolaires (susceptibles de pénétrer dans les voies pulmonaires jusqu’au alvéoles, de s’y déposer et d’y rester durablement, en créant une surcharge pulmonaire néfaste pour l’organisme) ne doit pas dépasser 5 milligrammes par mètre cube. » C’est soixante fois moins que la norme allemande et cela donne définitivement raison aux femmes. En raison des risques liés à leurs activités, les deux entreprises sont classées ICPE (Installations Classées pour la Protection de l’Environnement). Il semble donc difficile de faire croire que l’impact de ces usines sur leur environnement, humain ou naturel, est nul, à moins de considérer que cette classification n’est d’aucune utilité.
On apprend justement dans le rapport que l’entreprise Briqueteries Du Nord n’a jamais pris la peine de déclarer les activités de son site et qu’UNIBETON n’a jamais respecté son obligation d’évaluer ses rejets de poussières, ni celle de transmettre des rapports fréquents à la préfecture depuis son ouverture. Et tout cela serait sans incidence ? Cela n’interroge pas l’équipe de la DREAL sur les rejets potentiellement dangereux qui ont pu avoir lieu pendant plusieurs années. L’absence de relevés antérieurs cache sans doute des taux de pollution importants, mais la DREAL conclut sur des encouragements aux entreprises à « s’auto-évaluer ».
Des victoires sont possibles
Au mois d’avril 2017, les femmes du collectif se rendent à une réunion qui se déroule en présence du maire d’Hellemmes, du maire de Ronchin, du directeur de l’ARS Hauts-de-France, et de Patrick Delebarre, pour représenter la Métropole. Ce petit monde leur annonce qu’un terrain d’habitat adapté va être construit sur la commune de Ronchin pour que leurs familles y emménagent. Une infirmière de l’ARS va désormais passer chaque semaine pour prodiguer les soins nécessaires aux familles et surveiller l’état de santé de la communauté. Des annonces qui résonnent comme des aveux face aux risques sanitaires qui planent. Aucun calendrier n’est fixé pour ce déménagement, et il n’a pas été permis aux femmes de visiter l’emplacement choisi pour les accueillir. En attendant, sur le terrain, tout continue comme avant : « Avec les beaux jours, on mange de la poussière, c’est comme si on était dans le désert », explique Minjette. « On reste méfiantes, parce qu’on ne sait rien. On nous dit que c’est une surprise ». Une surprise située à proximité d’une décharge ou d’une autoroute ? Les femmes seront vigilantes.
Dossier réalisé par W.R
1. W.R. et P., « Femmes de terrain », La Brique n°42, mars 2015.
2. Chaque commune de plus de 5000 habitant.es doit posséder une aire d’accueil ou de passage pour les gens du voyage sur son territoire.
3. Mes poumons c’est du béton, disponible sur Youtube.
En février 2017, le collectif des femmes est invité à Paris par la FNASAT (Fédération Nationale d’Associations de Soutien aux Tsiganes) afin de rencontrer Michel Soulès, maire de Berriac. Ensemble, les femmes et lui vont témoigner devant une centaine de personnes et des collectifs parisiens de Gens du voyage, venus les écouter sur leurs combats respectifs. Michel Soulès est issu d’une communauté Gens du voyage installée à coté d’une centrale EDF depuis 1969, dans la commune de Berriac, dans l’Aude. Après l’incendie de la décharge sur laquelle vivaient ces familles auparavant, elles y sont relogées, dans les lotissements de la Cité de l’Espérance. La présence du transformateur électrique et des lignes à haute tension n’inquiète pas les familles à l’époque. Mais entre 1969 et aujourd’hui, le site de RTE (Réseau de Transport d’Électricité) a doublé sa capacité de production. Les conséquences sur la santé des habitants du lotissement, démultipliées, sont apparues au grand jour1.
« La cité du cancer »
Environ 300 personnes, des familles locataires de logements HLM et des familles propriétaires de leurs maisons, vivent près du transformateur EDF et sous les lignes électriques de la cité. Encore une fois, on retrouve un terrain qui ne vaut rien au départ en raison de sa proximité avec la centrale électrique, et où sont finalement installé.es des gitan.es. Dans toutes ces familles, on trouve « des cancers, des maladies de la thyroïde, des leucémies », raconte le maire de Berriac. Vainqueur aux élections municipales de 2009, premier et seul maire de France issu de la communauté des Gens du voyage, il a fait appel à la préfecture, qui a convoqué l’Agence Régionale de Santé. Une association est mandatée pour faire des relevés. L’agent qui les effectue est catégorique : « Parfaitement en dessous des normes. » Le mandataire est en fait un sous-traitant de RTE-ERDF. Michel Soulès sollicite un expert indépendant qui fait voler en éclats ces conclusions. Des maisons sont exposées à des tensions de 500 000 volts... Plusieurs familles déposent plainte contre ERDF. Le maire contacte la presse. Invité sur les plateaux de Canal+ et à Radio France, cela fait monter la pression sur la préfecture et la justice. Des expertises médicales sont finalement ordonnées par le tribunal de Carcassonne, qui attend les résultats.
Une relégation sociale partagée
Les similitudes avec la situation des femmes du collectif d’Hellemmes-Ronchin sont évidentes, même si Michel Soulès est maire, alors que les femmes forment un collectif informel. Leurs modes d’action et les rapports de force ne sont pas les mêmes, mais leurs engagements aboutissent au même bras de fer contre l’État « qui a un cahier des charges, qui doit un minimum de respect pour l’accueil des gens, et qui se fout de leur gueule », comme l'explique calmement l’élu républicain. Mais la relégation dont souffrent les communautés Gens du voyage n’est pas un fait unique. « C’est pareil pour les maghrébins, les ouvriers », des populations reléguées, elles aussi, dans des quartiers marqués par des inégalités. « On parle de santé, mais quelle éducation on donne en laissant des gens à l’écart comme ça ? Tant qu’on n’arrêtera pas ça, on créera des différences. »
1. « La Cité du Cancer », Society, 2016.
|
VIENS CHEZ MOI, J'HABITE À CÔTÉ D'UN INCINÉRATEUR
|
La dernière initiative de la MEL, c’est un terrain qui doit voir le jour prochainement sur le secteur de l’intercommunalité qui regroupe Halluin, Roncq, Tourcoing, et Neuville-en-Ferrain. D’après le rapport de présentation et d’enquête publique paru en 2016, le projet prévoit 55 places pour 22 familles, environ cent personnes. L’aire d’accueil sera située « à proximité immédiate » d’un Centre de Valorisation Énergétique (CVE) et d’un giratoire. En langage courant, ça veut dire un incinérateur et un rond-point, tout ça le long d’une route départementale. L’éloignement des Gens du voyage n’est pas seulement une mise à l’écart du tissu urbain. C’est l’imposition de conditions de vie qui tuent à petit feu, une discrimination organisée et légale. Qui se soucie des Gens du voyage, après tout ? Pour s’en soucier, il faudrait déjà les rencontrer, or il.les sont soigneusement caché.es par les autorités.
Le secteur de cette future aire d’accueil est considéré aujourd’hui comme une « zone agricole paysagère », un endroit reconnu comme « inconstructible », en raison de la préservation d’un espace naturel. Espace naturel qui a la particularité tout de même d’avoir été pendant des années exposé au rejet de dioxines émis par l’ancêtre du CVE actuel, un pollueur massif. Le projet commence par la conversion nécessaire de ce territoire pour le rendre conforme au Plan Local d’Urbanisme. Comment on fait ça ? Les représentants des communes, de Lille Métropole et du Département passent de réunions en délibérations, de commissions permanentes en vote à l’unanimité. Ils font « évoluer le zonage Ap en UE », une dénomination qui précise pourtant dans sa définition qu’elle est « incompatible avec l’habitat urbain »1. Mais peut-être pas avec une aire d’accueil pour des Gens du voyage ? Parce que ce n’est pas vraiment de l’habitat ? À l’aune des emplacements choisis, ces vies semblent ne pas avoir beaucoup d’importance. Mais avec ce projet, les quatre communes touchent le gros lot : elles qui regroupent ensemble 130 000 habitants, rempliront parfaitement leur obligation légale d’avoir une aire d’accueil sur leurs communes, en ayant créé quelques dizaines de places empoisonnées.
Bien sûr, Nord Éclair le confirme, cet incinérateur rejette « dix fois moins de dioxines et de duranes » que le seuil imposé par les normes européennes2. On peut tomber malade, mourir, mais à une vitesse qui respecte les normes, donc ça va. C’est toujours la même logique politique qui encadre les pollutions au lieu de les faire disparaître. Une compromission et une soumission à l’industrie, qui se fait au sacrifice de la santé publique et de la préservation de notre environnement. Les dioxines seront moins nombreuses. Hourra. Installons-y une école dans ce cas. Ou bien un hôpital. Ou une annexe de la préfecture et de Lille Métropole ? Mais non, voyons. Des Gens du voyage, ça fera l’affaire.
1. Règlement du Plan Local d’Urbanisme d’une autre commune. 2. « Des champignons pour venir à bout des dioxines », Nord Éclair, 19.11.13.
|